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[été 1915]

Madame,

 

J’espère que vous ne me trouverez pas trop indiscret. J’ai eu beaucoup de bruit ces jours-ci et comme je ne suis pas bien, j’y suis plus sensible. J’apprends que le Docteur quitte Paris après demain et devine tout ce que cela implique pour demain de « clouages » de caisses. Serait-il possible, ou bien de clouer ces caisses ce soir, ou bien de ne les clouer demain qu’à partir de 4 ou 5 heures du soir (si ma crise finit plus tôt je m’empresserais de vous le faire dire).

Ou bien s’il est indispensable de les clouer dans la matinée, de les clouer dans la partie de votre appartement qui est audessus de ma cuisine, et non de celle qui est audessus de ma chambre. J’appelle audessus de ma chambre ce qui est aussi audessus des pièces contiguës, et même au 4e39 car un bruit aussi discontinu, aussi « appeleur » que des coups frappés, s’entend même dans les zones où il est légèrement affaibli. J’avoue que cela m’ennuie bien de vous parler de choses pareilles et j’en suis plus confus que je ne peux dire. Mon excuse de le faire aujourd’hui est peut-être d’abord que je ne l’ai pas fait de toute l’année ; ensuite que les circulaires du ministre de la guerre se succèdent si rapides et si contradictoires, que ma situation militaire, déjà trois fois réglée semblait-il est de nouveau remise en question. J’attends ma visite du Major40 annoncée depuis dix jours et qui ne s’est pas encore produite, ce qui ne me donne que trop de raisons de vivre aux « écoutes », me gêne dans mes fumigations qui pourraient l’incommoder (comme j’ignore le jour et l’heure de sa venue) et me laissant ainsi plus désarmé devant les malaises. Succédant à votre voyage, cette situation m’a privé de renouveler une visite qui m’avait laissé une impression si charmante. Et votre fils n’est plus là ce qui me peine aussi, car lui du moins aurait peut-être pu « descendre » si je ne puis « monter » et j’ai envers lui de nombreuses dettes qui me hèlent de promesses non tenues. Je ne sais si vous avez vu Clary à l’Hôtel d’Albe41. Je ne l’ai pas pu visiter encore et redoute à la fois et désire l’émotion d’un tel moment.

Veuillez agréer Madame mes bien respectueux hommages.

 

MARCEL PROUST

 

Ne vous fatiguez pas à me répondre !


39 Le cabinet du dentiste était au 3e, au-dessus de l’appartement de Proust. Son appartement privé était au 4e (c’est-à-dire au 3e au-dessus de l’entresol).

40 Il s’agit du médecin militaire (voir lettre 20).

41 Selon le guide Baedeker de 1914, « Hôtel de tout premier ordre aux Champs-Élysées, avenue de l’Alma, 55, et avenue des Champs-Élysées, 101 ». L’avenue de l’Alma est l’actuelle avenue George-V.