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Ils filaient depuis une quinzaine de minutes. Nathaniel n’avait pas parlé depuis le départ de la résidence où vivait tante Germaine, la sœur de mon père, devinant que ce dernier devait être en pleine réflexion.

— Est-ce que l’une de tes questions n’est pas de savoir ce que cela me fait de la voir dans cet état ? demanda mon père.

— Oui ! J’en ai une autre aussi. Tu es content de l’avoir vue ? Je veux dire, ça t’a fait du bien ou…

— Pour la première, je dirais que si mon père était toujours vivant, ça lui ferait de la peine de la voir finir sa vie de cette façon. Mais là où il est… Ce que ça me fait à moi… ça me rappelle un des mystères de la vie. Elle et moi, tout comme mes autres frères et sœurs, avons eu la même éducation, la même attention et la même stimulation. Pourquoi est-ce que l’un choisit de s’engager et de contribuer, l’autre pas ? Pourquoi le premier décide de fumer, l’autre pas ? Pourquoi une femme qui a eu la chance de Germaine, sans compter qu’elle est sans doute la plus intelligente de la famille, décide de finir ses jours accablée de cette maladie, à vivre dans un endroit semblable ? L’attention ? L’approbation ? De la culpabilité ? J’ai mon idée, mais je ne sais plus trop. Si je suis content de l’avoir revue… C’est un peu ce que je te racontais ce matin. Je l’ai vue, je suis content parce que c’est ma sœur, mais elle n’a que faire de mes bons mots pour elle. Elle sait que je l’aime et que je ferais beaucoup pour elle si elle se donnait la peine de faire un effort. Mais elle n’en fera rien. C’est ce qu’elle a choisi. Maintenant, j’ai fait ce que j’avais à faire et je dois demander à mes parents de veiller sur elle, et remettre le discours positif dans mon esprit.

Il avait fini de prononcer ses derniers mots, alors que Nathaniel croyait voir ses lèvres continuer de prononcer des phrases, en silence. Son visage donnait l’allure d’une personne qui cherche un mot, comme sur le bout de la langue, prêt à sortir. Mon père se secoua sur son siège.

— J’ai une idée ! Raconte-moi un de tes grands rêves, Nathaniel. Un semblable à celui de cette femme que tu veux rencontrer. Je suis persuadé que tu en as d’autres. Dis-moi ! Tu veux bien ?

Nathaniel, sans dire qu’il fut étonné par la demande, dans le contexte, fut pris par surprise. À son tour en plein exercice de réflexion, mon père voulut l’aider un peu.

— Une femme, c’est un grand rêve pour un grand homme comme toi. Quel genre de femme tu aimerais rencontrer ? Je ne parle pas de la couleur de ses cheveux, quoique j’aurais plutôt tendance à m’éloigner du vert, du bleu, du jaune et du violet… Oui ! Raconte ! Sa façon d’être, ses valeurs, ses goûts. Des enfants ? Tu penses en avoir ? Ton travail ? Des loisirs, des choses que tu aimerais essayer ? Que tu aimerais partager avec elle ? Des voyages ? Tu aimerais voyager ?

— Il t’est déjà arrivé de ne plus savoir ce que tu voulais vraiment, grand-papa ? De ne plus trop savoir où tu en étais avec tes rêves ? De ne plus même savoir si tu voulais en vivre des rêves ?

— Oh ! Pas à ton âge. Mais ça m’est arrivé. Le jour où ta grand-mère et moi nous sommes perdus de vue. Pendant des mois, j’ai continué à faire ce que je faisais sur l’erre d’aller, sans goût, sans envie, et sans plus savoir ce que je ferais de ma vie. À me demander parfois même si elle valait toujours la peine d’être vécue, sans elle à mes côtés. Je suis sans doute compliqué à comprendre parfois, mais je te dirais que je ne savais plus ce que je ferais parce que je savais ce que je voulais. Je n’avais qu’elle dans la tête, sans cesse. Même ce travail et toutes ces activités qui m’allumaient tant ne représentaient plus rien sans elle.

Mon père est un fin parleur. Mot après mot, il nous entraîne lentement mais sûrement là où il le veut bien. Ses dernières phrases avaient eu l’effet d’un remontant sur Nathaniel. Son grand-père avait dit les mots pour le rassurer dans ce qu’il vivait lui-même en ce moment. Il savait qu’il n’était plus seul à ressentir la lourdeur des sentiments qui le paralysaient. Il reconnaissait en mon père, un héros à ses yeux, un homme qui avait aussi traîné cette même lourdeur jadis.

