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Ils avaient apporté les valises et s’étaient installés dans leur chambre. Mon père avait téléphoné à ma mère et Nathaniel nous avait téléphoné. Nous l’avions senti mieux, moins tendu, je pense. Il avait demandé quel serait le meilleur moment pour nous rappeler demain, ce qui nous rassura, Lianne et moi, et nous en fûmes bien heureux.

Puis, mon père s’était mis à faire la morale, de manière discrète, en se servant de ses blagues, de ses anecdotes et méta­phores habituelles. Des images traduites pour la plupart en enseignements et, surtout, en vérités.

— Dans quelques heures, ce sera le matin, Nathaniel, tu es partant pour te lever à cinq heures un lundi ? J’ai deux phénomènes à te montrer, très contrastants. Nous reviendrons faire une sieste après le dîner, avant de repartir. Tu es partant, dis-moi ? 

Notre fils avait acquiescé, sur la confiance, et en raison de son désir de trouver une réponse à sa perte de vitalité, sachant pertinemment qu’il aurait encore à apprendre à l’occasion de cette offre. Il était bientôt une heure lorsqu’ils finirent par s’endormir, après avoir bien ri.

Ils s’étaient levés à l’heure entendue, avaient ingurgité un grand verre de jus d’orange, pour partir aussitôt, sans même déjeuner. Nathaniel ne posa pas de questions, avec l’idée que ce n’était pas là une habitude de mon père de ne pas déjeuner, ne serait-ce que pour manger quelques fruits. Ils roulèrent un peu moins de quinze minutes avant de s’arrêter en bordure de la route pour enfiler une entrée. Mon père expliqua qu’il connaissait les propriétaires de la maison. Le terrain à l’arrière donnait sur une rivière d’où on pouvait déjà entrevoir la lueur des premiers rayons de soleil. Il marcha une centaine de mètres pour s’asseoir sur un banc de bois, invitant d’un geste Nathaniel à le suivre, sans dire un mot. Il sortit deux clémentines du sac qu’il tenait dans la main, lui en offrit une, et c’est dans ce presque silence qu’après quelques minutes, alors que le miracle fascinant se produisait encore, éblouissant, éclatant, mon père demanda :

— Nathaniel, combien de personnes connais-tu sur cette terre, qui ont pris le temps, au moins une seule fois au cours de leur vie, d’admirer un lever de soleil, après l’avoir vu se coucher la veille ?

— Quatre !

Mon père s’esclaffa.

— Quatre ! Quelle vivacité d’esprit ! Quatre ! Encore chanceux ! La majorité des jeunes hommes de ton âge auraient répondu un chiffre équivalant à moins de un. Pourquoi crois-tu qu’il en soit ainsi, Nathaniel ?

— Parce que les gens en viennent à oublier le sens de la vie, le sens de leur vie. Parce que les gens n’ont pas tous la chance d’avoir des grands-parents comme toi et grand-maman et d’avoir des parents comme papa et maman, qui s’arrêtent au sens de la vie et de leur vie.

— Très, très bonne réponse, Nathaniel. Excellente réponse ! Et pourquoi, exception faite de cette chance, crois-tu que les gens oublient le sens de leur vie, dis-moi ?

— Entre autres choses, parce qu’ils se sont rendus esclaves de merveilleuses inventions, pour les avoir mal interprétées. Ça, ce sont les mots de papa. Je pourrais te donner un exemple. La plupart des parents de mes amis ne prennent pas le temps de passer une heure avec eux chaque jour, simplement sous prétexte qu’ils n’ont pas le temps. Ils passent pourtant des soirées entières à écouter la télé, à parler dans leur cellulaire et à flâner sur l’ordinateur. Je peux pas te dire comment mes amis se sentent exactement, puisque papa et maman ont presque toujours du temps pour moi. À les écouter, je crois qu’ils en viennent à ne plus se sentir importants. C’est ce qui arrive aussi à leurs parents, dans leur relation personnelle, jusqu’à ce qu’ils perdent le fil, le sens de leur vie. Quand un appareil devient plus important qu’une personne qu’on est censé aimer… Quand mes amis viennent à la maison et qu’ils observent maman et papa ensemble, ils les croient seuls à agir ainsi. Ils m’ont souvent fait des remarques dans le genre « Tes parents se prennent encore par la main ! » ou « On dirait que tes parents viennent tout juste de se rencontrer… » ou encore « Ton père ouvre la porte à ta mère… » Ils sont dépassés par ces simples gestes, ceux que papa appelle les semences. En fait, quand je dis « dépassés », je veux dire qu’ils ont conscience que ce que papa et maman font, c’est ce que leurs parents devraient faire aussi. Ils sont dépassés, dans le sens qu’ils aimeraient que les leurs osent comme les miens.

