Marie-Louise Ritz, dans un effort touchant pour essayer d’apaiser Claude, a décidé de l’inviter tous les soirs dans sa suite. Le voir retourner dans ses appartements de l’hôtel, où il restera seul, l’inquiète. Elle l’invite donc, et Claude, toujours poli à l’excès, même à cette époque, accepte. Ils prennent le thé – bien que, prévenante, elle pense aussi à lui proposer une boisson plus forte.
Et elle lui raconte des histoires.
Des histoires d’un autre temps. Le présent est trop pénible pour qu’on s’y attarde, elle trouve donc de plus en plus souvent refuge dans le passé qui fut le sien. Elle raconte des histoires sur Marcel Proust et sa chambre aux murs recouverts de liège, chez lui, dans son appartement. Il avait demandé qu’on le conduise au Ritz avant de mourir, mais comme ce ne fut pas possible, il avait alors commandé une dernière bière provenant du bar de l’hôtel et, alors que quelqu’un était en route pour la lui livrer – car, bien évidemment, le Ritz prenait soin de ses pairs –, il s’était éteint.
Elle lui parle de son mari – César Ritz en personne –, lui explique qu’elle pense que le surmenage l’a tué. Parfois, elle raconte des anecdotes sur son plus jeune fils, celui qu’elle a perdu, mais seulement à l’époque où il était enfant, et non du temps où il était devenu ce jeune homme perturbé qui s’est suicidé – d’après les dires de Frank Meier.
Elle lui raconte l’époque où elle était jeune mariée et qu’elle ne connaissait pas encore les fastes du Ritz, mais qu’elle pouvait déjà voir le projet prendre forme dans le regard fébrile de son époux. Elle lui raconte comment ils en obtinrent ensemble le financement – elle ne peut toujours pas prononcer le nom des Rothschild sans froncer le nez de dégoût – et le plaisir qu’elle eut à parcourir le monde pour se procurer les magnifiques objets anciens, tableaux, tapisseries, meubles qui serviraient à décorer l’hôtel.
Et Claude voyait le Ritz à travers ses yeux à elle. Ce grand hôtel, ce lieu saint, ce Taj Mahal est, en toute simplicité, le foyer d’une femme. Et il réfléchit, s’étonne que Blanche et lui n’aient jamais eu de véritable foyer ; ils avaient toujours été heureux de vivre comme des nomades – privilégiés, certes, mais néanmoins itinérants.
S’ils avaient eu une maison à eux, le même lit tous les soirs, une seule adresse au lieu de deux – si elle avait eu à s’occuper d’un foyer, à le décorer, à faire la cuisine, le ménage pour s’occuper –, Blanche, son épouse, serait-elle encore là, avec lui ? Aurait-il pu la garder en sécurité quelque part – n’importe où – ailleurs qu’au Ritz ? À une époque, on aurait pu croire qu’il s’agissait de l’abri le plus sûr au monde. À une époque, Claude y avait consacré plus de temps, d’énergie – d’amour aussi – qu’à sa femme.
Mais après cette dernière nuit passée ensemble, après que Blanche lui a dit ce qu’elle avait fait pour lui, pour Paris – pour la France, même –, quand il l’avait finalement vue comme les autres – Lily, Pearl – la voyaient, courageuse, généreuse, donnant et prenant à peine – Claude ne peut plus penser au Ritz de la même façon. L’hôtel n’est plus que l’une des nombreuses victimes de la guerre. Il repense à cette dernière scène, les derniers mots pleins de tendresse échangés avec son épouse, cette femme qu’il venait seulement de découvrir vraiment, juste avant que les Allemands l’embarquent. Comme ils embarquaient tout le monde.
Si on ne partait pas avant.
« Claude, j’aimerais vous parler », lui dit un jour Frank Meier – tous les jours avaient commencé à se confondre depuis que Blanche était partie. Claude, qui maîtrisait tous les calendriers, les emplois du temps – le maître du temps, pas moins, le rassemblant, l’organisant, le divisant pour en tirer le meilleur parti –, a soudain du mal à savoir quel jour de la semaine on est.
