L’insuffisance de la stratégie libérale était depuis longtemps apparue aux yeux des Noirs les plus clairvoyants. Le fondateur même de la NAACP, Du Bois, avait été le premier à faire amende honorable : « Je me rendis compte, écrivit-il, que l’association avait trop misé sur le groupe d’hommes de couleur ayant les revenus les plus élevés, qui la considéraient comme une arme pour attaquer la sorte de discrimination sociale qui le lésait spécialement, plutôt que pour améliorer la condition et la position sociales de la communauté noire dans son ensemble. »
En même temps, Du Bois comprit que la perpétuation (et même l’aggravation) de la ségrégation avait d’autres causes que les dispositions mentales des Blancs : « Ma théorie de base avait été que le préjugé racial était dû à l’ignorance humaine; que, lorsque la vérité serait présentée de façon appropriée, elle dissiperait le fléau monstrueux de la haine raciale. » Cependant, malgré le succès relatif de l’agitation entreprise par la NAACP, « les barrières du préjugé racial étaient certainement aussi compactes en 1930 qu’en 1910 et, par certains côtés, même davantage». Alors Du Bois ouvrit enfin les yeux: «Au-delà de ma conception de l’ignorance et d’une malignité délibérée, il devait y avoir d’autres forces, plus puissantes, qui constituaient les fondements de l’antagonisme racial. » Il vit clairement qu’un programme « invitant les Blancs à renoncer à certaines pratiques et à abandonner certaines croyances » était purement « négatif» et « qu’une agitation continue, qui considérait les droits politiques comme un but en soi plutôt que comme une méthode pour transformer l’État, et qui escomptait rétablir la liberté sur des bases plus larges et plus
fermes par le seul moyen de droits civiques et de sentences judiciaires, était une tactique à courte vue».
Du Bois, ayant enfin découvert - à la faveur de la crise mondiale - le lien existant entre le préjugé racial et les puissances d’argent, préconisa, à partir de 1930, que l’attention se portât sur le système économique. Mais ses collègues de la NAACP refusèrent. Il leur suffisait « de continuer à attaquer le lynchage, à porter davantage de cas devant les tribunaux et à revendiquer nos droits de pleine citoyenneté». Ces petits bourgeois «étaient profondément américains » ; ils professaient « la vieille théorie de l’individualisme » et avaient « le désir de devenir riches ou, pour le moins, aisés». Ils craignirent que leur père spirituel ne devînt «radical et même communiste ».
L’auteur de Dusk of Dawn ne parlait plus le même langage que ces libéraux. «À partir de 1930, je m’étais convaincu que les tactiques et les idéaux fondamentaux de l’association devaient être changés, qu’une simple invocation au vieux libéralisme, un simple appel à la justice omettaient les besoins essentiels. »
En 1934, tirant les conséquences de ce désaccord, le grand pionnier rompit avec la NAACP. Mais, après avoir fait ce pas en avant, il s’arrêta à mi-chemin. Il convint lui-même qu’il se trouvait seul au carrefour de deux routes, dont l’une conduisait au communisme et l’autre à la réaction ploutocratique. Il n’empruntait à Marx que la conception matérialiste de l’histoire, mais il se refusait à croire « au dogme de la révolution, inévitable en vue de corriger les injustices économiques ». Comme les réformateurs sociaux du xixe siècle, il n’alla pas plus loin qu’un socialisme utopique. À l’exemple de Proudhon et des syndicalistes américains d’avant la grande industrie, il rêva de libérer les Noirs par des institutions coopératives et mutualistes, par l’instauration d’une « démocratie industrielle ».
Mais Du Bois ne fut suivi par personne. La petite bourgeoisie noire fit la sourde oreille. Elle se cramponna aux vieilles idées de propriété et de profits. Quant aux intellectuels de couleur
plus jeunes ou plus conséquents, ils dépassèrent Du Bois pour embrasser les idées socialistes ou communistes. Le vieux chef de file de l’intelligentsia marqua la transition entre deux époques ; il rompit avec le passé, mais s’arrêta, pour une assez longue période, au seuil de l’avenir. En 1944, il se réconcilia, pourtant, avec les libéraux de la NAACP pour rompre, de nouveau, avec eux en 1948. Mais cette rupture porta surtout sur la « guerre froide », qui le fit passer dans le camp du communisme stalinien. Le 27 août 1963, à l’âge de 95 ans, William Burghardt Du Bois achèvera, sur le sol d’Afrique, une existence fort remplie. Il mourra citoyen du Ghana et, disait-il, « marxiste-léniniste ».
