Chapitre 96

Mercredi 28 janvier 2015, consulat général des U.S.A., place Varian Fry, 6e arrondissement, Marseille, France,

20 h 45.

Morris brisa le silence général :

— Nom de Dieu de nom de Dieu…

Sur le couvre-lit de Sacha, les trois feuilles reposaient. Elle était parvenue à les traduire, avec seulement quelques hésitations dues à l’ancienneté du style qui, au détour de certaines phrases, pouvait prêter à confusion.

Les Rats de poussière, réunis autour d’elle, gardaient un silence plombé. Horrifiés. La jeune femme avait laissé la dernière page s’échapper de ses doigts comme si elle était couverte de poison.

Lorsque Frantz Albreich, le diplomate rédacteur du document, avait compris les sombres desseins du « Führer », sa nature pacifiste s’était révoltée. Prenant tous les risques, il avait rassemblé ce qu’il savait des plans secrets du Reich. Malheureusement, sa lettre ne devait jamais parvenir à destination. Sans doute les nazis avaient-ils des yeux et des oreilles qui avaient éventé son initiative.

— Que va-t-on faire de ça ?

Dick reporta son attention sur l’informaticienne :

— Je ne sais pas, Antonia. C’est une lourde responsabilité. On se demandait quel intérêt Daesh trouvait à cette vieille lettre, maintenant nous le savons.

Au verso des pages manuscrites figuraient des plans d’accès et des listes de matériel. Des formules chimiques ainsi que des inventaires complétaient l’ensemble. Les trois rectos relataient dans le détail les décisions prises par Hitler et ses plus proches collaborateurs pour préparer leur conquête du monde.

Tout était là. Depuis les invasions éclair jusqu’aux camps d’extermination, en passant par les assassinats ciblés destinés à asseoir le pouvoir du petit Autrichien en éliminant les rivaux potentiels.

La machinerie nazie, dans ses rouages les plus machiavéliques.

Andrew Kerouac toussota :

— Rien ne dit que les Français étaient complètement dupes des agissements d’Hitler, vous ne croyez pas ? Si le ministre des Affaires étrangères, Aristide Briand, avait reçu ces informations, il ne se serait peut-être rien produit pour enrayer la marche des nazis.

Benton hocha pensivement la tête. Le brave Mermoz, croyant agir pour le bien de son pays, abusé par un agent allemand particulièrement habile, avait subtilisé la missive.

— Si personne ne s’est douté de rien au cabinet du Premier ministre, c’est que le pilote a dû effectuer un échange de courrier pendant le vol, dit-il comme pour lui-même. L’agent d’Hitler a dû lui remettre un courrier bidon en remplacement.

La tête sur ses oreillers, Sacha remarqua :

— De toute façon, la crise des années trente battait son plein et nul n’avait envie d’une nouvelle guerre pour ruiner des finances déjà exsangues. Il est donc probable que ces révélations n’auraient donné lieu qu’à quelques protestations officielles, mais rien de concret sur le terrain. Un pétard mouillé, rien de plus.

Ils se turent et le spectre de ce qui se déroulait au même moment au Moyen-Orient leur apparut dans toute son horreur. L’escalade de violence à laquelle personne ne réagit. Les demandes d’assistance des opprimés qui ne trouvent qu’oreilles et portes closes. De-ci de-là, les cris d’orfraie de politicards trop soucieux de leur mandat pour prendre une quelconque décision.

— Ça ne s’arrêtera jamais, hein ? souffla le costaud en faisant craquer ses jointures. On fait quoi de ce truc, maintenant ?

Ce qu’il pointait du doigt était un croquis annoté, au dos de la dernière page. Un plan d’accès, un schéma des lieux et une liste de stocks du laboratoire.

En soupirant, Dick ramassa le document et le posa à plat sur sa main ouverte.

Il commenta :

— Deux cent mille litres de gaz Zyclon B en containers d’aérosol… Bien utilisés, de quoi assassiner des millions de gens dans d’atroces souffrances. Surtout de nos jours, où l’air conditionné règne en maître dans nos mégapoles. Et puis ça, dit-il après un instant de silence. Ça. Quatre tonnes d’uranium !