Il ne dort pas beaucoup. La nuit, il ne quitte pas des yeux l’oreiller à côté de lui – des visions de ce que Blanche doit endurer lui traversent l’esprit et le tourmentent. Si elle est toujours vivante.
Au cours de toutes ces années passées au Ritz, Frank et lui ont rarement eu de véritables conversations. Frank règne si bien sur son domaine que Claude ne s’en est jamais mêlé. À part pour commander de l’alcool, s’assurer que les verres ne manquent pas, acheter ou faire raccommoder les serviettes de table et les nappes, fournir suffisamment de citrons et de limes (les citrons verts n’étaient plus qu’un souvenir, désormais, Claude n’avait pu s’en procurer depuis des mois, au grand dam des Allemands), Claude se rendait rarement au bar. Blanche y passait suffisamment de temps pour deux. Et il pensait que ce n’était pas judicieux d’être vu en train de boire avec les clients – lui, si convenable, si sérieux, aurait baissé dans leur estime, celle des clients mais aussi du personnel.
Et il est donc légèrement surpris – la surprise, comme toute émotion qui n’est ni la peur ni la terreur, se fait rare ces jours-ci – quand il voit Frank sortir de derrière son bar, juste après que le complot visant à assassiner Hitler a été déjoué. De ça, Claude ne peut qu’être au courant, un complot dans lequel « leurs » officiers allemands avaient été embringués, y compris von Stülpnagel. Qui lui-même avait disparu avant que Claude ait pu avoir un autre aperçu de son humanité. Ce von Stülpnagel avait été, étonnamment, l’un des nombreux officiers allemands qui se retrouvaient tous les jours au bar en prétendant boire à la santé du Reich, alors qu’en réalité ils préparaient l’assassinat d’Hitler. Prouvant que tous les nazis, malgré leurs uniformes, ne se ressemblaient pas.
Claude, même s’il feignait de ne pas le remarquer – parfois, il pense que, ces jours-ci, son travail ne consiste en rien d’autre que feindre de ne rien voir –, savait que l’idée de ce complot avait éclos dans le bar du Ritz, sous le nez de Frank, qui devait probablement avoir joué le rôle de « boîte aux lettres », cette expression utilisée par les espions, croit savoir Claude – une personne qui reçoit et passe des informations en sachant parfaitement de quoi et de qui il s’agit.
« Regardez-la », dit Frank depuis le seuil du bar. Il montre, d’un signe de tête, une élégante baronne française, blonde, assise avec l’un des officiers allemands nouvellement arrivés – ils étaient si nombreux à avoir débarqué à Paris ces dernières semaines, depuis l’invasion des Alliés et que le complot contre Hitler avait été déjoué –, que Claude ne les comptait plus. La baronne, attifée d’une robe noire en soie aux poignets bordés de fourrure, avec d’énormes bagues et bracelets en diamants recouvrant ses gants de satin noir, joue avec le pied de son verre de champagne en jetant des regards « langoureux », pour ne pas dire plus, à l’officier allemand.
« Eh bien quoi ? » demande Claude d’un air dégoûté – dégoûté par certaines femmes françaises. Bien sûr, les femmes qui ont tenu compagnie aux Allemands pendant toutes ces années ne l’ont pas toutes fait dans leur intérêt personnel, ni pour leur propre plaisir. Il connaît une femme qui a trois enfants malades et dont le mari n’est jamais revenu depuis le début de la guerre. Elle n’a plus jamais eu de nouvelles de lui, elle ne sait toujours pas s’il est dans un camp ou mort. Et quand les Allemands avaient frappé à sa porte, la menaçant de confisquer le peu qu’elle possédait encore, elle avait saisi l’occasion de pouvoir nourrir et soigner ses enfants.
Claude ne peut pas – et il ne le fera pas – juger une femme comme elle, d’autant plus qu’elle a la décence d’avoir honte et d’être discrète. Mais cette baronne, c’est différent. C’est une opportuniste qui ne pense qu’à elle, qui a dîné tous les soirs avec des Allemands, au Ritz, chez Maxim’s ou encore chez Lipp, s’affichant avec eux en public.
