La lutte des Noirs: le gradualisme

La lutte contre la ségrégation raciale a inspiré deux tactiques que j’appellerai, l’une libérale, l’autre, radicale. Chacune comprend, bien entendu, des variantes. La première recourt aux moyens légaux ; elle fait appel à la bonne volonté des autorités fédérales: pouvoir exécutif, pouvoir législatif, pouvoir judiciaire ; elle évite le plus possible de faire intervenir les masses. La seconde estime insuffisants les moyens purement légaux ; elle croit à la nécessité de l’action directe ; elle n’hésite pas à engager les masses dans la lutte ; ses partisans les plus extrémistes pensent qu’il n’est possible de déraciner le préjugé racial qu’en transformant l’ordre social, ou en se séparant de l’ordre racial institué par les Américains blancs.

La manière libérale a été pratiquée par l’« élite » de la communauté noire. Celle-ci n’est comparable en rien à la classe supérieure de la communauté blanche. C’est peut-être avec exagération que Franklin Frazier l’a baptisée «bourgeoisie noire». Elle n’est, en fait, qu’une petite bourgeoisie. Elle comprend des hommes d’affaires de modeste envergure (quelques directeurs de banque et de compagnie d’assurances, des petits commerçants, des entrepreneurs de pompes funèbres) et des membres de professions libérales (médecins, dentistes, avocats, professeurs, journalistes), auxquels s’ajoutent un certain nombre de fermiers propriétaires et d’artisans qualifiés.

Cette classe supérieure est de formation relativement récente. Le nombre des Noirs exerçant des professions libérales est passé de 33944 en 1890 à 47219 en 1900, 68350 en 1910, 81771 en 1920,135926 en 1930,370000 en 1946, environ 850 000 en 1963.

Avant que la petite bourgeoisie de couleur ne prît forme, la communauté noire n’avait d’autres dirigeants naturels que les ministres du culte. Les pasteurs n’avaient pas fait grand-chose pour améliorer la condition des Noirs. Ils prêchaient à leurs ouailles une soumission passive aux conditions terrestres. Mais, au fur et à mesure que la petite bourgeoisie grandit, elle enleva aux clergymen la direction de la communauté. Les Églises noires continuèrent à faire figure d’institutions puissantes et prospères, mais elles avaient perdu leur influence politique. Elles n’ont redoré leur blason que lorsque, de nos jours, elles ont produit une nouvelle élite de jeunes pasteurs activistes, s’enhardissant à prendre la tête des masses.

Un des traits de la petite bourgeoisie noire fut longtemps son isolement hautain des masses. Myrdal fustigea son attitude « dictatoriale et paternaliste » Les distances étaient parfois plus grandes entre l’« élite » et la foule noires qu’entre l’« élite » et la foule blanches. La petite bourgeoisie noire parlait de son congénère plébéien avec autant de mépris et de sévérité que le font les racistes blancs. Il lui arrivait de le traiter de nigger.

Cette attitude était due à plusieurs raisons. Tout d’abord, le niveau de vie et d’éducation extrêmement bas des masses populaires noires ; ensuite, le besoin ressenti par l’« intelligentsia » de couleur de compenser les humiliations et les frustrations que lui font endurer les Blancs en humiliant à son tour le « bas peuple » de sa propre race; enfin, l’exemple des classes supérieures blanches dont la petite bourgeoisie noire imitait inconsciemment les manières arrogantes, le luxe, les signes extérieurs de richesse et jusqu’aux ridicules.

Du fait de sa position économique, l’« élite » noire est, dans une certaine mesure, conservatrice. Si le monde blanc lui infligeait de cuisantes blessures d’amour-propre, elle était liée à lui par une communauté d’intérêts. Cette attitude de relatif conservatisme social eut plusieurs conséquences : d’une part, la petite bourgeoisie noire se montra souvent hostile au mouvement

ouvrier (au temps où celui-ci était encore combatif) ; ensuite, elle manifesta des dispositions plutôt accommodantes vis-à-vis de la classe supérieure blanche et, pour peu qu’on lui donnât un os à ronger, elle aida les maîtres de l’Amérique à contenir les masses noires ; enfin, elle était intéressée, dans une assez large mesure, à la ségrégation : Jim Crow lui assurait, dans un certain nombre d’activités économiques, le monopole de la clientèle noire et la protégeait contre la concurrence des Blancs tandis que l’ignorance et la misère dans lesquelles la séparation des races maintenait les masses noires permettaient à P« élite » de gruger et d’exploiter la « race » tout à son aise. Comme l’écrivit un observateur, elle « s’engraissait de leur crédulité » Ainsi, dans beaucoup de localités du Sud que j’ai visitées, les leaders de la communauté noire étaient entrepreneurs de pompes funèbres : c’est, en effet, dans ce milieu une des professions les plus lucratives, le peuple noir ayant un faible pour les beaux enterrements.

