Chapitre 34

Dimanche 6 décembre 1936, base d’Ouakam, Dakar, Sénégal,

23 h 35.

Ce qu’il était venu accomplir déclencherait sans nul doute une émotion internationale importante. Toutefois, lorsque l’enquête débuterait, il espérait se trouver bien loin de cet endroit. Dans quelques heures, l’Archange partirait pour son rendez-vous avec le destin.

Mais, en se coulant entre les constructions de briques et de terre, le mauvais garçon n’en avait cure.

Il se retint de jurer.

Le passe-partout métallique, en glissant sur le cadenas, lui avait emporté un peu de la peau du pouce. Tapis au coin du hangar, il laissa son regard parcourir les structures désertées de l’aérogare. En vérité, cela se résumait à peu de choses. Trois hangars rectangulaires, un poste de garde au bout d’un grillage d’enceinte si dégradé qu’un troupeau d’éléphants aurait pu le franchir aisément.

La nuit africaine bruissait et, dans l’air marin, flottait cette odeur indéfinissable qui faisait de ce continent une planète étrangère. Un monde à part, déroutant et fascinant à la fois. Un pays de cocagne où se côtoyaient au quotidien des destins fabuleux et une misère insondable.

Avec précaution, il retira son gant gauche. Au toucher, l’estafilade saignait d’abondance. D’un geste, il dénoua son foulard et, sans cesser d’observer les environs plongés dans l’obscurité, banda sa main blessée.

L’outil avait transpercé le cuir fin du gant, mais il le renfila en grimaçant. Pas question de laisser des empreintes, même si, dans ce pays de sauvages, la police agissait encore comme au moyen-âge.

Une minute plus tard, il eut enfin raison de la serrure et entreprit de faire coulisser la chaîne en silence. Non loin de là, le bruit du ressac couvrait son action. Dans la guérite, à cent mètres, le factionnaire somnolait et la relève ne patrouillerait pas avant une bonne heure. Professionnel aguerri, l’homme avait choisi son moment avec soin. En poste depuis trois longues heures, le policier sénégalais commençait à souffrir des effets de la digestion de son repas du soir. Il devait avoir la plus grande difficulté à conserver son attention focalisée sur sa mission.

— Dors, mon bonhomme, fais de beaux rêves…

Depuis la veille, l’argent était arrivé. Il le tenait là, bien au chaud dans une enveloppe serrée dans sa poche intérieure. Il aurait pu s’évanouir dans la nature, se transformer en courant d’air et disparaître. Mais, même si l’idée l’avait effleuré, il y avait renoncé. Les commanditaires pour qui il travaillait cette nuit ne plaisantaient pas. En comparaison, ses habituels employeurs de la pègre faisaient figure de dilettantes.

Alors Arsénio Falotti, dit « le Piémontais », s’était résolu à remplir son contrat jusqu’au bout. Pour ça, il avait dû apprendre par cœur le diagramme fourni avant de le détruire en le brûlant. Lui qui n’avait jamais atteint le niveau du certificat d’études !

Tout ce qu’il savait de la pièce concernée était son nom : « régulateur de pas ».

Les heures passées à détailler le schéma lui seraient d’une grande aide au moment crucial.

Débarrassée de sa chaîne, la porte fut ouverte sans autre difficulté. D’après ses informations, il s’agissait de celle desservant le vestiaire des mécaniciens. Sur un ultime coup d’œil circulaire, il se glissa à l’intérieur.

Ne laissant qu’un mince faisceau de sa lampe torche filtrer entre ses doigts, il détailla le décor. Après l’air pur du dehors, l’odeur d’huile et de carburant agressait la gorge. Des rangées de bleus de travail souillés pendaient des patères du mur. Sous le banc : chaussures, boîtes à outils et autres effets personnels indéfinissables. Il ne s’attarda pas. Sa montre indiquait à présent 23 h 55.

Dans à peine trois heures, l’appareil prendrait son vol. Son dernier envol.

Il était là pour s’en assurer.

Dans le hangar, une angoisse froide le saisit, mais il raffermit l’étreinte sur la boîte à outils qu’il venait de subtiliser dans le réduit des mécanos. S’arrêtant un bref instant, appuyé contre la cloison dans l’obscurité, il respira à fond. Il ne sentait presque plus les relents d’hydrocarbures.

Appliqué à ne pas faire de bruit, il s’avança dans le hangar sombre comme un four. Le pinceau de sa lampe courut une seconde sur le fuselage brillant d’un appareil.

Le Piémontais jura de nouveau. Ce n’était pas celui dont on lui avait fait la description. Il baissa la tête pour passer sous la queue de l’engin endormi et soudain se figea. Là, dans le halo tombé d’une ouverture du toit, il reconnut la silhouette de l’hydravion.

Afin d’en avoir le cœur net, il se dirigea vers le nez du grand oiseau et lut : Croix-du-Sud peint sur la carlingue, juste en dessous du poste de pilotage. Il secoua la tête. Quelle idée saugrenue que de donner des noms à ces machines volantes !

— Cette fois, mon vieux gredin, tu y es, souffla-t-il pour lui-même. Va falloir faire de la belle ouvrage.

Comme indiqué, il trouva les échelles de maintenance en place, à l’arrière des ailes. Plus tôt, dans l’après-midi, les moteurs avaient subi une complète révision. Personne n’irait plus les inspecter avant le départ.

Avec tout de même des picotements au bout des doigts, il gravit la plus proche et coinça la torche entre ses dents. Le silence qui régnait dans ce temple de l’aviation lui donnait un peu l’impression de profaner un caveau de famille. Il frissonna et faillit laisser échapper son tournevis. Il en avait pourtant vu bien d’autres ; mais jamais si loin du pays.

Le visage en sueur, il parvint enfin à soulever le capot d’inspection du moteur arrière droit.

Là… caler ce satané capot et trouver le régulateur de pas… ah ! Voilà.

Sans perdre de temps, il s’attela à sa triste besogne. Ainsi, en guère plus de dix minutes, il scella le destin de cinq hommes et en désespéra des millions d’autres.