« Nom de Dieu, ce que je peux puer ! Tu crois que j’ai renversé beaucoup de gin sur moi ?
– Tu as renversé toute la bouteille.
– Et toi, tu bredouillais tellement que j’ai cru que tu avais inventé un nouveau langage. »
Lily éclate de rire. « J’ai été bonne, hein, Blanche ?
– Très bonne. Comme d’habitude.
– Et toi aussi. »
Immédiatement, Lily redevient sérieuse, pendant que Blanche se change. Elle a beau aimer le gin, c’est trop ; l’odeur est si forte qu’elle a l’impression d’être au milieu d’un buisson de genévriers.
« Comment ça s’est passé, Blanche ? Raconte-moi. Je n’aime vraiment pas ça, même si tu as prouvé que tu étais très bonne.
– Tu crois ? »
Blanche sort la tête de derrière la porte de leur suite, heureuse au-delà de toute commune mesure. Elle est bonne pour « ça », elle le sait – ce qui ne l’empêche pas d’aimer entendre les autres le dire. Elle aurait tellement envie de partager ça avec Claude, qu’il puisse la voir telle qu’elle est, qu’il puisse voir celle qu’elle est vraiment et pas celle qu’il croit voir.
Mais elle ne peut pas ; elle doit donc se contenter de l’admiration de Lily. Pour ce que Claude en sait, Blanche passe ses journées – quand elle n’est pas au Ritz en train de jouer à des jeux de cartes ennuyeux avec des femmes ennuyeuses qui en sont encore à regretter la perte de l’élégance plutôt que celle de nombreuses vies – à l’extérieur avec Lily. À faire la bringue. À boire. À faire la folle et à se ridiculiser, comme d’habitude.
Et Blanche le laisse penser le pire d’elle. Car ainsi, elle ne mêlera pas Claude et son foutu Ritz si précieux à ces activités secrètes. Il pourra continuer à ignorer le boulot sale et dangereux des résistants et à servir ces monstres de nazis en leur faisant des courbettes. Parfois, Blanche ne supporte même plus de regarder celui qui a été son preux chevalier et qui maintenant n’est plus que le serviteur on ne peut plus servile du plus dangereux de tous les dragons.
« Tu ne pourras jamais en parler à Claude, l’avertit Lily. Nous ne pouvons pas lui faire confiance. Il est trop proche d’eux. Il ne pense qu’à sa propre survie. »
Blanche hoche la tête. Si elle est déçue, ce n’est pas d’entendre parler de Claude en ces termes. Son désenchantement est plus intime, il est de l’ordre de la tragédie : voir un homme, d’une si grande éthique, réduit à une marionnette.
Claude n’est donc pas au courant. Il ne peut pas savoir qu’au cours de cette fameuse nuit où il avait cru qu’elle était trop imbibée pour rentrer et qu’elle avait donc dû atterrir chez Lily, elle était dans un train pour Le Mans, une autre fausse carte d’identité dans son sac, et avait passé la nuit à échanger des banalités avec deux officiers allemands qui ne voulaient pas la laisser seule, tandis qu’elle jouait le rôle d’une infirmière allemande, accompagnant un autre aviateur, dont l’appareil avait été abattu, déguisé en soldat convalescent. (Ils tombaient du ciel comme des mouches à cette époque-là, alors que les Alliés intensifiaient leurs bombardements en Allemagne.) Les deux officiers allemands s’étaient entichés d’elle – ils avaient flirté, ils avaient même essayé de la convaincre d’accepter un rendez-vous une fois qu’ils seraient arrivés en ville. Elle ne pouvait pas s’en dépêtrer quoi qu’elle leur dise et, pendant tout ce temps, l’aviateur américain était resté assis, la tête entre les genoux, vomissant dans sa musette, sans que les Allemands ne songent à partir. Elle avait finalement réussi à leur échapper en arrivant à la gare, quand elle avait installé le jeune Américain, désormais trop faible pour marcher, dans un fauteuil roulant qu’elle avait poussé en se frayant un chemin à travers la foule – s’attirant des regards étonnés, mais sans qu’on lui pose de questions, peut-être parce qu’elle faisait preuve d’un culot incroyable. Quand elle l’avait finalement laissé entre les mains de son contact, un fermier qui vendait des légumes sur le marché, elle était épuisée d’avoir eu à pousser cet Américain d’un mètre quatre-vingts dans un fauteuil roulant.