— Tu crois que ce pourrait être différent s’ils prenaient le temps de semer, comme tes parents, et de faire comme nous ce matin ? Tu crois que, parce qu’ils te verraient poser ces gestes, ils apprendraient à le faire aussi ?

— Oui ! Mais papa dirait que ça ne se fait pas tout seul, qu’il faut y mettre l’effort. Papa dit qu’il aime maman plus que tout et que malgré cet amour, dans le tourbillon de la vie, il doit faire l’effort de l’entretenir, cet amour. Il me répète souvent que leur relation est comme un jardin. Ils doivent semer ce qu’ils désirent, arroser les semences avec patience et dans une attente positive, enlever les mauvaises herbes chaque jour tout en restant attentifs.

— C’est là tout le portrait de ton père, ça ! Je te raconte quelque chose à son sujet. Il avait neuf ou dix ans, je pense, à cette époque. Pour son anniversaire, quelques jours plus tôt, il avait demandé la permission d’inviter une dizaine d’amis. Nous avons fini par accepter, grand-mère et moi, à une condition : s’il perdait le contrôle, nous l’aiderions. Après avoir averti à deux reprises un de ses amis d’arrêter de dire des vulgarités et d’agir avec respect, la fois suivante, je suis intervenu, en informant ce garçon que c’était là sa dernière chance. Il ne l’a pas saisie, et je lui ai demandé de partir. Je crois qu’il n’était pas habitué à cela et qu’il en a été très surpris. Il est parti la tête basse. Le vendredi suivant, alors que nous étions à table pour souper, ton père – et garde en tête qu’il est un jeune garçon de neuf ou dix ans à ce moment – nous raconte qu’il a été invité pour l’anniversaire de ce même garçon le lendemain. Un peu inquiet, je lui demande s’il a l’intention d’y aller, ce à quoi il répond qu’il aimerait bien. Sous l’œil observateur de grand-mère, je lui fais part de mon inquiétude, en lui demandant de ne pas se laisser influencer par ses manières, et de nous promettre que si son ami agit en manquant de respect, comme il l’avait fait à la maison, il nous téléphonerait aussitôt pour que nous allions le chercher. Je revois encore ton père, avalant sa bouchée, puis nous regarder en disant : « Et si c’était moi qui l’influençais dans le bon sens ? Faites-moi confiance ! Vous savez qui je suis ! » Ta grand-mère et moi nous sommes regardés, ambivalents, nous demandant si nous devions pouffer de rire ou le féliciter. Quoi qu’il en soit, nous étions si fiers de lui.

Tandis qu’ils discutaient ensemble, l’astre, qui irradiait déjà la chaleur de ses rayons, se montrait tout entier maintenant. Mon père inspira profondément, retenant sa respiration plusieurs secondes – une pratique connue de mon fils, et qui l’étonnait toujours autant –, avant qu’il ne la relâche de manière exagérée. Toujours observé par Nathaniel, il recommença à cinq reprises.

— Quelle merveilleuse journée ! Tu sais, Nathaniel, quand je t’expliquais la façon dont j’avais rencontré grand-mère, il y a une chose que je ne t’ai jamais dite avant aujourd’hui. Quelques mois auparavant, j’avais invité une jeune femme qui étudiait à la même école que moi, et avec qui je suis allé souper une fois. Il me semblait que nous avions beaucoup d’affinités quand nous étions en classe. Il m’était arrivé de faire des travaux en équipe avec elle et nous nous entendions vraiment bien. Après ce souper, nous nous sommes revus deux fois, une au cinéma et l’autre chez des amis, où c’était l’anniversaire d’un ami commun. Elle était pourtant ce qu’on pourrait appeler une bonne fille, et je me suis montré correct avec elle, mais… c’était comme si quelque chose nous avait empêchés de « connecter ». Cette espèce de magie naturelle que j’allais bientôt connaître avec grand-mère, elle n’y était pas pour elle et moi. Je me souviens avoir eu un certain chagrin, et m’être questionné des semaines durant, tentant de comprendre comment il se faisait que ça n’avait pas fonctionné. J’ai tout compris quand j’ai rencontré grand-mère. On dirait que le Bon Dieu arrange les choses pour nous et parfois, même quand ça nous semble incompréhensible, il faut faire confiance. Ça fait partie de quelques phénomènes que j’appelle des gestes divins. Tu me croirais si je te disais qu’après toutes ces années, je suis toujours aussi impatient de lui téléphoner ? Juste pour savoir comment elle va et entendre sa voix. Juste… parce que je l’aime.