La leçon de la carence de la NAACP fut méditée par d’autres. Et, notamment, par A. Philip Randolph, porte-parole de la génération suivante. Sa formation avait été très différente de celle de Du Bois. Randolph compléta ses études en travaillant durement de ses mains. Il joignit de bonne heure le Parti Socialiste et commença une carrière de brillant publiciste. En 1925, il fonda, le lecteur le sait, la Fraternité des employés de wagons-lits qui, après une longue et dramatique lutte contre le magnat Pullman, obtint finalement droit de cité. Elle a été longtemps, malgré sa décadence bureaucratique, un des fleurons du syndicalisme noir. Tandis que Du Bois avait incarné (en dépit de son évolution ultérieure) l’aristocratie intellectuelle, Randolph fut un tribun du mouvement des masses, Du Bois un romantique et, dans une certaine mesure, un « nationaliste », Randolph un technicien de l’action collective, un partisan convaincu de l’alliance de la communauté noire et du Labor.
Pour le fougueux plébéien, ce n’était point par l’action minoritaire des intellectuels mais par la pression des masses que le coup de grâce pouvait être porté à la ségrégation. Dans la lutte pour les droits des Noirs, toutes les formes d’agitation et d’organisation étaient valables ; mais aucun de ces moyens ne remuerait l’opinion publique autant que l’action directe. Transposant les techniques du syndicalisme ouvrier sur le plan de la lutte
raciale, il annonça : « Des démonstrations de masses contre Jim Crow valent un million d’éditoriaux et de discours. » Randolph adjura les Noirs de pratiquer une résistance passive inspirée de Gandhi et que, plus tard, le pasteur Martin Luther King devait expérimenter avec succès. Il encouragea, par exemple, ses congénères, dans le Sud, à organiser des journées de lutte contre la ségrégation, allant de la grève scolaire au boycott des transports publics.
Pour mettre en œuvre ces nouvelles tactiques, Randolph créa, en 1936, le National Negro Congress. «L’idée était née, observa Myrdal, qu’une ligue nationale noire, embrassant les syndicats ouvriers, les groupements religieux, fraternels et civiques noirs existants, donnerait plus de force et d’unité à toutes ces organisations et, en particulier, contribuerait à éveiller un écho parmi les masses noires. » L’accent était mis aussi bien sur les améliorations économiques et sociales que sur les droits civiques. Un moment, on put croire que le National Negro Congress allait devenir un puissant mouvement de masses. Mais il échoua finalement. D’un côté, les chefs de la communauté noire, inquiets de ses tendances radicales, le boudèrent ou le combattirent ; de l’autre, les communistes manœuvrèrent pour s’en assurer le contrôle et en
1940, après avoir fait un assez long bout de chemin en leur compagnie, Randolph rompit finalement avec eux, leur abandonnant une organisation moribonde.
