Vendredi 23 janvier 2015, port industriel, Marseille, France,
9 heures.
— Vous êtes « clean » maintenant ?
La voix d’Antonia Horowitz sortait du portable de Jake, posé sur la table de la caravane. Le patron des Rats de poussière la rassura :
— Oui, on s’est débarrassé de nos téléphones, es-tu bien certaine qu’ils les avaient piégés ?
Depuis son bureau de Washington, l’informaticienne gloussa :
— Oh oui ! Mais rien de bien méchant. Je suppose que les flics du coin ont voulu faire du zèle, mais sans disposer des moyens de leurs services secrets. Heureusement pour nous.
Benton ne doutait pas une seconde qu’en cas de besoin sa spécialiste informatique ait pu se mesurer avec les meilleurs hackers du contre-espionnage français. Néanmoins, avoir une longueur d’avance se révélait souvent un avantage non négligeable. Il reposa le café trop chaud que venait de lui servir Morris depuis la kitchenette et reprit :
— Il doit être guère plus de trois heures du matin, chez vous, Antonia. Filez vous coucher, nous aurons sans doute besoin de vos lumières plus tard dans la journée. Une dernière chose, fit-il avant de raccrocher : dites à Andrew de remercier le sénateur pour son intervention auprès des autorités françaises.
Le costaud lui jeta un coup d’œil amusé en se tassant sur la banquette exiguë. Ni l’un ni l’autre n’avait le moindre doute sur la profondeur de l’altruisme du gros politicien. Grizzly n’avait agi que pour ses propres intérêts. La récupération de la lettre constituant pour lui une opération de prestige qui servirait son ascension vers les plus hautes sphères et peut-être même tout en haut de la pyramide.
Il ne ménagerait pas ses efforts pour y parvenir et si, pour cela, il avait dû sacrifier Dick et Maureen, il n’aurait pas hésité une seule seconde.
Jake Morris leva un pan du voilage qui masquait la vue du terrain vague :
— M’étonnerait que les Israéliens ou les flics nous cherchent dans le coin…
Dick opina du chef, mais son esprit était ailleurs. Si les tuyaux d’Horowitz étaient fiables – et ils l’étaient généralement –, d’autres acteurs venaient de s’inviter à la fête.
Pendant leur trajet jusqu’au campement des gitans, Jake les avait informés de l’entrée en lice des islamistes de Daesh. Tous deux étaient tombés des nues. Le temps que la nouvelle fasse son chemin dans leur esprit, ils avaient laissé libre cours à leur ébahissement.
Les récents tragiques évènements parisiens qui avaient coûté la vie à l’équipe d’un journal satirique ainsi qu’à un policier et plusieurs autres personnes dans un supermarché kasher étaient encore dans toutes les mémoires. Le monde entier en avait fait écho, donnant de facto un tremplin promotionnel à l’organisation islamique.
Mais où donc se rencontraient les revendications religieuses des fous de Dieu avec le contenu d’une lettre vieille de plus de quatre-vingts ans ?
Il n’eut pas le temps de s’interroger plus avant, car Maureen sortait de la petite salle d’eau, une serviette autour des seins :
— Désolée de revenir à des préoccupations si triviales, mais quelqu’un a-t-il pensé à ramener nos valises de l’hôtel ?
Son regard posé sur Jake ne laissait aucun doute sur le destinataire de la question. Il ébaucha un pauvre sourire en retour :
— Je crois bien qu’une session de shopping s’impose…
Benton hocha la tête en jetant à son tour un œil au-dehors :
— La petite revient, dit-il, elle est chargée, on dirait.
Maureen lui ouvrit avant qu’elle ne frappe. La gitane entra, porteuse d’un sac de sport trop grand pour elle. Jake qui s’était levé la soulagea de son fardeau et le posa sur la table que Dick avait prestement débarrassée des tasses.
— Vous aurez sûrement besoin de ça, fit Joselita en désignant le bagage. Ce sont les effets de mes frères et aussi, ajouta-t-elle avec un regard vers la punkette, des choses pour toi. J’espère que ça vous conviendra.
Tous trois réalisèrent qu’elle avait parlé presque sans accent, abandonnant ainsi l’anglais « petit nègre » qu’elle pratiquait jusque-là. Avant qu’ils ne s’en étonnent ouvertement, elle étira ses lèvres en une moue de femme enfant :
— Ma famille a beaucoup voyagé en Écosse et en Angleterre, avant de se fixer ici sur la côte. Je suis née à Glasgow et ensuite nous avons séjourné à Torquay, sur la Riviera anglaise, où nous gérions une fête foraine.
Pendant qu’elle parlait, Maureen avait ouvert le sac et en disposait le contenu sur le dossier d’une chaise. Des jeans, polos, chemises, sous-vêtements hommes et femme. En examinant les dessous en dentelle, elle se demanda d’où ils provenaient. Croisant le regard de la gitane à ce moment-là, elle crut déceler sur son visage la naissance d’une rougeur. Elles avaient sensiblement le même gabarit.
La jeune fille partie, ils se hâtèrent de se préparer. Dick ne souhaitait pas abuser plus que nécessaire de l’hospitalité du campement.
— Chaque minute que nous passons ici met ces gens en danger, expliqua-t-il. Ils n’ont pas besoin de ça. Nous devons trouver une planque sûre avant de reprendre les recherches et…
— Je crois surtout, le coupa son ami en levant une main pour parer à toute objection, que vous devriez dormir un peu, Maureen et toi. Si vous pouviez voir vos têtes !
Sa remarque amena une grimace sur le visage de Benton. Dans l’encadrement de la porte du salon, la punkette ne semblait tenir debout que par miracle. Le chef des Rats de poussière soupira. Effectivement, son corps accusait une fatigue bien légitime.
En dépit de la hâte qui le taraudait, il savait que lui et McCornwall ne tiendraient pas très longtemps sans sommeil.
— OK, convint-il après une ultime gorgée de café, on se repose un peu, disons jusqu’à midi. Mais dès notre réveil, je voudrais que nous allions faire un tour dans cet endroit appelé « Calanques »…
Sa tasse serrée entre ses doigts, Jake haussa un sourcil. Sa compagne vint s’asseoir avec lui sur la banquette. Alors qu’il posait une main sur sa cuisse nue, elle lui sourit en se calant contre son cou :
— Pendant les interrogatoires, dit-elle, les Français voulaient sans cesse savoir ce que nous faisions dans ce quartier de bord de mer appelé, heu…
Benton vint à son secours :
— Callelongue, il me semble. Ce ne doit pas être difficile à trouver avec une carte de la région.
Le costaud déposa un baiser sur le front de la généalogiste avant de demander, l’air perplexe :
— Il y a quoi, dans ce coin ?
— Une maison qui a explosé, mon cœur, souffla-t-elle. Le capitaine croyait que nous étions impliqués dans l’attentat.
Morris sourit au tendre sobriquet que son amante venait de lui donner. Il se dit qu’en effet, la détention avait été très pénible. Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que Dick et elle s’abîmaient dans un sommeil profond. Tant bien que mal, il s’extirpa de la banquette et y allongea la jeune femme. De la chambre, il sortit une couette et un plaid dont il les recouvrit avant d’aller se refaire un café.
Dans la douce torpeur diffusée par le chauffage au gaz de la caravane, il ne tarda pas à avoir la tête lourde. La nuit précédente, ses préoccupations l’avaient empêché de goûter vraiment au repos.
Il ferma les yeux sur une dernière interrogation : qui pouvait dire ce qu’ils allaient découvrir sur les lieux de l’explosion ?