« La baronne est désespérée, mais essaie de ne pas le montrer, dit Frank, amusé. Elle a tout misé sur la victoire des Allemands et, maintenant que les Alliés sont en route, elle veut que ce Boche* l’emmène en Allemagne avec lui. C’est bien vu – les Allemands seront plus indulgents avec elle que ne le seront les Français, croyez-moi –, mais ce gars-là est loin de vouloir l’emmener là-bas et de lui présenter sa femme. Peu importe le nombre de diamants qu’elle a proposé de lui offrir.
– J’espère qu’ils vont se dépêcher de déguerpir.
– Ils vont déguerpir. Mais Paris est leur plus gros butin, et ils ne vont pas y renoncer aussi facilement. Venez avec moi, Claude. »
Frank monte l’escalier, suivi de Claude, jusqu’à la suite de Chanel. Il sort une clé de sa poche et la glisse dans la serrure.
« Attendez… comment se fait-il que vous ayez la clé ?
– Elle me l’a donnée », répond Frank en souriant, ce qu’il ne fait pas souvent, et l’effet en est perturbant. Il sourit d’un sourire timide pour un homme de sa carrure. « Coco et moi, nous avons un passif.
– Mon Dieu* ! »
Claude ne sait pas quoi dire d’autre face à cette bribe d’information. Et, immédiatement, bien qu’il s’efforce de chasser les images qui lui traversent l’esprit, il les visualise tous les deux au lit, Chanel si mince, si sèche et impérieuse, et Frank si costaud, si bourru.
Les deux hommes entrent dans la suite de Chanel, au décor Art déco monochrome ou presque – essentiellement des teintes de brun et de crème. Elle a quelques très beaux tableaux accrochés aux murs, sinon l’endroit est plutôt impersonnel – même si Claude reconnaît que cette femme a suffisamment de personnalité pour compenser. Frank ferme la porte derrière eux.
« Frank, c’est toi ? » Chanel émerge de la salle de bains les bras chargés de serviettes de toilette qu’elle range dans une malle. Sa femme de chambre s’affaire dans tous les sens mais malgré tout s’arrête, les salue d’une révérence et sort après que Chanel le lui a signifié d’un signe de tête dédaigneux.
Claude ne dit pas un mot, il ne sait pas pourquoi il est là. Il a l’impression d’être un intrus.
« Vous partez, Mademoiselle ?
– Oui, pendant quelque temps. L’atmosphère devient irrespirable ici, à Paris, je trouve.
– Elle se sauve avec Spatz, dans les Alpes », l’interrompt Frank, ce qui lui vaut un regard perçant de la part de Chanel. « Elle fuit devant les Alliés, les Parisiens, qui pourraient peut-être ne pas faire preuve d’indulgence à son égard, à l’instar des deux types qui l’ont enlevée. N’est-ce pas, Coco ?
– On peut dire ça comme ça », se contente de répondre Chanel, avant d’ouvrir l’une de ses penderies dans laquelle se trouve un coffre dont elle débloque la serrure.
Elle en retire quelques bijoux pour les cacher dans une autre de ses malles.
« Mais avant de partir, elle… »
Le staccato d’une fusillade à l’extérieur de l’hôtel l’interrompt ; tous les trois se ruent à la fenêtre – une réaction imprudente, pensera Claude plus tard, car ils ne savaient pas d’où provenaient exactement les tirs. Au coin de la rue Cambon, trois soldats nazis sont debout face à un mur, un corps recroquevillé devant eux. Une petite foule qui s’était rassemblée commence lentement à s’éloigner. Le corps, lui, ne bouge pas. Claude ne peut pas voir, de là où il est, si c’est un corps jeune ou vieux, celui d’un homme ou d’une femme, mais il sait que c’est un civil français en moins.
