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Blanche


Hiver 1943

Quelques mois après le retour de Lily, un autre bouquet de violettes est livré au Ritz pour Blanche. Un autre rendez-vous sur un banc du marché aux Fleurs est prévu – avec Lorenzo, cette fois.

« Où est Lily ? » demande Blanche, blottie dans son manteau de fourrure pour lutter contre le froid ; elle oublie toujours que l’hiver à Paris peut être rude.

Lorenzo se contente de lui lancer un regard furieux, et elle se souvient de la première chose qu’elle a apprise à propos de la Résistance : pas de questions.

« J’ai quelque chose pour toi », lui dit Lorenzo. Blanche tord le petit bouquet de violettes entre ses doigts et écoute. Il ne lui cache pas que c’est dangereux. Ils – un « ils » à l’identité non précisée et Blanche se garde bien de poser des questions – sont en possession d’un microfilm qui reproduit des documents décrivant les mouvements de troupes prévus le long des côtes françaises. Les Allemands essaient à tout prix de mettre la main dessus. Ce microfilm doit être remis à un contact gare du Nord, qui le fera sortir du pays pour le donner aux Alliés. Et Blanche sera l’agent de liaison. Elle parle français, elle pourra donc se faire passer pour la femme de ce contact.

Elle peut refuser, elle le sait. La Blanche d’autrefois aurait refusé. La Blanche qui, un jour, avait cru que déjeuner avec le duc et la duchesse de Windsor était un événement dont on pouvait être fier (elle avait même envoyé une lettre à ses parents accompagnée d’une photo) – Blanche qui passait son temps sur un canapé de velours, à regarder les gens riches et célèbres, les excentriques, se pavaner dans l’entrée du Ritz en exhibant leurs bijoux.

Aujourd’hui, Blanche suit Lorenzo à l’arrière d’une échoppe de fleurs sans un mot. Il lui tend une gamelle en fer-blanc et une carte d’identité française au nom de Berthe Valéry. Elle écoute attentivement Lorenzo et comprend qu’elle doit simplement apporter à son mari, Moule Valéry, qui travaille sur le quai numéro cinq, son déjeuner. Il lui montre une photo de cet homme – il a l’air morose d’un homme dont on vient de tuer le chien – avant de la fourrer dans une boîte de café et de la brûler. Il lui tend une robe toute simple et un foulard, et se rend soudain compte du manteau en chinchilla qu’elle porte.

« Tu as vraiment trop l’air de sortir du Ritz », grogne-t-il. Il fouille dans une pile de vieux vêtements et en sort un manteau en tissu dont une poche pend, déchirée. « Laisse cette fourrure ridicule ici – je pourrai la vendre et récupérer des sous.

– Mais… C’est… »

Claude lui avait offert ce manteau pour leur premier anniversaire de mariage ; elle se souvient comme il avait été fier de pouvoir lui offrir ce cadeau avec son premier salaire de directeur du Ritz. Elle ne veut pas s’en séparer, c’est comme se séparer d’un souvenir – l’un de ces souvenirs, si rares, d’un passé tendre, rempli d’espoir, un passé révolu.

« Tu veux nous aider, oui ou non ? Nous pouvons acheter des passeports, de l’essence, des billets de train, des choses utiles. Des armes, aussi. Je croyais que vous étiez prête à vous battre, madame Ritz ? » Lorenzo la regarde d’un air dégoûté, avec arrogance. Alors, en cet instant, une seule chose compte pour Blanche : effacer cette expression du visage de Lorenzo.

« Bien sûr, prends-le. Essaie d’en tirer le maximum. »

Il ne la remercie même pas. Il dit : « Pars dès que tu lui as donné son déjeuner. Tout de suite après. Ne t’attarde pas. Tu es sûre de pouvoir faire ça ? » Il se penche vers elle, plonge son regard dans les yeux de Blanche, un regard suspicieux qui la défie. Elle comprend alors que pour lui elle ne compte pas, qu’elle n’est ni plus ni moins utile que son manteau de fourrure.