L’année suivante, voguant de ses propres ailes, il prit une initiative mémorable. Le réarmement des États-Unis battait alors son plein. Mais les Noirs, malgré les besoins aigus de main-d’œuvre, continuaient à se voir refuser l’entrée des usines. Randolph comprit que le président Roosevelt ne se déciderait à intervenir que si on l’y obligeait. Il invita, en conséquence, ses congénères à organiser une marche sur Washington, le 1er juillet
1941, afin de forcer la main du pouvoir exécutif. « Que dix mille Américains noirs marchent sur Washington! Qu’ils accourent de chaque hameau, de chaque village et de chaque ville. Qu’ils vien-
nent en voiture, en autobus, en train, en camion et à pied. Qu’ils viennent même sous le vent et la pluie. Si les Noirs ne saisissent pas cette occasion d’obtenir du travail et de conquérir la liberté, peut-être ne se reproduira-t-elle jamais. Les masses noires ont la parole. »
Des comités furent fondés dans de nombreuses villes pour préparer la marche, des sommes importantes recueillies. Quand Philip Randolph lança son premier appel, en janvier 1941, il ne comptait que sur 10000 manifestants. Mais, au bout de trois mois, il était déjà assuré du concours de 50 000 marcheurs et, à la fin de juin, il en avait derrière lui 100000. Pour la première fois depuis l’éphémère aventure nationaliste de Marcus Garvey, au début des années 19201, un mouvement de masses était lancé parmi les Noirs. Le langage militant de Randolph avait accompli ce miracle. En répondant à son appel, les foules afro-américaines montrèrent - comme elles le confirment aujourd’hui - quelles avaient perdu confiance dans les vieilles organisations et dans les vieilles techniques libérales.
La petite bourgeoisie noire, se sentant débordée, prit peur et, dans son organe, le Pittsburgh Courier, condamna le mouvement. Mais l’alarme fut bien plus vive encore au sein des gouvernants. Le président Roosevelt dépêcha sa propre épouse auprès de Randolph, afin de le persuader de renoncer à la marche projetée. Finalement, il signait, le 25 juin, l’ordre exécutif qui créait le FEPC et, au moins sur le papier, condamnait la discrimination dans les industries de défense nationale. Mais on a vu que cette mesure était insuffisante et que son application se révéla, par la suite, décevante.
Randolph remit dans le fourreau, sans en faire usage, l’épée qu’il avait dégainée. Par une déclaration radiodiffusée il décommanda la marche sur Washington. Sa décision fut sévèrement jugée par les Noirs, dont beaucoup désertèrent l’organisation. Cependant le March on Washington Movement subsista, malgré
ces défections, sous une forme permanente, et Randolph continua à faire planer sur la capitale fédérale la menace d’une nouvelle marche. Si sa popularité fut quelque peu ébranlée, la révolte noire, à qui il avait donné une expression consciente, poursuivit son chemin.
En 1948, Randolph prit une nouvelle initiative dont la hardiesse ne le cédait guère à la première. S’attaquant cette fois à la ségrégation dans les forces armées, il se rendit auprès du président Truman, à la tête d’une délégation, et lui déclara, tout de go, que « les Noirs ne sont pas d’humeur à mettre encore une fois un fusil sur l’épaule pour la cause de la démocratie à l’extérieur tant que la démocratie leur est refusée chez eux. En particulier, ils sont hostiles à l’idée de se battre ou d’être enrôlés dans une armée où règne la ségrégation. » Le président prit la chose très mal, et l’entretien se termina de façon fort peu protocolaire.
Quelques jours plus tard, Randolph se rendit devant la commission de l’armée du Sénat pour y déclarer qu’il conseillerait aux jeunes, blancs et noirs, de boycotter tout service militaire comportant la ségrégation raciale. Il annonça son intention d’assister les réfractaires et d’organiser à travers tout le pays un vaste mouvement de « désobéissance civile », sur le modèle de Gandhi. Il demanda, enfin, aux parents de soutenir moralement leurs fils lorsque ceux-ci entreraient la tête haute dans les prisons fédérales « pourfaire connaître au monde que les Noirs avaient atteint les limites de la patience humaine». Un sénateur l’ayant menacé d’être poursuivi pour trahison, Randolph répliqua que lui et les siens «étaientprêts à affronter la violence et la terreur» et que « c’était le prix qu’ils avaient à payer pour conquérir leurs droits démocratiques ».
L’effet fut considérable. L’Amérique officielle n’était pas habituée à un tel langage. Max Lerner écrivit dans le journal PM :
« C’est, autant que je m’en souvienne, la première fois que des leaders noirs responsables qui ne jouent pas la carte communiste se sont exprimés si clairement et sans équivoque sur une question
aussi cruciale. » Et, après avoir précisé que tous les leaders de couleur n’approuvaient pas la déclaration de Randolph, il ajouta que le syndicaliste « avait exprimé, sans nul doute, plus exactement que ses collègues plus prudents et circonspects, les véritables sentiments des masses noires».