Ils s’éloignent de la fenêtre en même temps, sans faire de commentaire. Tous ont déjà assisté à ce genre de scène ; pourtant, c’est la première fois que Claude en est témoin en regardant par l’une des fenêtres du Ritz. Cet hôtel ne peut désormais plus les protéger, ni des horreurs de la guerre ni des horreurs des représailles qui auront lieu quand les Allemands seront partis. Et qui, parmi eux, sera épargné ? Même Chanel ne peut y compter.
Claude a aidé son pays du mieux qu’il a pu, il le pense sincèrement. Il se serait battu jusqu’à la mort pour défendre son pays si on ne lui avait pas donné l’ordre, en cette journée noire de 1940, de baisser les bras et de renoncer. Il avait alors trouvé d’autres moyens de se battre, tout en protégeant l’un des symboles de la culture et du bon goût français – et en protégeant aussi tous ceux qui travaillent pour lui.
Mais serait-ce assez pour étancher la soif de sang – qui se fait déjà sentir – des gens, une fois qu’ils seront de nouveau libres de penser et d’agir ?
« Je pars, moi aussi, Claude », dit Frank en allumant une gauloise. Il inhale la fumée. « Il le faut. Ça commence à chauffer – vous le savez mieux que personne.
– Oui. » À l’hôtel, tout le monde est au courant pour Blanche mais personne n’en parle. Tous détournent le regard quand ils croisent Claude. Et chaque fois qu’il fait son travail, chaque fois qu’il s’adresse à un nazi – « Oui, bien sûr, Herr Enreich, je veillerai à ce que votre dîner privé avec telle actrice vous soit servi à vingt et une heures précises. » « Herr Steinmetz, votre nouvel uniforme vient juste d’arriver de chez le tailleur. Voulez-vous que je le fasse monter dans votre chambre ? », « En quoi puis-je vous aider, Herr Machin, Herr Truc ? » –, Claude sait qu’ils gardent Blanche prisonnière, qu’ils ont donné l’ordre de l’arrêter, et il ne peut rien faire contre ça. Si ce n’est continuer à les servir, à les satisfaire, en priant pour que ça lui soit utile.
Il ne lui restait plus qu’à tomber à genoux et à prier la Vierge Marie pour que Blanche soit vivante et lui revienne.
« Je suis donc sur le point de partir, poursuit Frank, pour de bon.
– Pourquoi me prévenir ? Pourquoi ne pas partir sans rien dire ?
– Eh bien, Claude. Vous avez été très correct avec moi et je pense que vous méritez une explication.
– Au sujet de l’argent ?
– Pardon ? » Frank, pour la première fois depuis qu’ils se connaissent, est déstabilisé. Il en laisse tomber sa cigarette mais la ramasse avant qu’elle puisse laisser une marque de brûlure sur la moquette couleur crème.
Chanel, qui continue à s’affairer au milieu de ses tiroirs et de ses penderies, laisse échapper un sifflement.
« L’argent que vous avez pris dans la caisse. L’argent qui revient de droit à madame Ritz.
– Qui vous en a parlé ? Blanche ?
– Non. Quoi ? Blanche ? »
Claude se rend compte que Blanche en a toujours su plus que lui sur le fonctionnement interne du Ritz, les secrets, les chuchotements – la vérité.
« Oui, Blanche.
– Non, elle ne m’a rien dit. Mais c’était inutile. Je compte chaque sou qui entre et sort de cet hôtel. Ce que je ne sais pas, c’est l’usage que vous faisiez de cet argent.
– Et je ne vous le dirai pas. C’est préférable pour vous.
– Vous ne pouvez pas rembourser, n’est-ce pas ? »
Frank secoue la tête, soupire.
« Très bien. Dans d’autres circonstances, j’aurais dû vous virer.
– C’est l’une des raisons pour lesquelles je pars – pour vous épargner d’avoir à le faire, pour m’épargner moi.
– Parfait. Partez. Et ne me dites pas où.