Mais, à côté de ces traits négatifs, la petite bourgeoisie noire a présenté, de plus en plus, des traits relativement positifs. Tout d’abord, malgré son désir de devenir une classe capitaliste, elle est loin encore d’atteindre à cet objectif, et elle ne se fait guère d’illusions : elle ne se hissera jamais qu’à la cheville des businessmen blancs. Elle n’est engagée que dans des entreprises commerciales, financières ou agricoles d’assez modeste envergure. Elle n’a pour ainsi dire pas pénétré dans le domaine de la production et elle n’exploite pas de travailleurs industriels. La plupart de ses membres, au surplus, appartiennent aux professions libérales et non au monde des affaires.

Le conservatisme de la prétendue «bourgeoisie noire» est donc beaucoup moins figé que celui de la classe dirigeante blanche. Le préjugé racial entretient dans l’intelligentsia noire un état permanent d’irritation, d’impatience, de combativité. Malgré les intérêts qu’elle a en commun avec la société bourgeoise blanche, le contact social lui est difficile avec les privilégiés de la pâleur et de l’argent. Elle ne peut pas non plus accéder aux

situations et aux emplois par lesquels le Big Business s’attache la petite bourgeoisie blanche. Malgré la répugnance que lui inspirent les masses populaires noires, elle est obligée de s’assurer leur soutien, de subir leur pression et, quand l’homme de la rue prend l’initiative de l’action comme c’est le cas aujourd’hui, elle ne peut faire autrement que de le suivre.

En bref, la petite bourgeoisie noire ressemble à l’âne de Buridan : d’un côté, elle est intéressée au maintien de la ségrégation ; de l’autre, elle n’en peut supporter les humiliations et, de plus, elle est obligée, pour conserver la clientèle et l’appui des masses noires, de lutter contre toutes les formes du préjugé racial. Elle craint les masses, mais elle doit leur faire des concessions. Cette contradiction s’est manifestée, d’une façon particulièrement sensible, dans la presse noire d’inspiration petite-bourgeoise, à la fois militante et timide, conservatrice et progressive, honnête et corrompue (plus tard, plus tard seulement, entrera en scène une presse noire nationaliste ou révolutionnaire).

La résultante de ces tendances opposées était une attitude vacillante, où les gestes résolus alternaient avec les compromis et les capitulations. L’intelligentsia entretenait bien sûr quelque agitation pour l’égalité des droits; mais ces protestations, au moins dans le passé, allaient rarement jusqu’à troubler le confort de sa position de classe.

Malgré les divergences d’intérêts qui opposaient la masse noire à cette « élite », la première accepta d’être dirigée par la seconde. Elle se dégagea, pour un temps, de l’influence de ses pasteurs pour suivre ses notables. Mais cette alliance avait quelque chose de boiteux. Elle dura juste le temps où personne d’autre ne s’offrit à guider les foules noires. Aujourd’hui, une nouvelle direction, expérimentant des moyens d’action inusités jusqu’alors, mobilisant et soulevant de larges masses, a fait, enfin, son apparition. L’heure de l’« élite » libérale est révolue.

La petite bourgeoisie noire s’était forgé un instrument de lutte : l’Association nationale pour le progrès des gens de cou-

leur (NAACP). L’association avait été créée en réaction contre la papauté exercée sur la communauté noire par Booker T. Washington. Ce pédagogue avait prêché aux Noirs de demeurer d’éternels « Oncles Tom », de ne pas quitter le Sud, de se résigner à la ségrégation, de se soumettre aux volontés de la majorité blanche et de s’attirer peu à peu, par cette attitude servile, sa sympathie. « Travaillez dur, leur disait-il, apprenez un métier qualifié, préférez l’enseignement technique à l’enseignement supérieur, gagnez de l’argent, devenez propriétaires, abstenez-vous de faire de la politique, et vous vous ferez ainsi accepter par la société américaine. » Ce langage ne pouvait que plaire aux Blancs qui prodiguèrent leurs égards, aussi bien que leurs largesses, à Booker T. Washington : Carnegie déliait pour lui les cordons de sa bourse et il avait ses entrées chez le président des États-Unis.