Nathaniel le regardait, en admiration. En pensant aussi que sa grand-mère avait toujours les mêmes sentiments à son égard. Comme s’il terminait un film avec une fin heureuse, il répondit à mon père :

— Si je te crois ? Si tu te voyais, tu ne poserais pas cette question ! ricana-t-il.

— Vivre avec elle rend la vie excitante. Plusieurs thérapeutes appellent cet amour que nous ressentons l’un pour l’autre de la dépendance. Que l’autre doit se limiter à n’être qu’une complé­mentarité dans notre vie. Au cours de ces dix années dont je t’ai parlé plus tôt, j’avais beau réussir ma vie – comme il imitait des guillemets avec ses doigts de chaque côté de sa tête – et sembler bien, mais ça me prenait tout mon petit change pour commencer et terminer mes journées. Je manquais de vie sans elle. Et sans elle aujourd’hui… Ces gens qui parlent de l’amour comme s’il fallait garder ses distances avec la personne qu’on aime, comme s’il fallait que tout naisse de soi, il m’arrive de croire que c’est parce qu’ils n’ont pas connu cet amour, et que, d’une certaine manière, ils sont malheureux.

Les traits sur son visage évoquaient maintenant une certaine nostalgie, que Nathaniel n’avait pas souvenance d’avoir observée chez lui. Mon père baissa la tête et la releva.

— Ta grand-mère est devenue une partie de moi-même. Je respire si elle respire, et je suis bien si elle est bien… tu comprends, Nathaniel ? Je suis persuadé d’une chose, ajouta-t-il, tout à coup plus énergique, c’est que je deviendrai un vieux fou… d’elle.

Mon fils abdiquait de la tête, souriant et émerveillé juste à l’entendre, à le ressentir. Fasciné et fier que le vieil homme fût son grand-père.

Puis, en se levant d’un bond, mon père expliqua, mi-souriant :

— Allons, Nathaniel ! Je t’ai dit hier soir que j’avais deux phénomènes à te montrer avant le déjeuner. Deux choses très contrastantes. Nous venons de voir la première, allons vers la suivante. Puis, nous prendrons le temps de déjeuner.

Ils roulèrent cette fois un peu plus de cinq minutes, avant de se garer dans la cour d’un garage encore fermé à cette heure. Mon père avait cette fois stationné son véhicule de manière à faire face à un Tim Hortons situé de l’autre côté du boulevard, et avait éteint le moteur.

— Jamais venu ici à cette heure, non ? Regarde bien !

— Contrastant, tu disais… Ça n’a rien à voir avec le lever de soleil… qu’est-ce que je dois regarder de particulier ?

— Fais juste observer cinq minutes. Tu verras !

Il y avait un court moment seulement qu’ils étaient là quand un véhicule faillit en enfoncer un autre, que les gens coupaient le chemin avec leur véhicule, klaxonnaient, impatients, pour s’introduire dans la file, empêchant ceux dont les véhicules étaient stationnés de sortir et d’autres, d’entrer. Un camion entra dans le stationnement à toute vitesse, évitant de justesse un couple à pied qui se dirigeait vers la porte d’entrée.

— Contrastant… Wow ! Et ils laissent faire cela ? Il va finir par y avoir quelqu’un qui va se faire blesser. Un vrai cirque ! Pour un simple verre de café ?

Mon père haussa les épaules, sans répondre et sans quitter la scène du regard.

— C’est ce que tu voulais me faire réaliser par ce contraste ? Ceux qui gardent la voie et ceux qui la perdent ! Personne sauf nous au premier arrêt, et pour utiliser un mot que papa aime bien, la multitude ici. Une multitude composée de personnes prêtes à s’entretuer pour un café… Comment on peut en arriver à cela, grand-papa ? Et pourquoi les propriétaires ne font-ils rien pour les calmer ? Installer des panneaux ou mettre quelqu’un le temps de l’heure de pointe… Il faudrait seulement y penser un peu… s’ils en sont encore capables.