– Je ne dirai rien. Mais j’ai pensé que vous aimeriez être au courant pour Blanche. »
Claude sursaute – ces mots lui redonnent soudain espoir. Évidemment, il avait demandé des nouvelles de Blanche à Frank à plusieurs reprises déjà. Il avait frappé à toutes les portes, aussi bien du côté de la place Vendôme que du côté de la rue Cambon. Il avait coincé toutes les femmes de chambre, tous les garçons d’étage. Mais personne ne savait rien. Tout au moins, c’est ce qu’ils disaient tous.
« Vous savez quelque chose ? Comment est-ce possible ? Vous l’avez vue ? »
Frank jette un coup d’œil à Chanel, qui fronce les sourcils, les mains pleines de lingerie vaporeuse que Claude s’efforce de ne pas remarquer. Puis, après avoir balancé cette lingerie dans une malle, elle s’assied, clairement perturbée. Claude a presque envie de s’excuser pour le dérangement.
Elle croise les bras, ses coudes pointus saillant de part et d’autre de son corps frêle. Rien, chez elle, n’exprime la douceur, remarque Claude. Son nez, son menton, ses chevilles, ses longs doigts maigres. Ses yeux étroits qui ne laissent entrevoir qu’un éclat aiguisé.
« Blanche a été emmenée à Fresnes, dit-elle enfin – même ses mots sont tranchants. Spatz me l’a dit. »
Avalant difficilement sa salive tant il a la gorge sèche, Claude hoche la tête. Il s’en doutait. Il n’a jamais pensé qu’elle ait pu être emmenée dans l’une des petites prisons parisiennes ; sinon, il l’aurait déjà retrouvée.
Mais, soudain, il comprend.
Fresnes.
Fresnes – en dehors de Paris, à environ quinze kilomètres au sud – est la dernière étape avant les camps. Une fois que vous êtes arrivé là, votre sort est réglé. Pas une seule fois, pendant toutes ces années de l’Occupation, il n’a entendu parler de quelqu’un qui, après être allé à Fresnes, en serait revenu vivant.
« Elle y est toujours ?
– Oui. »
Chanel tire sur sa cigarette, rejette la fumée, le regarde comme s’il était une bête de foire, un animal dont le comportement la déconcerte. Il pense que cette femme ne sait pas à quoi ressemble l’amour. Qu’elle ne l’a jamais connu, qu’elle ne peut pas comprendre.
« Merci mon Dieu, quoi qu’il en soit, murmure-t-il d’une voix tremblante. Est-elle… comment va-t-elle ?
– Je n’en sais rien et ça ne me regarde pas. »
Elle écrase sa cigarette dans un cendrier et se lève.
Frank, qui n’avait pas quitté Chanel des yeux, la défiant de le décevoir, marmonne : « Une fois que les gens sont enfermés dans cette prison, il est impossible d’en savoir plus. Elle et Lily ont toutes deux été emmenées là-bas. Je suppose que désormais vous savez ce qu’elles faisaient ? Et donc, Blanche est fichée à la Gestapo. Von Stülpnagel ne vous l’a pas dit ?
– Non. »
Aucun des officiers l’ayant remplacé ne le lui a dit – car, évidemment, Claude a posé la question à chacun d’entre eux. On ne lui a répondu que par des haussements d’épaules ou on a prétendu ne rien savoir. Claude se demande si quelqu’un sait quelque chose parmi tous ces officiers du Troisième Reich qui s’effondre sous leurs propres yeux. Il les voit courir dans tous les sens, se méfiant tous les uns des autres, les télégrammes entre Berlin et Paris se faisant de plus en plus nombreux. Mais qu’importe tout ça, tant que Blanche n’est pas là ?
« Je dois l’avouer, je suis surprise », dit Chanel par-dessus son épaule, tandis qu’elle se penche pour fermer l’une de ses valises. « Je ne pensais pas que Blanche avait ça en elle.
– Quoi ? Le courage ? L’honnêteté ? L’honneur ? » Claude fonce sur Chanel et la secoue presque. « Plus française, plus patriote que vous ?
– Calmez-vous, Claude. » Chanel le regarde en plissant les yeux, amusée. « Je l’admire, si vous voulez le savoir. Ça n’a pas dû être facile pour elle pendant toutes ces années d’être juive. J’imagine et, d’une certaine manière, je comprends pourquoi elle a fait ce qu’elle a fait. Même si je pense que c’est lamentablement imprudent et stupide.