Les petits bourgeois de la NAACP s’empressèrent de faire savoir qu’ils déconseillaient la désobéissance civile comme moyen de combattre la ségrégation dans l’armée. Pourtant la faveur avec laquelle les masses noires accueillirent le geste de Randolph impressionna l’intelligentsia et l’amena à réviser quelque peu sa position. Quand le secrétaire à la Défense nationale, James Forrestal, convoqua le 26 avril un certain nombre de notables noirs pour solliciter leur avis sur la façon d’améliorer la situation des Noirs dans les forces armées, les invités refusèrent carrément leur collaboration. Un journaliste leur ayant demandé, au cours d’une conférence de presse, si quelqu’un parmi eux s’opposait à Randolph, pas une seule voix ne s’éleva ; et Lester Granger, le très modéré président de l’Urban League, fut obligé de convenir: «La déclaration de M. Randolph a été chaudement approuvée par ce quon peut probablement considérer comme la majorité des Noirs dans ce pays ».
Quant au pouvoir exécutif, il estima urgent de jeter du lest. Tout comme Roosevelt avait signé l’ordre exécutif de juin 1941 pour prévenir la marche sur Washington, le président Truman signa, le 26 juillet 1948, un ordre exécutif par lequel il annonçait son intention de mettre fin, « aussitôt que possible », à la ségrégation dans les forces armées. Ce fut Randolph qui, après avoir marqué ce point, capitula sans conditions. Son premier mouvement fut de traiter l’ordre présidentiel de «geste trompeur, effectué pour des motifs politiques et délibérément calculé pour obscurcir le problème de la ségrégation ». Mais de fortes pressions s’exercèrent sur lui et, quelques semaines plus tard, le 18 août, il prétendit avoir reçu l’assurance que la ségrégation dans les forces armées allait être « bannie sans équivoque » et annonça
qu’il annulait, en conséquence, sa campagne de désobéissance civile.
Ainsi, Randolph avait-il décommandé deux fois, avant même de passer à l’exécution, des mouvements qu’il avait lancés, et qui semblaient assurés de la faveur des masses populaires. Deux fois, il le fit sans avoir obtenu autre chose que de vagues promesses. Pourquoi ? Pour des raisons de politique extérieure. Ayant abjuré le pacifisme de sa jeunesse - en 1914, il avait refusé le service militaire - Randolph craignit, à deux reprises, de compromettre, par son obstination militante, le potentiel guerrier de la « démocratie » américaine. Mais les ferments qu’il a déposés dans le subconscient collectif de ses congénères, la leçon d’action directe qu’il leur a naguère donnée, font lever, aujourd’hui, la révolte noire.
Parmi les mouvements radicaux d’émancipation noire, le souci d’objectivité exige que l’on n’omette point le Parti communiste. Sans doute le PC américain est-il, pour une large part, un mouvement « blanc », mais il s’identifia au moins pour un temps avec la cause noire. Il recruta alors un nombre important d’Afro-Américains et il exerça une réelle influence dans la communauté de couleur. Myrdal admit, en 1944, que les communistes « sont le seul groupe américain qui ait, en pratique, offert aux Noirs une complète égalité sociale et cette attitude est hautement appréciée, non seulement parmi les intellectuels noirs, mais, plus profondément à la base, dans la communauté noire, surtout dans le Nord ». Et le socialiste suédois notait que l’attraction du Parti communiste sur les Noirs s’exerça bien au-delà de ses adhérents proprement dits.
Les auteurs de Black Metropolis, Saint Clair Drake et Horace Cayton, constatèrent de leur côté : « Les rouges gagnèrent l’admiration des masses noires par défaut: car ils étaient les seuls Blancs qui semblaient se soucier réellement du sort des Noirs. Les Noirs sont réalistes. Ils prennent leurs amis et alliés là où ils les peuvent trouver. » Pour Henry Lee Moon, auteur d’un livre sur le « vote
noir», les Noirs connaissent de première main leur véritable ennemi ; les communistes, quoi qu’on ait pu raconter sur leur caractère diabolique, étaient, à leurs yeux, les ennemis de leur ennemi.