— S’ils en sont encore capables… Je connais des gens qui ont pris les grands moyens pour rappeler le respect à leurs clients et ça marche ! Tellement, que la plupart de leurs clients repartent avec le sourire. Mais il faut aimer les gens et être attentionné à eux pour cela, croire en sa race. Je te montrerai plus tard. Il y a les paroles d’une chanson qui dit que les gens ne s’occupent pas de savoir que les autres vivent ou meurent. Ici, en les observant, on pourrait croire que ces paroles sont vraies. Comme tu le dis, les propriétaires pourraient mettre des règlements pour éviter une bonne part de cette folie, mais… va savoir leur vie… Ils ont sans doute perdu le sens, eux aussi, en ne pensant plus qu’à voir s’accumuler les dollars dans le tiroir-caisse. Parfois, Nathaniel, il m’arrive de devenir nerveux et impatient, sans le réaliser tout à fait. Dès que j’en prends conscience, et j’essaie d’en faire un automatisme, je me pose aussitôt la question suivante : pourquoi est-ce que je me sens comme ça ? Il y a toujours une réponse et si je ne la trouve pas, soit je mets en marche le discours que je t’ai appris hier, soit je m’arrête pour y réfléchir. Il s’agit parfois d’une chanson qui joue à la radio, d’un souvenir négatif qui refait surface, peu importe. Ces éléments sont suffisants pour venir changer nos états intérieurs et nous mettre justement dans un mauvais état. Il s’agit la plupart du temps de simplement changer de station de radio, de baisser le volume ou de remplacer le souvenir désagréable par un plus agréable. C’est aussi simple que cela. Nous sommes venus ici en moins de cinq minutes, après nous être délectés de ce lever de soleil. Ces gens pourraient faire la même chose, mais ils ne le font pas ; pas le temps et pour mille autres excuses qu’ils s’inventent. Et imagine, la plupart d’entre eux se retrouveront sur la route dans quelques minutes, et feront aujourd’hui un travail négligé, passeront des heures à flâner sur Internet, mangeront trop, mal et vite, et reviendront à la maison fatigués et stressés et… tu connais la suite : tes amis te l’ont racontée. Le garage ouvre les portes dans une demi-heure. Laissons le véhicule ici et allons manger une bouchée, tu veux bien ? Peut-être que notre calme et notre enthousiasme en feront réfléchir quelques-uns, pourquoi pas ?

Ils avaient commandé leurs rôties, un café pour mon père et un chocolat chaud pour Nathaniel, puis étaient allés s’installer à une table.

— Je suis persuadé que la plupart des gens ici prennent conscience de ce qui leur arrive, et qu’ils trouvent une certaine sécurité momentanée dans le fait de partager leur désespoir avec les autres. Quelques-uns, par contre, ne sont pas conscients qu’ils ne sont pas sur le bon chemin. Tu sais, au gym où je vais, il y a des appareils qui servent pour le cardio. Un de ceux-là travaille comme si tu montais un escalier. C’en est presque dramatique parfois de regarder les gens s’y entraîner. Certains perdent leur temps en ne bougeant pas, d’autres s’y épuisent. Ce qui est dramatique, c’est que la plupart d’entre eux ne savent pas s’entraîner, et que les moniteurs sur place ne les guident pas. Ceux qui s’épuisent sont très souvent ceux-là mêmes qui veulent perdre du poids. Ils grimpent étage après étage, jusqu’à ce qu’ils soient exténués. Et ils se découragent, parce qu’ils ne perdent pas ce poids et qu’ils se vident de leur énergie, parce qu’ils ne savent pas s’entraîner. Quand tu fais du cardio, tu dois garder les mains sur l’appareil de façon à toujours avoir en vue ton rythme cardiaque. De l’avis des experts, tu dois prendre le chiffre 180 auquel tu déduis ton âge. Tu ajoutes 5 si tu t’entraînes de façon régulière depuis au moins 6 à 12 mois. Prenons une personne de 50 ans. 180 moins 50 égalent 130. Ajoute 5 s’il s’entraîne depuis un an. Son chiffre magique est donc 135. Ce qui arrive s’il s’entraîne sur une période modérée à plus de 135 ? Ce ne sont plus ses gras qu’il brûle, mais ses bons sucres. Et qu’est-ce qui arrive s’il brûle ses bons sucres ? Non seulement il ne perdra pas ses mauvais gras, mais il brûle son énergie et se retrouve, de ce fait, exténué. Oh ! Rien de grave s’il se retrouve à 136 ou 137 quelques minutes. Ça doit juste lui faire penser de retrouver son équilibre. La vie est un peu pareille. Certaines personnes, comme ici ce matin, font de longues journées, souvent inefficaces, et se retrouvent crevées, parce qu’elles ne font pas les bonnes choses ou qu’elles les font à moitié.