— Avant de rencontrer grand-maman, ça ne t’était jamais arrivé ?

— Bah ! Le temps d’une journée ou deux peut-être, parfois. Mais, non ! De mémoire, jamais plus que ça. Et depuis que vous vous êtes revus, jamais ?

— Bleu-vert d’été ! Jamais ! Avec une femme comme ta grand-mère, je n’arriverais jamais à m’ennuyer.

Comme il s’arrêtait au feu rouge :

— Dis-moi, Nathaniel, juste là, sur le coin, à ta droite, il y a un centre commercial. Tu veux qu’on s’arrête pour chercher ces vêtements que tu n’as pas trouvés plus tôt ? On pourrait grignoter une bouchée avant de repartir. Nous sommes à environ une trentaine de minutes du chalet. On a du temps devant nous.

— Bonne idée ! J’aimerais bien magasiner avec toi.

— Parfait ! Moi aussi, j’aimerais bien ! Et quand tu auras trouvé ce que tu veux, on passera par l’épicerie pour acheter de quoi manger pour le chalet.

Tandis que mon père venait de stationner, à Nathaniel, qui semblait réfléchir encore, il suggéra de poser sa question main­tenant, ce qui fit naître un demi-sourire sur les lèvres de notre fils.

— Bien… c’est que je repensais à ce que tu disais à propos de ta sœur tantôt… de cette vie qu’elle a choisie. Papa et maman me racontent souvent le même discours, mais dis-moi, tu es persuadé qu’elle a tout choisi ? Même sa maladie ?

— Tout à fait, mon garçon. Je n’en ai aucun doute. Nous sommes à ce moment, là où nos choix nous ont menés.

— Mais… choisir d’être malade, c’est pas un non-sens, grand-papa ? Comment on peut, de manière consciente, décider d’être malade ?

— Cela paraît insensé, comme tu le dis, mais ça commence petit parfois. Et se laisser envahir par la maladie, est-ce si différent de fumer, de mal s’alimenter ou de laisser aller son corps à la complaisance en ne l’exerçant pas ou en épongeant sa tête de tout ce qui se passe autour de nous ? Une mauvaise semence dans l’esprit et voilà… Souviens-t’en, Nathaniel ! Tu en as le meilleur exemple dans la cour derrière la maison. Ce magnifique jardin que ta mère recommence avec tant de patience chaque printemps, depuis toutes ces années. Tu as remarqué comme elle porte attention à ne pas laisser se faufiler les mauvaises herbes ? Remémore-toi l’été dernier quand nous sommes partis en vacances une semaine. Votre voisine, madame Denis, s’était blessée et ne s’est pas occupée du jardin comme elle le devait. Au retour, je me rappelle ta mère, lorsque nous sommes sortis nous asseoir dans la balançoire pour souper et qu’elle a vu son jardin. Les queues de carottes et la salade étaient fanées, les plants de fèves et de piments faisaient pitié à voir et semblaient même avoir rapetissé. Pareil pour les pieds de tomates. Et qu’est-ce qui resplen­dissait, si on peut dire, en plein milieu de cette sécheresse ? Le chiendent. Il y en avait même en fleur. En quelques jours seulement, les mauvaises herbes étaient deux fois la hauteur des légumes, le tronc bien droit comme si on les avait arrosés tous les jours. La vie est pareille, Nathaniel. Si tu n’entretiens pas chaque jour les pensées d’abondance dans ton esprit, le manque ne se gêne pas pour prendre toute la place, sans même qu’on ait à l’aider.

— Ce qui explique aussi qu’il n’y avait personne ce matin, lorsque le soleil s’est levé, et tout ce monde qui se bousculait pour un café. Et… je comprends mieux maman… elle est si fière de son jardin, et papa qui parle des semences dans leur couple et dans notre vie. J’ai l’habitude de penser que les gens heureux comme eux, ou comme toi et grand-maman, avez la vie facile. Je réalise que votre vie est remplie de joie parce que vous y mettez l’effort. En fait, en même temps que je te le dis, je réalise que je l’ai toujours su, mais que je ne m’y suis jamais vraiment arrêté. Pourtant, avec les parents que j’ai… et les grands-parents… C’est ce que tu voulais dire quand tu nous as rappelé ce dicton qui dit que quand on est trop près de l’arbre, on ne voit pas la forêt ?

— Je crois qu’il y a un moment pour tout dans la vie, et que si, à ton âge, tu as compris cela, tu t’apprêtes à vivre de grands rêves, Nathaniel. De grands et nobles rêves. On sort te trouver ces vêtements, maintenant ?