J’ai reçu, à ce sujet, le témoignage de mon regretté ami Richard Wright. Le grand écrivain noir, après avoir appartenu au Parti communiste, avait rompu avec celui-ci et donné à cette rupture un certain retentissement. Je lui demandai d’évoquer ses souvenirs des années 1930. Contrairement à mon attente, il rendit un vibrant hommage aux services rendus alors par le PC américain à la cause des Noirs et il insista sur la popularité dont le parti avait joui parmi eux, notamment à Chicago, où Wright avait été le témoin militant de son activité.
Le Parti communiste avait pénétré dans la communauté noire à la faveur de la crise mondiale. Une action d’éclat lui conquit d’emblée la faveur des Noirs. En 1931, six jeunes Noirs de Scottsboro (Alabama) furent condamnés à mort pour un prétendu «viol» de femmes blanches. Le PC sous l’impulsion d’un de ses leaders noirs, William L. Patterson, prit en main leur défense, alerta l’opinion publique, collecta des sommes énormes, réussit à soulever l’indignation du monde entier. Sans doute lui reprocha-t-on d’avoir, à cette occasion, servi davantage son propre intérêt de parti que celui des jeunes inculpés. Il n’en cloua pas moins au pilori le racisme.
Quand le PC américain, à l’instigation du Kremlin, prit, en 1925, le grand tournant dit des Fronts populaires et sacrifia aussi bien le mouvement ouvrier que le mouvement noir aux nécessités de l’alliance entre Washington et Moscou, ses représentants à un nouveau comité de défense des Noirs de Scottsboro eurent, certes, une attitude plus décevante et laissèrent certains des inculpés plaider coupable pour obtenir, en échange, la relaxe des autres.
Malgré cette défaillance, le Parti communiste lutta pour l’égalité sociale complète des Noirs et, dans ses rangs, la mit en
pratique. C’est ainsi qu’il présenta un Noir comme son candidat à la vice-présidence des États-Unis. Ses hommes dans le CIO contribuèrent, pour une large part, à faire prendre à l’organisation nouvelle une attitude de combat contre le préjugé racial. Il préconisa constamment l’union des exploités blancs et noirs contre leur ennemi commun. Il enseigna le premier aux Noirs, surtout dans le Nord, les techniques d’action directe et d’action de masses. À Chicago, notamment, un de leurs bastions, les communistes noirs engagèrent excellemment la lutte contre les expulsions de locataires et contre la discrimination dans l’emploi. Parfois même, la « base » de couleur du parti, emportée par sa combativité, rua dans les brancards, voulut former des groupes de combat et mettre en oeuvre des tactiques militaires, préfiguration de celles des futures Panthères noires, que la direction (au fond plus réformiste que révolutionnaire) condamna.
Le préjugé favorable dont bénéficièrent les communistes auprès des masses noires et d’une fraction de l’intelligentsia explique la facilité avec laquelle ils réussirent à s’assurer le contrôle d’une organisation de masses comme le National Negro Congress de Randolph. Ce résultat ne fut pas seulement obtenu par la technique du noyautage. De même, les jeunes intellectuels influencés par le PC américain entretinrent à l’intérieur de la NAACP une opposition qui, à certains moments, causa de sérieux embarras à la direction. Ils critiquèrent l’inefficacité de ses tactiques, son manque de démocratie intérieure, son refus de s’attaquer au problème économique.
Les sympathies dont, en 1948, bénéficia l’éphémère parti d’Henry A. Wallace, compagnon de route des staliniens, dans certaines sections de la communauté noire démontrèrent que l’influence des communistes parmi les Afro-Américains, bien que déclinante, était encore à cette date non négligeable. Au cours de mes voyages dans le Sud, je rencontrai d’assez nombreux partisans de Wallace parmi les ouvriers syndiqués, étudiants, professeurs, journalistes et même ministres du culte noir.