– Vous saviez, pour Blanche ? » Claude regarde Frank, incrédule. « Frank, c’est vous qui lui avez dit ?
– Non. Ce n’est pas Frank, déclare Chanel. Je suis tout simplement très maligne. Au contraire de nos amis allemands.
– Avez-vous… c’est vous qui l’avez dénoncée ? Je jure sur le drapeau français que si c’est le cas, je… je…
– Ne dites pas de bêtises. » Offensée, Chanel s’est raidie. « Personne ne l’a dénoncée, Claude. Presque tout le monde l’a reconnue, ce jour-là chez Maxim’s. Tout le monde a vu ce qu’elle a fait. Et ils savaient où elle habitait.
– Vous avez profité des lois de Vichy, cependant, n’est-ce pas ? Vous avez essayé de reprendre le contrôle de votre marque de parfum en dépouillant vos associés juifs. Vous n’aimez pas les Juifs, Mademoiselle. C’est bien connu. »
Chanel hausse les épaules. « Je suis une femme d’affaires, que dire de plus. Mais je ne suis pas en affaires avec votre femme, Claude. Je l’apprécie plutôt bien, en fait – notre petite combattante. C’est amusant.
– Claude. » Frank intervient tout en jetant un coup d’œil à la pendule. « Il faut que vous sachiez que… la Gestapo… ils sont venus chercher Greep, hier. »
Claude le regarde, d’abord sans comprendre, puis se rend compte de ce que cela signifie.
« Oh. » Les mots lui manquent aujourd’hui, dirait-on. Mais peut-être qu’il n’y a tout simplement pas de mots pour décrire l’horreur. Les mots qu’on utilise – Occupation, occupants, arrestations, rafles, disparitions – ne peuvent absolument pas décrire la réalité.
« Ils sont venus chercher Greep », répète-t-il, comprenant enfin ce que lui dit Frank. Et donc, à l’heure qu’il est, ils doivent savoir, comme Chanel, que Blanche est juive – car il y a tout à parier que Greep a avoué le rôle qu’il avait joué dans toute cette histoire. Claude ne s’était pas réellement rendu compte à quel point il avait espéré que Blanche serait capable de continuer à cacher son secret, jusqu’à cet instant – quand une toute petite étincelle, infinitésimale mais essentielle, paraît s’échapper de son corps. Il la voit s’envoler, disparaître au loin, s’éteindre peu à peu à chaque battement de cœur.
« Mais il s’est suicidé. Ce sacré petit Turc – il a sauté d’un immeuble avant qu’ils puissent l’attraper. » Frank rit, avec une pointe d’admiration, et Claude rattrape la dernière petite luciole – lueur d’espoir – qui battait des ailes au loin, referme sa main dessus d’un coup sec, et la tient là de nouveau. Une faible lueur, vacillante. Mais c’est tout ce qui lui reste.
« Je dois donc partir, avant que les nazis viennent me chercher moi, car je n’aurais pas les couilles de faire ce qu’a fait Greep. » Frank se lève, enlève sa veste blanche – immaculée, comme elle l’a toujours été. Comment a-t-il pu passer tout son temps derrière le bar avec des liqueurs de toutes les couleurs – la chartreuse et l’absinthe vertes, la Suze jaune et la grenadine d’un rouge rubis – sans jamais en verser une goutte sur lui ? Claude s’est toujours posé la question. Et, bien que Frank et lui n’aient jamais été proches, il ne veut pas que Frank parte. Il ne veut même pas que Chanel parte – il n’est pourtant pas son ami, non, d’autant plus qu’elle est dangereuse et méprisable.
C’est juste que, récemment, trop de gens sont partis en le laissant seul.
