Chapitre 92

Vendredi 23 janvier 2015, rue Breteuil, 6e arrondissement, Marseille, France,

20 h 50

Dopé à l’adrénaline, Ali Abu Moussa perçoit à peine la douleur. En fait, il ne sent plus rien depuis la clavicule jusqu’au bout des doigts. Tout son bras droit est insensible, comme lorsqu’on se cogne très fort le nerf du coude.

Il a encaissé le choc terrible et vu le sang gicler de son épaule.

Pas déjà, pas maintenant !

Il faut parfaire l’action entreprise. Aucun de ces chiens ne doit survivre. Conformément au plan de son cheik Selim Pacha, le flot des juifs apeurés a fui à l’opposé des tireurs. Ils sont désormais à proximité de la voiture piégée.

Venez, mon troupeau…

En dépit de la douleur naissante, il rit à gorge déployée. S’il n’a plus son fusil, il lui reste encore de quoi terminer son djihad. Il tousse une glaire ensanglantée qui le courbe en deux. Un liquide noir sort à gros bouillon de son ventre. La chienne en survêtement l’a touché deux fois.

— Aucune femme ne tuera un combattant du Prophète ! crie-t-il dans le vacarme tandis qu’il se redresse, la bouche déjà pleine d’excréments.

Trébuchant dans les flaques de neige souillées de sang, il entreprend de remonter la rue. Ce sera son dernier voyage. Bientôt, très bientôt, il ira rejoindre les jardins d’Allah. Goûter les délices promis aux vrais croyants, aux sacrifiés de la Foi.

Les détonations et les cris lui parviennent étrangement étouffés, comme si sa tête était plongée dans l’eau. Il se redresse et entame sa dernière marche, la plus glorieuse.

Dans son esprit anesthésié, il récite les sourates sacrées, celles que les saints imams de Mossoul lui ont inculquées. À présent, ne subsiste dans son univers que la tache blanche de la camionnette, dans la rangée de voitures anonymes. Il avance parmi le flot des morts en devenir. Sa silhouette est droite, dans la lumière du Tout-Puissant.

Il croit qu’il crie. Il imagine sa voix couvrant le bruit de la fusillade et les plaintes des agonisants :

— Allahou akbar ! Allahou akbar !

Puis, il la voit. Petite fille au visage en larmes, baignée dans le sang d’un couple qu’il a fauché plus tôt. Quatre ans, au plus. Elle est parfaite pour faire le voyage avec lui. Ce sera sa première vierge dans l’au-delà sacré. Elle hurle lorsqu’il la saisit de la main gauche, enserrant son corsage souillé. Son petit corps gesticule et se débat, mais ne pèse guère plus qu’un chat.

À travers son brouillard euphorique, il voit s’approcher un groupe d’hommes, trompés par son uniforme. Il tend la gamine et l’un d’eux la prend dans ses bras. Il sait qu’il n’a que quelques secondes avant qu’ils ne réalisent leur méprise.

La voiture bombe est là, doigt de Dieu dans le troupeau.

Il décroche le boîtier de son gilet de combat et lève haut le bras, le pouce sur le déclencheur.

Cette fois, son cri monte à l’assaut du ciel noir :

— Allaaaaaaaaaahouu akbar !

L’instant est là.

Jake Morris a vu l’Israélienne tomber.

Dans ses mains, l’arme est chaude lorsqu’il la dirige vers le type en noir. Deux balles, pas plus, avant de changer de position. Le temps de vérifier son chargeur, la vitre de la voiture derrière laquelle il se retranche explose. Sans hésitation, il roule sur le trottoir gelé se redresse juste assez pour repérer le tireur. Le djihadiste avance en criant des choses en arabe, tout en rechargeant son AK47.

Deux balles.

L’homme pivote et s’écroule.

Un second arrive, qui arrose autour de lui, touchant indifféremment vivants et morts. Quoiqu’il ne subsiste plus grand monde en vie dans cette rue paisible devenue zone de combat.

En appui sur le capot de la voiture, le costaud bloque sa respiration et le cadre dans sa ligne de mire. La pauvreté de l’éclairage public ne facilite pas la précision. Avant qu’il ne fasse feu, sa cible est projetée en avant, la tête éclatée. Il repère la tache claire du blouson de son ami, lève la main et grogne :

— Joli coup, mon vieux Dick…

Le cri de Sacha le ramène brutalement au présent. Faisant volte-face, il bondit dans sa direction. Elle titube en vociférant des insultes à un ennemi qu’il ne voit pas. L’arme prête, il court vers elle, fouillant les alentours à l’affût d’un nouveau fanatique.

Soudain, il comprend que la jeune femme désigne un groupe de civils, à une vingtaine de mètres. Là, il repère immédiatement celui qui a le bras tendu vers le ciel, dans la pose des martyrs islamistes. En une fraction d’instant, Jake réalise toute l’horreur de la situation.

Le type en noir pousse une gamine devant lui, il va faire détoner sa bombe d’une seconde à l’autre.

Sacha est plus près que lui, mais elle n’a pas d’arme et semble au bord de l’évanouissement. Alors, il lève l’AKM et stabilise sa visée. Mais il est parfaitement conscient qu’à cette distance, il touchera au moins un innocent dans le groupe.

Tout se déroule très vite. Il presse la détente.

La culasse émet un claquement sec ! Chargeur vide.

— Salopard ! rugit-il en jetant son arme devenue inutile.

Sacha crie dans sa langue gutturale et il voit le bras de l’Israélienne effectuer un arc de cercle en l’air.

Il plonge au sol.

Rien.