Ce fut la première fois où elle avait été autorisée à porter une arme – un petit revolver que lui avait donné Lorenzo, caché dans son sac à main. Il n’était pas différent de celui de Claude – ce revolver dont elle connaissait l’existence sans que Claude le sache.
Mais elle était au courant ; elle l’avait trouvé dans le tiroir du bureau de son époux un soir où elle avait fouillé (elle avait la clé, évidemment ; ce qu’il ne savait pas non plus), cherchant le passe de la cave à vins dans laquelle elle avait caché, derrière des bouteilles de bourgogne de trente ans d’âge, des uniformes allemands volés. Elle avait été stupéfaite, Claude n’était pas le genre d’homme à se trimballer avec une arme dans la poche, surtout au Ritz où tout le monde, peu importait son titre, risquait d’être fouillé à tout instant. Elle l’avait alors tenu dans sa main et admiré comme il était propre, bien entretenu, froid au toucher.
Et elle avait essayé – en vain – d’imaginer un scénario dans lequel son mari s’en servirait.
Claude ne se douterait jamais non plus que le jour où il avait réprimandé Lily et Blanche qui avaient été virées de la brasserie Lipp pour avoir trop chahuté, elles créaient une diversion qui avait permis à Lorenzo et Heifer – la grosse fille avec des nattes – de voler les papiers militaires d’un officier allemand. L’officier, amusé, était trop occupé à regarder deux belles femmes se donner en spectacle (Blanche avait ajusté l’une de ses robes du soir aux formes de Lily avec des épingles), se crêpant le chignon pour un jeune lieutenant nazi qui n’avait aucune idée de qui elles étaient, mais qui appréciait l’intérêt qu’elles lui portaient.
Claude, Blanche en était persuadée, ne pouvait pas non plus imaginer que Frank Meier passait des messages codés à des agents doubles dans le bar. Il ne se douterait jamais que c’était Blanche qui avait allumé dans les cuisines, un soir, pour aider les Alliés à trouver des entrepôts ferroviaires à la périphérie de Paris au cours d’une attaque aérienne.
Claude ne sait rien. Blanche est en sûre. Il ne voit rien, ne sait rien, ne pense à rien d’autre qu’à son foutu Ritz adoré.
Duper Claude est facile – trop facile –, ce qui la rend euphorique. Car qui ne se réjouirait pas d’entretenir aussi bien le mensonge et de donner aussi facilement le change ? Elle en reste donc là concernant la perte de ses illusions au sujet de son époux. Blanche est ravie de se rendre utile ; de faire quelque chose d’autre contre les nazis que de leur donner un coup de pied dans les parties. Ses activités secrètes lui permettent de continuer à se comporter avec insouciance au Ritz de nouveau, elle peut jouer aux cartes avec Spatz et Chanel – cette salope squelettique qui collabore – sans avoir envie de leur jeter à la tête, à l’un ou l’autre, le contenu de son verre. Elle plaisante même avec von Stülpnagel – autant qu’il est possible de plaisanter avec un porc sans humour. Ils ont parié pour savoir lequel de ses officiers attrapera le premier la chtouille car, selon lui, toutes les prostituées françaises sont malades, évidemment.
Blanche a toujours ses préférés parmi les sentinelles allemandes, même si Friedrich, qui comme beaucoup de jeunes Allemands a été envoyé sur le front russe, lui manque. La plupart des soldats en poste au Ritz sont plus vieux, désormais, renfrognés. Plus faciles à considérer comme des nazis que comme de simples individus.
Blanche peut s’asseoir à côté de ces Haricots Verts* dans les brasseries et, au lieu de perdre son sang-froid et d’avoir envie de les gifler, elle sirote tranquillement son café en riant de leurs blagues stupides.
Et, chaque fois qu’on lui livre un bouquet de violettes, elle a une nouvelle occasion de porter un coup.
Toutefois, que Claude se laisse si facilement abuser, qu’il se méprenne sur elle à ce point, lui fend le cœur. Seront-ils un jour capables de surmonter tout ça, une fois que la guerre sera terminée ?
Car il devient de plus en plus évident que, pendant la guerre, on manque de temps pour s’occuper de son couple.