Même Martin. Lui aussi a disparu depuis l’arrivée des Alliés. Le nombre de leurs transactions s’était réduit au minimum ; la situation était trop chaotique et la plupart de leurs contacts n’étaient plus à leurs postes. Mais Claude aurait quand même aimé lui dire au revoir avant qu’il… parte ? Ou qu’on soit venu le chercher ? Claude ne le saurait probablement jamais, et peut-être était-ce mieux ainsi.
Alors qu’il dit maintenant au revoir à Frank, les deux hommes s’embrassent, même si Frank, en bon Autrichien, n’aime guère les embrassades à la française. Mais la guerre – l’Occupation – la terreur – la tragédie, une fois de plus les mots ne peuvent exprimer, décrire, ce qu’il en est, quoi que ce soit, c’est ce qui pousse les hommes à se comporter comme ils n’auraient jamais pensé un jour le faire.
Frank se tourne ensuite vers Chanel, qui est debout, les bras le long du corps, si raide, si circonspecte, si dangereuse, et le regarde. « Adieu, Coco. On s’est bien amusés fut un temps, non ?
– Prends soin de toi, Frank », dit-elle d’une voix qui, à la grande surprise de Claude, est capable d’être douce, empreinte de mélancolie. « Où que tu ailles.
– Toi aussi. Si tu veux un conseil, débarrasse-toi de ce nazi le plus vite possible.
– C’est certainement un bon conseil, j’en suis sûre. Mais le cœur ne veut pas écouter les bons conseils. »
Frank rit, embrasse Chanel sur les joues, puis s’en va. Claude se tourne vers elle, la salue d’une révérence, se souvenant des contraintes inhérentes à son rôle de directeur du Ritz.
« Nous garderons votre suite telle qu’elle est dans l’attente de votre retour, Mademoiselle.
– Merci. Je reviendrai, bien évidemment – je ne pourrai jamais abandonner mon affaire. Pour le moment, je pense qu’il est préférable que je prenne quelques vacances. Ne vous inquiétez pas, je paierai ma note.
– Je n’ai jamais pensé qu’il pourrait en être autrement. Et… merci de m’avoir donné des informations sur ma femme. Pouvez-vous faire quelque chose pour elle… Est-ce que von Dincklage ? Je vous en serais, bien évidemment, redevable à jamais. »
Chanel secoue la tête. « Spatz n’a pas ce genre d’influence, Claude. Je lui ai déjà demandé. »
Claude ne se fait pas suffisamment confiance pour ajouter quoi que ce soit. Il ne peut que la saluer, une fois encore d’une révérence, la laissant préparer ses bagages. Avant de sortir, toutefois, il jette un dernier coup d’œil par la fenêtre. Le corps n’est plus là, emporté par quelqu’un, peut-être un proche ? Un nazi ? Qui sait ? Il ne voit aucune trace de sang sur le mur ou la chaussée. Il doit pourtant bien y en avoir.
La guerre est usante, semble-t-il à Claude en cet instant. Il n’y a rien à y gagner, rien à y perdre. Hormis…
Peut-être que cette guerre a finalement apporté certaines choses à Claude Auzello. La compassion, par exemple. Il n’a jamais pensé être un homme froid, mais il a toujours su qu’à une époque il était plus enclin à écouter sa tête que son cœur. Sauf quand il avait rencontré Blanche, c’est le seul moment où il a permis à la passion de dicter ses actions, jusqu’à maintenant – maintenant que la guerre a amplifié le lien entre ses émotions et sa réaction au monde. C’est donc la raison pour laquelle il est si touché par les mots de Chanel – au point qu’il aurait presque envie de les encadrer.
Cette guerre lui a aussi dessillé les yeux, maintenant que Blanche est partie, il a enfin compris : le mariage ne se définit pas en fonction de ce qu’on espère y gagner, mais par ce qu’on est prêt à sacrifier. Et Blanche a sacrifié tout ce qu’elle était pour lui – tout son passé. Et Claude, qu’a-t-il sacrifié pour elle ?
Rien. Mais si Dieu le veut et qu’elle revient, ça changera.
Avec un brusque « Au revoir* », suivi d’un « et que Dieu vous bénisse » à peine murmuré, Claude laisse Coco Chanel et regagne son bureau.