« Passer à l’action ne me fait pas peur.

– Tu en es sûre ? » demande-t-il à nouveau, la mine renfrognée. Il ôte sa casquette, se gratte la tête, regarde autour de lui, presque comme s’il espérait que quelqu’un surgisse de derrière l’un des seaux remplis de fleurs et prenne la place de Blanche. « Tu comprends ce qui est en jeu ? Tu sais que tu ne peux parler de ça à personne, et que, si tu es prise, tu ne peux compter sur personne. Tu ne peux dénoncer personne, tu ne peux pas parler. Sinon…

– Sinon quoi ?

– Si les nazis ne te tuent pas, c’est nous qui te tuerons. »

Elle réprime un frisson mais ne dit rien.

« Quand ce sera fait, ne reviens pas ici.

– Je vais où ? Mes vêtements… » Blanche lisse sa robe, un imprimé en soie, qu’elle avait enfilée ce matin avec soin. « J’en fais quoi ?

– Je vais aussi les vendre. »

L’inquiétude de Blanche pour de telles futilités, tellement féminines, le fait rire. Il reste là, bras croisés, en attendant qu’elle se déshabille.

Blanche hausse les épaules et se change. La robe est un peu trop serrée, tandis que le manteau est un peu trop grand. En ressortant de la tente avec la gamelle, elle arrange son foulard afin qu’il descende assez bas sur son front. Lorenzo reste en retrait. Elle ne reconnaît personne en traversant le marché, s’arrêtant ici et là pour regarder les fleurs – essentiellement des branches de bouleau séché et quelques fleurs de serre sous verre – comme n’importe quelle femme française au foyer pouvant dépenser quelques sous pour égayer la maison. Mais chaque soldat nazi qu’elle frôle lui procure une décharge électrique, chaque fois elle recule, le cœur battant à tout rompre, tenant fermement l’anse de la gamelle ; toutefois, personne ne lui prête attention. Elle s’apprête donc à traverser la Seine en direction de la gare du Nord.

C’est différent de l’autre fois, avec le jeune aviateur. Elle avait été complètement emportée par le moment présent, une aventure enivrante, téméraire, comme si elle avait été une doublure de cinéma soudain appelée à jouer un rôle pour lequel elle n’aurait pas répété. Elle n’avait pas eu le temps de penser aux conséquences.

Que se passerait-il si elle ne revoyait jamais Claude ? La question la prend au dépourvu et lui fait songer, une fois de plus, au manteau dont elle vient de se défaire, et à tous les souvenirs qui y sont liés. Elle se rend compte qu’elle n’avait pas pensé à son mari en tant que personne depuis longtemps ; il est la cause de ses souffrances, la raison pour laquelle elle s’enfuit quelquefois, il sert d’excuses à son alcoolisme. Le regretterait-elle si elle ne le revoyait jamais ?

La regretterait-il ?

Cette énigme chasse toutes ses autres pensées du moment, terrifiantes, jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive qu’elle est presque arrivée à la gare et qu’elle est en train de balancer la précieuse gamelle à bout de bras, comme un sac à main ou un panier de pique-nique et non la cachette d’un microfilm volé que tous les officiers nazis de France recherchent. Pendant quelques secondes angoissantes, Blanche craint d’avoir perdu sa fausse carte d’identité – l’a-t-elle laissée au marché aux Fleurs, avec ses vêtements ? – avant de se souvenir qu’elle est à l’intérieur de la gamelle, au-dessus de la serviette de table à carreaux posée sur le sandwich dans lequel est caché le précieux microfilm. Elle se tapote la joue pour dissimuler sa peur et se donner une contenance, puis montre la carte aux Allemands à l’entrée de la gare. Elle s’efforce de les regarder droit dans les yeux, il ne faut absolument pas qu’elle éveille les soupçons en ayant l’air nerveuse. Le soldat lui jette à peine un coup d’œil avant de la lui rendre et de poursuivre sa conversation avec son copain.

