Chapitre 58

Vendredi 23 janvier 2015, villa Artémise, Marignane, France,

8 h 40.

Sacha Beuys reposa le portable sur la table encombrée de documents. L’Algérien venait de l’informer qu’il avait « logé » les Arabes. Marc Valenton et Hassan, installés dans une autre aile de l’immense villa, y avaient monté leurs ordinateurs afin de ne pas risquer d’interférer avec le délicat matériel de pilotage du drone.

Ensuite, dans la nuit, Ben Hussein était ressorti pour vérifier ces informations auprès de contacts dans la région. Ayant grandi dans ces quartiers, il y bénéficiait d’un réseau d’informateurs patiemment entretenu. Un mélange subtil de relations familiales étendues et de connexions avec les différents milieux mafieux du coin. Le genre d’outil qui se révélait souvent bien plus efficace que les indics des forces de police, tenus, eux, simplement par la menace.

Néanmoins, il convenait de ne pas sous-estimer le contre-espionnage français. À maintes reprises, la collaboration entre lui et le Mossad s’était avérée fructueuse.

Sa main moite crispée sur l’iPhone elle retint un instant sa respiration. Certaines sentences devraient être rendues et elle, en tant que chef, en assumerait l’entière responsabilité. Hassan, Marc et Michel le savaient, Dov Abettan le savait également, tout comme elle-même.

Elle lança une courte phrase et raccrocha. Impossible de prendre une quelconque décision dans ces conditions. Son homme attendrait. Le stress constituait un récif dangereux, juste sous la surface de la raison. Si jusque-là, le souvenir d’Oren lui apportait toujours une dose de stabilité émotionnelle, l’espionne sentait que ce passé-là glissait inexorablement vers l’oubli.

Depuis le coin bureau, Michel Précourt lui adressa un coup d’œil rapide avant de retourner au pilotage de son drone.

La novice du Mossad, plus troublée qu’elle ne l’aurait souhaité, piocha une cigarette dans un paquet abandonné parmi les reliefs du petit déjeuner et l’alluma. C’était en contradiction directe avec ses propres ordres, mais elle n’en avait cure. La mission venait de basculer dans une nouvelle dimension.

Un moment, elle songea à rappeler Dov Abettan à Tel-Aviv, mais y renonça. Le patron de la division Actions lointaines n’avait pas fait mystère de son devenir si elle échouait. Quémander de l’aide équivaudrait à un aveu d’échec. Dans son métier, cela signifiait le placard – dans le meilleur des cas.

Non, elle requerrait les moyens nécessaires sans faire de vague et traiterait cette histoire à sa manière.

La lettre !

Que les Russes ou les Américains s’y intéressent, avec les Israéliens et les Français, soit. Mais les Arabes d’un État qui n’existait même pas avant la seconde guerre du Golfe, cela dépassait les limites du bizarre.

Une tasse de café en main, elle revint s’asseoir face à la mer. L’immensité grise l’aidait toujours à ordonner ses idées. Une sorte de mantra silencieux qui opérait sans sollicitation dès lors qu’elle y plongeait son regard.

Daesh – ou quel que soit le sigle que l’on affectait au nouveau califat islamique de la zone Syrie / Irak – devenait chaque jour un acteur plus important sur l’échiquier mondial. Avec les millions de dollars de recette générés par les puits de pétrole sous son contrôle, les mollahs gonflaient leurs muscles. Cette manne, transitant par la Turquie complice, approvisionnait les fanatiques en armes de tout le nécessaire pour asseoir leur influence sur la région.

Ce qui n’était au début qu’une nébuleuse de clans disparates avait grandi en une armée puissante et redoutée. Les séparatistes syriens, qui se battaient à présent sur deux fronts, en savaient quelque chose. Bien sûr, elle n’ignorait pas que les services spéciaux iraniens et syriens étaient à l’origine de la création de l’État islamique. Mais qu’espérait donc trouver dans cette satanée lettre le ramassis de fous d’Allah qu’ils étaient devenus ?

Après avoir retourné en tous sens une dizaine d’hypothèses, elle opta pour la plus logique.

Ces babouins veulent faire pression sur les gouvernements occidentaux, sans doute. Mais pour en retirer quoi ?

Elle se rendit compte qu’elle avait parlé à haute voix lorsque Précourt, revenu près d’elle, lui répondit :

— Peut-être pour montrer qu’ils sont désormais des acteurs importants de la scène internationale. Un peu comme Yasser Arafat en son temps, avec les opérations de son FLP.

Elle détacha ses yeux de la ligne d’horizon et il précisa, avant qu’elle ne formule sa question :

— J’ai posé le drone sur un entrepôt à proximité, sa caméra toujours braquée sur le camp de gitans. Si les Américains bougent, je le saurai.

L’esprit de l’Israélienne était ailleurs :

— Hassan m’informe que les Arabes se rencontrent chez la mère du dénommé Ali Abu Moussa, c’est un appartement dans une tour des quartiers ouest.

Précourt ne marqua pas son étonnement devant l’efficacité de leur camarade, mais il s’interrogea à haute voix :

— Si nous avons eu cette info, dit-il en prenant à son tour une cigarette, j’imagine que les services français aussi…

— C’est le cas, fit Marc Valenton en pénétrant dans le salon, son portable à la main. J’en ai eu confirmation en analysant les communications de la brigade antiterroriste.

L’ancien du GIGN se servit un café et se posa en bout de table.

— Ils sont sur des charbons ardents, poursuivit-il en plongeant un sucre dans sa tasse. Apparemment, il y a un attentat en préparation. Mais, pour l’instant, impossible de savoir où ni quand, et « l’antiterroriste » ne bouge pas.

Sacha sursauta :

— Un attentat ?! Quel rapport avec la lettre ?

D’une moue, il signifia qu’il n’avait que des suppositions :

— Peut-être une diversion pour détourner l’attention de leur véritable but. Ou, tout simplement pour faire d’une pierre deux coups. En tout cas, Hassan pense – et je suis d’accord avec lui – que les Français attendent que toute la bande soit présente pour agir.

Précourt souffla une bouffée vers le plafond et baissa les paupières :

— Oui, c’est ce qu’on disait… Puis, mû par une soudaine inspiration, il dévisagea sa chef de mission avant de suggérer : et si on les laissait tout bonnement faire le travail à notre place ?

Avant d’avoir terminé sa phrase, il avait surpris le changement dans les traits de Sacha. L’ombre de Dov Abettan passa entre eux et le faux agent immobilier comprit que le sujet était clos. Elle n’abandonnerait à personne le soin de régler cette affaire à sa place.

La sale guerre venait de s’inviter dans le midi de la France.