Mais les Blancs manifestèrent, au même moment, leur « sympathie » pour la race noire en mettant la dernière main à la législation raciste du début du siècle qui acheva de priver les Afro-Américains de leurs droits civiques et de les parquer dans le ghetto. La faillite de la stratégie préconisée par Booker T. Washington était si flagrante que les jeunes intellectuels noirs de l’époque, Du Bois en tête, aspirèrent à secouer le joug malfaisant de leur « pape » Ils le conspuèrent au cours d’une réunion où il avait pris la parole et se réunirent aux chutes du Niagara, le 9 juillet 1905, pour lancer un nouveau mouvement. Dans un remarquable manifeste, dû à la plume de Du Bois, ils dénoncèrent une ségrégation qui allait en empirant: «Pas à pas les défenseurs des droits des citoyens américains ont battu en retraite. Contre quoi le Niagara Movement protestera éternellement. Nous réclamons pour nous-mêmes chacun de tous les droits qui appartiennent à un Américain né libre, droits politiques, droits civiques, droits sociaux; et, jusqu’à ce que nous les ayons obtenus, nous ne cesserons de protester et de clamer aux oreilles de l’Amérique. »

En 1909, le Niagara Movement devint la NAACP. La jeune association engagea une lutte ouverte contre les diverses mani-

festations du préjugé racial. Elle entreprit une croisade contre le lynchage. Elle défendit les droits politiques des Noirs devant la Cour suprême: de 1915 à 1948, elle obtint gain de cause dans 24 des 27 cas présentés. Elle combattit toutes les formes de discrimination: dans l’emploi, le logement, la rémunération des enseignants, etc. ; elle prit en toute occasion la défense des Noirs victimes d’actes de violence ou d’arbitraire. Cette activité lui valut, dans une certaine mesure, le soutien actif de la communauté noire, pas seulement de l’élite, mais aussi de la masse. Pendant la dernière guerre, notamment, l’éveil de la conscience noire, en même temps que l’exode des Noirs du Sud vers les centres industriels, gonflèrent ses effectifs, qui passèrent de 85 000 en 1940 à 530 000 en 1946.

Mais la NAACP n’en resta pas moins affligée des tares qui caractérisaient la petite bourgeoisie noire. Elle n’était pas une véritable organisation de masses. Elle avait pour guide une intelligentsia isolée du peuple. Du Bois essaya tout d’abord de justifier cet isolement en vantant ce qu’il appelait le Talented Tenth. Il attribua à cette élite d’un « dixième » une mission historique : «La race noire, écrivit-il, sera sauvée par ses hommes exceptionnels. Le problème est de développer le meilleur de cette race afin qu’il puisse guider la masse et la détourner de la contamination mortelle du pire. Il n’y a pas de plus sûr moyen d’élever rapidement les masses populaires noires que l’effort et l’exemple de cette aristocratie du talent et du caractère. »

Cette conception romantique aboutissait, en fait, à subordonner les masses noires à une couche dirigeante dont les intérêts économiques étaient différenciés de ceux des masses. Le grand écrivain fit plus tard amende honorable et c’est lui-même qui blâma la NAACP « de s’être trop occupée dans le passé des individualités exceptionnelles, du Talented Tenth, des gens à Taise ». Désormais l’accent devait être mis « sur le bien-être et l’ascension sociale des masses ».

Malheureusement, la composition sociale de la NAACP ne cessa de refléter cette primauté de l’élite. Ses sections ne furent capables nulle part, comme l’observa Myrdal, de procéder à un véritable recrutement de masses et leurs membres appartenaient à peu près exclusivement aux couches supérieures. Cet isolement était, dans une large mesure, volontaire. Les petits bourgeois qui dirigeaient l’organisation avaient peur d’aller vers les masses, d’être débordés par elles, d’être entraînés dans une action directe. À Mobile (Alabama), qui est un important centre industriel, la section de la NAACP comprenait 2 000 membres, mais on y cherchait en vain des travailleurs. Un des rares endroits où je trouvai, en 1948, une section à composition relativement prolétarienne, ce fut Montgomery (Alabama) : cette exception était due à l’impulsion de son secrétaire E. D. Nixon, qui était en même temps un responsable syndicaliste.

À Detroit, capitale de l’automobile, où la section avait pourtant recruté un nombre considérable d’adhérents dans les usines (près de 50000 en 1948), il n’y avait presque jamais d’assemblée générale. La direction n’avait aucune envie de se frotter à la «base»

Parmi les nouveaux membres qui affluèrent dans la NAACP pendant la dernière guerre, il y avait certainement beaucoup de salariés. Mais l’orientation petite-bourgeoise de l’organisation, son manque de vitalité et de dynamisme, ne lui permirent pas de les conserver.