— Oui, enchérit l’Israélienne du fond de son lit. Pas étonnant que Daesh – qui n’est qu’une création des services secrets iraniens et syriens – soit si désireux de se l’approprier. Avec cette quantité de matière, on peut réaliser des dizaines de bombes « sales », et sans doute plusieurs « Big boy » de vingt ou trente mégatonnes.

— Ce qui prouve, coassa Maureen du fond de son lit, que les Allemands avaient des projets de bombe atomique bien avant les Alliés…

— En bref, conclut Kerouac se mordant les lèvres. Il y a là de quoi renverser l’équilibre d’un monde par ailleurs déjà bien précaire.

— Donc, je réitère ma question : que fait-on de cette saloperie ?

En parlant, Jake n’avait pas quitté des yeux l’agent du Mossad. Elle lui rendit son regard et s’adressa à Benton d’un ton résolument neutre :

— Puisqu’à présent, nous connaissons tous l’emplacement de cette base, et que je sais qu’Israël n’a pas les moyens logistiques de l’atteindre, la décision vous appartient, Richard.

Benton apprécia le transfert d’autorité à sa juste mesure :

— Merci du cadeau…

— De rien, répliqua-t-elle, vous le devez surtout au pilote français, ce cadeau empoisonné.

Kerouac s’immisça dans le silence naissant :

— Lorsque Mermoz a pris conscience qu’il trahissait son pays, il a conservé la lettre, sans la restituer aux nazis. Ce qui, à terme, l’a sans doute condamné à mort…

— Je croyais que c’était un accident, laissa échapper Benton dont la passion pour l’histoire aérienne le détourna un instant de sa lourde tâche.

— Officiellement, oui, confirma l’archiviste, mais en 1936, Hitler avait déjà expurgé son gouvernement de toutes les brebis galeuses à ses yeux et s’apprêtait à entrer dans la phase active de ses plans de conquête. Une fuite de cette nature, dit-il en montrant la page que Benton tenait toujours, constituait sûrement la dernière chose dont il avait besoin.

— Il aurait donc fait saboter l’avion de Jean Mermoz pour s’assurer de son silence, dit lentement le patron des Rats de poussière, alors que le pilote n’avait même pas ouvert cette foutue lettre !

— Oui, répondit Kerouac en se saisissant du document. Aux yeux de l’Archange, le courrier était sacré, comme les milliers qu’il avait convoyés par les airs. Mais il ne s’est probablement jamais rendu compte de son importance.

À cet instant, le planton toqua et entra pour les informer que le sénateur O’Reilly arrivait en taxi depuis la base militaire d’Istres. Tandis que tous accueillaient la nouvelle avec consternation, Benton l’interrogea :

— Dans combien de temps sera-t-il ici ?

— Une vingtaine de minutes, monsieur, peut-être un peu moins.

Dès que le soldat eut pris congé, le chef des Rats de poussière émit un profond soupir et fixa l’archiviste :

— Rallumez votre réchaud, Andrew, je veux une belle flamme. Ensuite, vous irez au rez-de-chaussée prendre un café avec Jake. Quant à vous, mesdames, rendormez-vous.

Les deux hommes acquiescèrent sans commenter tandis que les femmes se retournaient vers le mur. Kerouac, qui avait rassemblé et remisé les feuillets dans l’enveloppe la lui tendit. D’une main qui tremblait un peu, il ralluma le réchaud et en tira une large flamme jaune. Il sembla sur le point de parler, mais se ravisa et suivit Jake dans le couloir en refermant derrière lui.

De retour à la fenêtre, Richard « Dick » Benton vit un taxi s’arrêter plus tôt que prévu et retourna au bureau. Tenant la lettre au-dessus du feu, il y alluma une cigarette en regardant le papier se racornir.

Lorsqu’il ne subsista qu’un tas de feuillets ratatinés dans le cendrier, il écrasa consciencieusement sa cigarette à peine entamée dessus.

Certains secrets ne méritaient pas d’être révélés. Trop d’innocents avaient déjà payé pour les erreurs du passé.