[été 1914]
« Les fleurs suivront… »
Madame,
La Nouvelle Revue Française a publié mes extraits dans 2 Numéros [de] Juin et Juillet. Si je vous en envoie 3 (2 numéros de Juillet) c’est qu’hélas je ne peux avoir que des exemplaires qui ont été déchiquetés pour en coller des fragments sur les épreuves du 2e volume qui devait alors paraître, et que les « aspera fata17 » ont arrêté. Or les morceaux coupés ne doivent pas être les mêmes dans les deux Numéros. Avec les deux, vous en ferez un complet. Et hélas je serai sans doute obligé de vous les redemander plus tard. Mais, naturellement vous aurez tout l’ouvrage en volume ! Je vous l’enverrai complet18 ! — Ce que je vous disais du sens véritable de chaque partie qui ne leur est assigné que par la suivante, vous en pouvez trouver un exemple dans le Numéro de Juin. — Dans Swann, on pouvait s’étonner que Swann confiât toujours sa femme à M. de Charlus, présumé son amant, ou plutôt on pouvait s’étonner que l’auteur prît la peine de rééditer après tant de vaudevillistes de dernier ordre cette cécité des maris (ou des amants). Or dans le Numéro de Juin vous verrez, car la 1re indication du vice de M. de Charlus y apparaît, que la raison pour laquelle Swann savait pouvoir confier sa femme à M. de Charlus était tout autre ! Mais je n’avais pas voulu l’annoncer dans le 1er volume, préférant me résigner à être très banal, pour qu’on fît la connaissance du personnage comme dans la vie où les gens ne se découvrent que peu à peu. Dès le 3e volume du reste on verra que Swann s’était cependant trompé ; M. de Charlus n’avait jamais eu de relations qu’avec une seule femme, et c’était justement Odette19. —. Je souffre de penser que vous êtes malade et cloîtrée, je voudrais tant que néphrite et névrite ne fussent plus qu’un mauvais souvenir qui ne vous empêcherait en rien de mener une vie agréable. Mais je pense que votre compagnie vaut mieux que celle des autres, ce qui vous est une raison (toute personnelle) d’apprécier la solitude. Veuillez agréer Madame mes biens respectueux hommages.
MARCEL PROUST
17 « Les destins cruels. » Vers de Virgile, Énéide, VI, 882, adressés à Marcellus, neveu d’Auguste.
18 Proust songe à ce moment à un ouvrage en trois volumes ; le deuxième aurait regroupé les actuels À l’ombre des jeunes filles en fleurs et Le Côté de Guermantes, plus courts : la BNF possède les épreuves imprimées par Grasset de ce volume.
19 Cette importante révélation a disparu du texte définitif.