— Mon enseignant en éducation physique nous explique exactement ce que tu viens de raconter, et il prend le temps de nous le rappeler chaque cours. Papa a parlé avec lui et il dit que c’est un passionné de ce qu’il fait. Dis, grand-papa, quel est le programme aujourd’hui ?

— J’ai quelques idées, mais sauf pour une, je suis ouvert. Tu as des préférences ?

— Des préférences ? Tu as une idée de la direction qu’on prend ou… quelles sont nos limites ?

— Sans dire notre imagination, elles sont quand même intéressantes.

— Tu peux m’aider en me donnant des exemples ? Et toi, il y a des choses que tu aimerais faire ? Et cette idée dont tu parles ?

— On peut visiter un musée, un zoo, une ville, des gens, traverser un pont qu’on n’a jamais traversé, monter un gratte-ciel jamais monté… Cette idée à laquelle je pensais est de nous arrêter au centre où réside ma sœur. C’est à mi-chemin entre ici et Québec. On pourrait lui acheter un cadeau et lui apporter.

— Et tu as prévu combien de temps pour ces idées ?

— Je passe prendre grand-mère au terminus dans dix jours exactement. D’ici là, nous avons tout notre temps, à moins que tu aies quelque chose de prévu. On peut revenir dans quelques jours, pour autant qu’on revienne pour prendre grand-mère. On fait comme on a envie. Ce qui compte pour moi, c’est que quand l’un de nous deux en a assez, il le dit à l’autre. D’accord avec cela ?

— Super ! Dis-moi, où voulais-tu t’arrêter pour acheter un cadeau à ta sœur ?

— Sans doute une librairie. Elle aime bien fouiner dans les revues à potins et je me dis qu’une bonne lecture inspirante lui ferait le plus grand bien. Je regarderais quelques livres. T’avais pensé à autre chose ?

— Si la librairie où on va est dans un centre commercial, je regarderais pour acheter un pantalon et une chemise avec l’argent que j’ai économisé. Ça te dérangerait ?

— Pas du tout ! Bien au contraire ! Je suis partant ! On trouvera une librairie et un endroit où trouver ce que tu cherches.

— On dirait que ça s’est calmé ici ! Tu avais peut-être raison, on leur a fait l’effet d’un calmant.

— Tu vois Nathaniel, j’ai pour philosophie que dans ce marasme que cette multitude essaie parfois de faire de ce monde, de la vie, chacun de nous peut rester un exemple et apporter une contribution. Chacun ! Imagine un peu l’épaisseur d’un timbre, à peine plus épais que ce napperon. Je me souviens à Noël, nous préparions nos cartes de souhaits, grand-mère et moi. Une fois qu’elles ont été prêtes, nous avons acheté un rouleau de timbres pour les apposer sur la quarantaine d’enveloppes. Une fois la tâche terminée, la pile penchait drôlement sur un côté, à cause de l’épaisseur de seulement 40 timbres. Tu sais ce que je me suis dit ? Si un simple petit bout de papier collant, multiplié par 40, peut faire perdre l’équilibre à cette pile de grandes enveloppes, le pouvoir d’un être humain multiplié par 40 peut faire une incroyable différence dans la vie de certaines personnes.

Nathaniel ne se lassait pas d’entendre parler mon père qui le faisait avec tant de simplicité et de passion, en se servant d’exemples si imagés. Une source inépuisable d’énergie et de connaissances. Il s’arrêtait à tout ce qui, dans la vie, pouvait lui servir une leçon, l’épanouir davantage, et surtout, il en faisait profiter les autres.

