« Je suis venu libérer le Ritz », pavoise-t-il en sautant de sa Jeep, atterrissant sur ses deux jambes bien droites, tels deux épais troncs d’arbres, les mains sur les hanches. Sa barbe est plus longue et broussailleuse – et plus blanche – que la dernière fois où il a été vu au Ritz.
Toutefois, le Ritz le reconnaît. Hemingway en personne – venu libérer le Ritz !
Claude Auzello, debout à l’entrée du côté de la place Vendôme, réprime un sourire. Le Ritz a déjà été libéré. Le dernier Allemand est parti la veille au soir et, dès qu’il est sorti – hargneux, crachant des obscénités –, le personnel au complet a applaudi et éclaté en sanglots. Tous ont fait le tour de l’hôtel d’un pas conquérant, semblable à celui des soldats, décrochant tous les drapeaux à croix gammée. Ils ont ensuite fait la fête dans la Suite impériale, sautant sur le lit dans lequel Göring avait dormi, s’affublant des robes de chambre ornées de plumes de marabout et dansant au son du gramophone qu’il avait réquisitionné – bizarre à quel point les Allemands aimaient écouter chanter les Andrew Sisters, et plus particulièrement “Bei Mir Bist du Schön”. Au moins dix des femmes de chambre et garçons d’étage s’étaient assis dans la gigantesque baignoire (après l’avoir récurée, bien évidemment) et avaient bu le bon champagne que monsieur Claude avait réussi à cacher aux Allemands en le gardant dans un entrepôt sur la rive gauche de la Seine.
Hemingway sort un pistolet de l’étui qu’il porte en bandoulière sur sa large poitrine – un pistolet allemand à la vue duquel plusieurs membres du personnel ne peuvent s’empêcher de sursauter, effrayés. Il arbore un uniforme de l’armée américaine, et il est accompagné de quatre de ses compatriotes.
Il monte quatre à quatre les marches de l’entrée place Vendôme, et Claude Auzello le salue d’une inclinaison du buste.
« Je suis ici pour libérer le bar du Ritz, annonce Hemingway en regardant derrière lui. Suivez-moi, les gars ! » Et, le pistolet à la main, il dévale en courant la Grande Galerie en souriant de toutes ses dents très blanches d’Américain. Il a l’air en bonne santé, bien nourri – il jubile.
Surgissant dans l’aile Cambon, Hemingway passe en trombe la porte du bar et annonce : « J’ai réussi ! Le Ritz a été libéré par les Alliés ! À boire pour tout le monde ! »
Et bientôt le bar se remplit de visages familiers, des Américains et des Anglais – tous couverts de poussière, en uniforme, mais tous remarquablement bien nourris et excités. Robert Capa, Lee Miller, des correspondants de guerre. Picasso est de retour, lui aussi, après avoir passé la période de l’Occupation terré dans son appartement (au contraire de Gertrude Stein et de son amie Alice, qui ont fui à la campagne). George Scheuer, l’adjoint de Frank Meier – devenu barman en chef maintenant que Frank est parti – est si occupé à faire sauter les bouchons de champagne que, pendant un temps, on pourrait croire entendre des coups de feu à l’intérieur même de l’hôtel. Mais personne ne s’en inquiète – tout le monde continue à boire, à rire, à se taper dans le dos.
Et puis…
« Salut, les gars. » C’est Marlene Dietrich en personne qui se fraye un chemin jusqu’à Hemingway. « Papa », ronronne-t-elle. Il se jette à genoux et s’incline devant elle. Elle est vêtue d’un uniforme de l’armée américaine parfaitement ajusté à sa silhouette. Ses cheveux blonds, coupés court comme ceux d’un petit page, brillent et elle est soigneusement maquillée. On dirait qu’elle sort tout juste d’un plateau de tournage. Mais, d’après la rumeur, elle descend tout juste d’un camion de l’armée, dans lequel elle est arrivée à Paris accompagnée de soldats américains.
« La Chleuh ! Longue vie à la Chleuh ! » Pendant quelques secondes, tout le monde retient son souffle, avant de se rappeler que c’est le surnom dont Hemingway a affublé la chanteuse. Alors, tous applaudissent, tandis qu’ils s’étreignent et échangent un baiser passionné.
« Tu as besoin de te raser », le sermonne-t-elle avec cet accent allemand qui est bien le seul que tous sont encore prêts à supporter. « Mais d’abord, buvons. »
Et la fête continue. Et chacun pense, veut croire, qu’elle ne cessera jamais.
Maintenant que les Allemands ont enfin quitté le Ritz, place Vendôme.