La présente NAACP est une organisation qui a essayé, certes, de se rajeunir, mais dont la structure, les méthodes, l’esprit n’en demeurent pas moins vétustes. Elle manque à peu près totalement de démocratie intérieure et est dirigée autocratiquement par un tout-puissant secrétaire exécutif assisté d’un comité directeur à sa dévotion, lequel se perpétue lui-même et échappe au contrôle de la base. La lutte pour la conquête des droits civiques, qui est sa raison d’être, piétina longtemps sous sa direction,parce quelle se refusait, ou parce qu’elle n’était pas

apte à employer les moyens adéquats. Elle continuait, comme il y a un demi-siècle, à s’en remettre aux tribunaux fédéraux du soin de grignoter la ségrégation ; mais la Cour suprême, malgré un certain nombre de sentences favorables, n’avançait qu’avec une lenteur de tortue. La NAACP s’obstinait à faire antichambre dans les services du pouvoir exécutif et dans les couloirs du Congrès. En mars 1949, le secrétaire exécutif de l’association, qui était alors feu Walter White, se précipita de New York à Washington, comme un général quitte, à l’instant décisif, son quartier général pour se porter sur la ligne de feu. Il téléphona à un certain nombre de «personnalités-clés», attrapa par la boutonnière quelques sénateurs influents. En juillet, l’association réclama par télégramme une session spéciale du Congrès et menaça de contribuer à la défaite des parlementaires hostiles au programme de droits civiques. L’échec fut pitoyable. Malgré les gesticulations de Walter White, le programme du président Truman fut renvoyé aux calendes grecques.

Il ne suffisait pas, en effet, de revendiquer l’égalité des droits. Tout le monde, sauf les Bourbons du Sud, était, en principe, pour les droits civiques ; on les trouvait, en plus ou moins bonne place, dans la plate-forme électorale du Parti Démocrate comme dans celle du Parti Républicain. Ce qu’il fallait, aux yeux des Noirs plus radicaux, c’était découvrir des formes d’action susceptibles de transformer ces promesses démagogiques en réalités. Qu’attendait la vieille dame pour se métamorphoser en une organisation de lutte, aux méthodes rajeunies, aux techniques rénovées ? Allait-elle jeter dans la bataille pour les droits civiques les masses populaires noires ? Elle s’en garda bien. Elle avait beaucoup trop peur d’ébranler l’ordre existant. Pour le distingué président du Tuskegee Institute, Frederik D. Patterson, « le Noir pouvait être affranchi sans détruire la structure économique de la nation dont les aspects splendides ont assuré la grandeur». La NAACP, tout comme les leaders du Labor, ne tenait pas à compromettre sa «respectabilité» dans des aventures. Elle persuada les Noirs

qu’ils pouvaient obtenir l’égalité des droits dans le cadre et par les moyens strictement légaux de la « démocratie ». Telle fut la raison fondamentale de ses faiblesses et de son incapacité à faire triompher même son propre programme.

Aujourd’hui l’influence de la NAACP est en net déclin et elle est contestée de tous côtés. Cependant la pression des masses noires, dressées sur leurs jambes et qui ne veulent plus attendre, l’obligea à ravaler sa façade, à se radicaliser quelque peu, sous peine d’être débordée par des organisations plus militantes. La petite bourgeoisie noire la plus huppée a, dans une certaine mesure, révisé son comportement. Le pasteur Martin Luther King a témoigné qu’en 1958, au cours de la bataille contre la ségrégation dans les autobus à Montgomery (Alabama), les « gros Noirs » qui roulaient en voiture et n’avaient jamais emprunté les transports en commun changèrent d’attitude: « Des hommes et des femmes qu’avaient séparés les uns des autres de factices standards de classe s’unirent dans la lutte commune. »

Reflétant cette évolution, le secrétaire exécutif de la NAACP, Roy Wilkins, se mit à parler plus haut et plus fort, n’hésitant pas à affronter la meute raciste du Mississippi, et à se faire arrêter. Mais, en dépit de ces tardifs éclats, ce n’était plus la vieille dame qui avait l’initiative des opérations. Tout comme le gradualisme, dont elle était la protagoniste et le symbole, elle appartenait au passé.

Pour Louis E. Lomax, auteur de The Negro Revoit, « La révolte noire n’est pas seulement une révolte contre le monde blanc; elle est aussi une révolte des masses noires contre leurs propres dirigeants » et, selon C. Eric Lincoln, qui publia un livre sur les Musulmans noirs, « le Noir passif qui fait confiance à Dieu et à la NAACP pour sauvegarder sa dignité, tandis que lui-même s’efforce de rester bien sage, est en voie d’extinction ».

Chapitre IX