— Hier matin, je me suis rendu faire le plein d’essence et j’entendais les gens maugréer contre la hausse du prix de 10 ¢ le litre dans la nuit. Je comprends que ce soit frustrant et ça l’est pour nous aussi. Toutes ces taxes qui s’ajoutent à nos impôts que les gouvernements trouvent toujours à dépenser, pour ne pas dire gaspiller. On oublie une chose, Nathaniel. Comme pour ces timbres, qu’on accole les uns après les autres, juste un simple geste à la fois, si les gens se ralliaient à cette cause et trouvaient une façon de ne pas mettre d’essence dans leur véhicule demain, tu crois que ça ferait réfléchir quelqu’un, quelque part ? Et si ce n’était pas suffisant et que nous répétions la même histoire pendant deux jours la semaine suivante ? Et trois, celle d’ensuite ? C’est faisable, tu sais ! Le vélo, la marche, les fourgonnettes dans lesquelles on peut embarquer sept passagers, la location d’autobus s’il le faut. Il n’en faudrait pas plus pour abaisser le prix de l’essence sous la barre du 1 $ et même davantage. Et une fois que l’idée a fonctionné, dis-toi bien que ceux qui tirent la ficelle y penseront à deux fois avant de réajuster le prix à la hausse. Oh ! je sais ce que les gens se trouvent comme excuses lorsqu’une personne a le courage d’apporter une solution efficace et efficiente aussi simple : « Oui, mais lorsqu’on aura réussi, le prix ne sera peut-être pas réajusté à la pompe, mais ils auront augmenté les taxes sur autre chose ! » À force de raisonnements semblables, à force d’abandonner, on se retrouve dans ce genre de folie qu’on a observée avant d’arriver, celle où tous veulent abuser parce que l’autre à côté le fait.

Mon père, convaincu, respira profondément.

— Nathaniel, il y a une chose que j’aimerais beaucoup faire avec toi.

— Laquelle, grand-papa ?

— Grand-mère et moi avons des amis qui possèdent un chalet à quelques kilomètres de la résidence où demeure ma sœur. Ça te dirait d’aller y passer une journée ou deux ? C’est un endroit magnifique. Nous y allons toujours quelques jours à cette période de l’année.

— Un chalet ! Pourquoi pas ? J’aime bien cette idée ! Tu es certain qu’il n’y aura personne si on y arrive sans les informer ?

— Certain ! Je leur ai téléphoné la semaine dernière pour leur expliquer que nous ne viendrons pas à cause de grand-maman qui est partie. Ils m’ont dit qu’ils le garderaient libre pour cette année.

— C’est près d’un lac ?

— À moins de cent mètres ! Un lac ensemencé. S’il t’arrivait de vouloir taquiner le poisson… Jacques, cet ami qui possède ce chalet, laisse toujours quelques cannes à pêche dans la remise.

— Taquiner le poisson… dit-il, en insistant sur le le. À cinq heures du matin ? demanda Nathaniel en riant. J’imagine que c’est parce qu’il y en a seulement un qui nage à cette heure ?

Mon père ricana.

— Tiens donc ! On se paie ma tête à ce que j’entends. On croirait que l’air de la nature te fait effet avant même d’y être arrivé. Bon ! Si tu préfères, on pourrait déjeuner à cinq heures trente, de façon à être dans la chaloupe à six. C’est un compromis intéressant ?

— Il y a aussi une chaloupe !

— Chaloupe, pédalo, kayak… rien qui fonctionne avec un moteur. Et tu sais quoi ? Si tu veux tenter l’expérience, on ne remet pas le courant au chalet. Toute l’installation y est pour pouvoir le faire.

— Tu me laisses y penser un peu ? Je n’ai jamais vécu ce genre d’expérience et…

— Oh ! Mais c’est que tu l’as déjà vécu. C’est signe que ça n’a pas dû être si pénible si tu l’as oublié. Tu ne te souviens pas, le verglas ? Tes parents t’ont sans doute raconté, non ?

— Je me souviens qu’ils m’en ont parlé. La panne n’avait duré qu’une journée ou deux à la maison. Une journée où la tempé­rature était au-dessus de zéro alors, avec le foyer… On ne s’en est pas beaucoup ressenti. Et si je sais bien compter, je devais encore avoir une couche aux fesses à ce moment. C’est une bonne raison pour ne pas m’en souvenir. J’ai terminé mon chocolat chaud. Je suis prêt à partir quand tu veux, grand-papa.

— Fantastique ! Je passe aux toilettes et nous partons.