Aussitôt qu’elle pénètre dans cette immense gare bruyante, Moule – l’air aussi triste que sur la photo – court vers elle (comment est-ce possible ? Pour ce qu’elle en sait, il ne l’a encore jamais vue avant ce jour-là), il l’attrape par les épaules et l’injurie en français.

« Qu’est-ce que tu foutais ? Je crève de faim ! Comme si c’était pas assez que je trime toute la journée pour toi, tu n’es même pas capable d’apporter mon déjeuner à l’heure. »

Pendant quelques secondes, Blanche est trop surprise pour réagir ; cet homme a-t-il perdu la tête ? Mais, très vite, elle retrouve son instinct d’actrice.

« Tu parles d’un mari ! Tu es gonflé. J’ai essayé de me faire belle pour toi !

– Eh ben, c’est pas joli. »

Un public fasciné s’est soudain rassemblé pour assister à cette scène de ménage explosive.

Blanche gifle Moule. Il ronchonne, juste avant qu’elle ne l’attrape par le col de sa veste et l’embrasse, avec passion, sur la bouche. L’homme est si surpris qu’il en lâche la gamelle.

Elle étouffe un cri de panique, les pupilles de Moule sont dilatées par la même peur que la sienne.

Tous deux baissent les yeux au même moment.

La gamelle ne s’est pas ouverte – le sandwich est intact. Grisée par le soulagement, elle attrape de nouveau Moule et lui plante un autre baiser, encore plus passionné, sur la bouche, auquel il répond cette fois.

Les soldats allemands qui avaient assisté à leur dispute applaudissent et l’un d’eux crie : « Vive la France* ! » Blanche – qui finit par lâcher un Moule stupéfait – est si excitée qu’elle est sur le point de saluer la foule. Mais elle se ressaisit, juste à temps, tourne les talons et s’en va, maudissant à voix haute tous les hommes français et leurs extravagances.

Elle entre au Ritz presque en sautillant, un grand sourire aux lèvres – c’est à peine si, au fond d’elle-même, elle pense qu’elle pourrait être arrêtée ; elle veut croire qu’elle n’aurait pu être arrêtée qu’au cours de la livraison. La livraison – elle pense déjà comme une activiste, une espionne.

Elle est de retour au Ritz où rien de mal ne peut lui arriver ; et elle peut donc se laisser aller, se repaître de la sensation forte qu’elle vient de vivre. Elle a réussi, brillamment – elle revoit la scène et sourit, se rappelant la manière dont elle a embrassé ce pauvre idiot qui en a eu le souffle coupé. Oh, comme elle aurait aimé que Claude l’ait vue ! Elle aurait tant aimé que quelqu’un la voie, quelqu’un comme…

Lily. Qui est assise sur une chaise à l’extérieur du bar au moment où Blanche pousse les portes de l’entrée rue Cambon, toujours aussi exaltée, mais avec un besoin urgent de boire un alcool fort, un remontant, une récompense pour un boulot bien fait. Lily fond en larmes dès qu’elle voit Blanche. Alors Blanche l’attrape par le bras, l’entraîne à l’intérieur du bar, ignorant les regards étonnés qu’on lui jette – évidemment, qu’on la regarde : elle a gardé ses vêtements loqueteux, même si elle arrache son foulard et essaie de se recoiffer. Frank Meier, sans un mot, se contentant d’un coup d’œil interrogateur, leur sert deux martinis.

« J’avais dit non à Lorenzo… je lui ai dit de ne pas te confier cette mission. Il m’a employée ailleurs pour que je ne puisse pas m’y opposer. Oh, Blanche… tu n’aurais pas dû. Tu es folle. C’est très dangereux. Je le tuerai, ce Lorenzo !

– Chut… » siffle Frank entre ses dents en inclinant légèrement la tête en direction des officiers allemands installés au fond du bar et dont les conversations se sont tues à mesure que l’échange entre Blanche et Lily devenait plus animé.

Lily finit par se calmer.

« Mais tu t’en es bien sortie, Blanche ?

– Mieux que bien, Lily. J’ai été grandiose !

