Notes de l'éditeur

L’élection d’un président noir en novembre 2008 a été célébrée par des manifestations spontanées de joie et de profonde émotion. Bien des Noirs, surtout les plus âgés qui ont connu les combats passés, ont vu dans cette élection le début d’une nouvelle ère qui ne connaîtrait plus les pires atrocités de la ségrégation et de la haine raciale ; pour eux, une page était enfin tournée. Parmi les Blancs aussi, l’événement a été considéré par beaucoup comme un tournant historique et bien des commentateurs ont voulu y voir la preuve que tout un chacun, Noir ou Blanc, avait sa chance dans la société américaine.

L’ouvrage de Daniel Guérin est bien utile dans ce contexte pour rappeler ce que furent les combats contre la ségrégation, les discriminations, la violence contre les Noirs ; il a fallu les luttes de millions de personnes décidées à affronter la répression, prêtes à mourir plutôt que de continuer de subir, pour faire bouger les choses. Ce furent des luttes massives et déterminées qui permirent d’imposer que les Noirs aient un minimum de droits.

Le livre est également le récit vivant de son séjour de deux années, 1947 et 1948, aux États-Unis. Il a sillonné le pays, y compris le Sud ségrégationniste, en compagnie d’amis noirs, et son témoignage illustre la violence et l’humiliation subies par les Noirs dans les États-Unis du milieu du xxe siècle.

Le mérite de Daniel Guérin, c’est d’analyser clairement l’origine du racisme, qui fut une justification de l’esclavage, tout en montrant qu’il ne s’agit pas au xxe siècle d’un simple reste du passé en voie d’extinction. Il explique au contraire comment, au début du xxe siècle, le développement du capitalisme s’est accompagné de la mise en place de la ségrégation raciale dans le

Sud. Il décrit l’alliance des industriels du Nord et des planteurs du Sud, pour tromper et diviser les pauvres Blancs et les Noirs.

Daniel Guérin s’attache à décrire les étapes de la lutte pour l’abolition de ïa ségrégation et pour les droits civiques, l’évolution des idées et des organisations qui ont surgi au cours de ces luttes. Il n’a évidemment pas été possible à l’auteur, dans le cadre de cet ouvrage, de décrire les diverses et très nombreuses batailles qui ont été livrées contre la ségrégation, d’autant que ces luttes se sont multipliées et ont pris bien des formes différentes dans les années 1950, puis 1960, au fur et à mesure que le mouvement s’approfondissait pour devenir une véritable lame de fond qui obligea les autorités à faire marche arrière et à concéder, du moins sur le plan légal, la fin de la ségrégation. Mais le livre permet de se repérer dans ces luttes foisonnantes.

Publié sous le titre De l’Oncle Tom aux Panthères, cet ouvrage, troisième version actualisée d’un premier livre écrit suite à son séjour aux États-Unis, a été terminé en 1972, à la fin de cette longue période de lutte, alors qu’une répression féroce venait à bout des Panthères noires.

Grâce à ces luttes des années cinquante à soixante-dix, des progrès importants eurent lieu et pas seulement sur le strict plan légal. En 1960, il n’y avait que 20 % des Noirs qui figuraient sur les listes électorales et, en 1972, 62% d’entre eux étaient électeurs. En 1930, seuls 27 000 Noirs étaient inscrits dans les facultés, un demi-million l’étaient en 1970. Le niveau de vie des Noirs, qui ne représentait que 41 % de celui des Blancs en 1940, arrivait à 60 % de celui des Blancs trente ans plus tard. Et depuis, il est certain que la petite bourgeoisie noire a pu se faire une place économiquement et politiquement. Ses représentants ont été intégrés dans l’appareil d’État. De nombreux chefs de la police, de nombreux maires noirs ont été élus.

Mais en l’absence de nouvelles luttes, cela n’a guère bougé.

Si la ségrégation légale n’existe plus, les discriminations raciales existent toujours, étroitement liées qu’elles sont à l’exploitation de la classe ouvrière et au sort réservé aux pauvres. En près de quarante ans, de 1970 à 2007, le revenu des familles noires n’a que très peu progressé par rapport à celui des familles blanches, atteignant en 2000 la proportion maximum de 63,5 % de celui des familles blanches. Et cette proportion diminue depuis, comme à chaque fois qu’il y a une montée du chômage. Car le taux de chômage des Noirs est presque le double de celui des Blancs. Pour ceux qui travaillent, le salaire horaire moyen d’un Noir est inférieur de 28 % à celui d’un Blanc. C’est dire que les inégalités restent très fortes. En 2004, la richesse moyenne des ménages noirs ne se montait en moyenne qu’au cinquième de celle des Blancs ! 68 % des Blancs possèdent leur maison mais seulement 47% des Noirs. 10% des Blancs sont considérés comme pauvres, mais près de 25% des Noirs. Pour les enfants c’est encore pire : un tiers des enfants noirs vivent dans la pauvreté, une proportion deux fois plus importante que chez les Blancs. Si on ne compte que les enfants de moins de six ans, ce sont 40 % des enfants noirs qui vivent dans la pauvreté contre 17% des enfants blancs. La mortalité infantile atteint encore 13,2 pour mille chez les Noirs, alors qu’elle est de 5,7 pour mille chez les Blanc. Et de nos jours, avec la crise et l’absence de lutte, les écarts, loin de se résorber, se creusent un peu plus encore.

Ces aspects frappants de discrimination ne sont pas liés uniquement à la couleur de la peau, mais ils s’expliquent aussi par la situation sociale de la majorité des Noirs qui font partie de la population laborieuse et même souvent de ses catégories les plus exploitées, les moins qualifiées, les plus mal payées ou carrément sans emploi, contraintes à vivre au jour le jour. Et s’il est vrai que la misère frappe plus souvent et plus fort les Noirs que les Blancs, une partie de la classe ouvrière blanche est aussi réduite à la misère, à vivre de petits boulots ou d’expédients, sans logement, sans soins médicaux, sans espoir. Et dans cette période de crise, la plongée dans le dénuement et la misère peut être très brutale même si on a la peau blanche.

Bien au-delà du problème des discriminations raciales, c’est donc le problème du fonctionnement même de la société capitaliste qui est soulevé, le problème de la place et du sort réservé à la classe ouvrière. C’est le problème de l’émancipation sociale de la classe laborieuse qui est posé.

À son apogée, au moment où il a été le plus radical, le mouvement noir a en quelque sorte effleuré le problème. Il a même menacé la société capitaliste de « destruction ». Mais il n’a pas poussé au bout la nécessité de remettre en cause la société capitaliste, et celle-ci a survécu à l’ébranlement que le mouvement noir avait provoqué. Daniel Guérin a bien conscience que « la guerre sociale ria pas encore été vraiment déclarée» lorsqu’il conclut son livre, dont le fil conducteur est justement l’incapacité du capitalisme à se débarrasser du racisme.

Les Bons Caractères