– C’est moi qui aurais dû aller là-bas. Mais je dois faire profil bas… Je ne devrais pas être ici. » Elle jette un coup d’œil en direction des Allemands. « Mais il fallait que je te voie. Je n’ai pas confiance en Lorenzo. Il ne se soucie pas des gens. Pas du tout, pas comme Robert. Blanche, j’ai peur pour toi.

– Lily, je peux me débrouiller toute seule. Je veux faire ça. Je veux aider. Je veux sauver des vies. Tu ne peux pas m’enlever ça, n’est-ce pas ? »

Blanche passe son bras autour des épaules de son amie. Lily secoue la tête, mais hoquette un peu en essayant de réprimer ses sanglots. Et soudain, Blanche pleure elle aussi, bien qu’elle ne sache pas pourquoi – probablement les nerfs qui lâchent. Et toutes deux sont affalées sur le bar, pleurant en silence, tandis que Frank leur ressert deux martinis.

« Blanche ! »

Blanche sursaute, relève la tête et reste bouche bée devant son mari qui jette à Lily un regard noir et prend un air ostensiblement dégoûté, avant de se tourner vers elle.

« Blanche, bon sang… où sont tes vêtements ? » Elle baisse les yeux sur sa robe trop serrée à l’imprimé délavé, sur le manteau loqueteux tombé en tas à ses pieds. Elle se souvient alors, avec un petit sursaut de culpabilité, des conditions dans lesquelles elle a renoncé à son manteau de fourrure. Son manteau à lui.

« Je… euh…

– Blanche… a renversé des choses sur ses vêtements, alors je lui en ai prêté d’autres. Elle était dans un sale état… on s’amusait, comme maintenant ! » Lily se penche vers Blanche, dans l’attitude de quelqu’un qui a trop bu, et lève son verre de martini pour porter un toast. « À la tienne, Claude ! Viens t’amuser avec nous ! »

Claude ignore Lily. Il attrape Blanche par le bras, prêt à l’entraîner hors du bar. « Viens t’allonger. Tu ne peux pas te montrer dans cet état. Pas ici. »

Les Allemands, remarque Blanche – les martinis n’ont pas encore fait effet, bien qu’elle sente déjà un certain bourdonnement à la base de son crâne et que sa vision commence à devenir floue –, s’amusent de ce spectacle, le regard averti. C’est si typique, tellement français – deux femmes saoules. C’est tout ce qu’ils voient. C’est tout ce que Claude voit.

Lily et Blanche – deux amies, complètement saoules, en train de faire la fête.

Blanche embrasse son mari sur la joue – c’est un baiser très humide et elle y laisse une trace de rouge à lèvres qu’elle tente vainement d’essuyer d’un revers de manche et dit : « Je suis désolée, Claude, mais j’ai eu une journée infernale. »

Elle essaie de sourire en voyant la tête que fait son époux. Mais le visage de Claude est trop égal à lui-même – cet air suffisant, résigné – et, prise de vertige, elle ferme les yeux, sachant qu’elle les fermera à de nombreuses reprises, à l’avenir, pour ne pas voir son air écœuré, car elle va le décevoir quotidiennement et pendant encore un bon moment.

Et elle va aussi laisser Claude croire ce qu’il veut – ce qu’il a tellement envie de croire à son sujet –, afin de lui cacher ses activités. S’il pense qu’elle n’est qu’une souillon alcoolique, une nuisance, il ne sera pas interrogé, il ne pourra pas être accusé de quoi que ce soit au cas où elle se ferait prendre. Et c’est aussi comme ça qu’elle pourra cacher Lily.

« Popsy wopsy was a bear, Popsy wopsy had no hair1 », chantonne-t-elle, les yeux mi-clos, en regardant le front de son mari se plisser de répulsion. Satisfaite, elle ferme de nouveau les yeux et pouffe de rire. « Ol’ Popsy wopsy. La prochaine tournée est pour lui ! »

Elle entend son mari soupirer puis s’éloigner, tandis qu’elle tend la main pour attraper son verre.