Malgré le succès qu’ils remportèrent auprès des Noirs, les communistes américains furent obérés d’un certain nombre de handicaps dont on ne saurait les blâmer :
Tout d’abord, en admettant dans leur parti des Noirs sur un pied d’égalité absolue, ils se coupaient, presque inévitablement, de la masse des travailleurs blancs. Comme l’observa Du Bois dans Dusk of Dawn, « en effaçant la ligne de démarcation de la couleur dans leurs propres rangs, ils ont compromis leurs chances de recruter un nombre considérable d’ouvriers blancs ».
En sens inverse, le fait même que le parti fut dirigé par des Blancs éveilla la méfiance légitime de nombreux Noirs. Instruits par une longue expérience, ils se demandèrent quelles arrière-pensées faisaient soudain se tendre vers eux des mains blanches. D’autres doutèrent que les travailleurs blancs fussent capables de renverser une attitude traditionnelle au point de devenir leurs amis et ils se dirent que si, d’aventure, les communistes prenaient le pouvoir, ils ne se comporteraient guère mieux à leur égard que le reste des Blancs. Beaucoup d’entre eux considéraient comme de simples appâts les pique-niques interraciaux organisés par le parti. L’athéisme du PC américain lui fit également du tort dans la communauté noire, qui était encore très religieuse. À telle enseigne que les marxistes durent quelquefois (à titre de correctif) discourir dans les églises noires, tandis que les fidèles ponctuaient leurs harangues de plaintifs Amen.
Enfin, plus d’un Noir hésita à ajouter, selon l’expression de A. Philip Randolph, à la malédiction d’être noir celle d’être rouge. Mais quelques-uns saisirent que, de toute façon, l’identité entre leur programme d’affranchissement et celui des staliniens permettait à leurs adversaires de diffamer comme « communiste » toute forme de lutte antiraciste.
À ces handicaps non blâmables se superposèrent de flagrantes erreurs :
La dépendance du Parti communiste à l’égard de l’État russe indisposa les Noirs. Méfiance entretenue par la succession des
« tournants », calqués mécaniquement sur les fluctuations de la politique extérieure soviétique. À la suite du plus « casse-cou » de ces virages - la conclusion du pacte Hitler-Staline du 23 août 1939 - le Parti communiste américain devint, soudain, «défaitiste » et renonça à encenser Roosevelt. Ce fut alors que Philip Randolph se sépara des communistes dans le National Negro Congress et dénonça véhémentement leur soumission à Moscou : « Du fait, écrivit-il, que le Parti communiste américain tire de la Russie communiste sa politique et son programme, ses tactiques et sa stratégie sont aussi capricieuses, changeantes et imprévisibles que la politique extérieure de Moscou. Les Noirs ne rejettent pas le Parti communiste parce quil est révolutionnaire ou radical, ou du fait de son prétendu extrémisme. Ils le rejettent parce qu’il est contrôlé et dominé par un État étranger dont la politique peut être ou n’être pas dans l’intérêt des États-Unis ou du peuple noir. »
Jusqu’à la fin de juin 1941, le PC américain avait fustigé les initiateurs de la marche sur Washington : leur programme était trop modéré, il ne s’opposait pas assez nettement à la guerre. Mais, quand les armées hitlériennes eurent envahi l’URSS, ils firent volte-face et reprochèrent à Randolph le contraire, c’est-à-dire son militantisme, pourtant vacillant : tout devait être subordonné à la croisade contre l’hitlérisme ; il fallait remettre à des temps meilleurs la lutte pour l’affranchissement des Noirs.
En 1944, un écrivain communiste, Doxey A. Wilkerson, se chargea de définir, dans toute sa nudité, la position orthodoxe :
« Les Noirs doivent accorder à cette guerre un soutien inconditionnel. Il y a des leaders de couleur qui dénoncent le gouvernement et les Blancs pour des injustices raciales toujours existantes, et qui organisent des luttes de masse de la population noire. Ils suivent une voie qui affaiblit le programme de victoire de la nation. Tracer, de façon idéaliste, des plans d’après-guerre pour les Noirs tend à les priver de l’énergie requise pour la tâche vraiment urgente d’aujourd’hui : gagner la guerre. »
L’administration Roosevelt fut présentée par le parti comme acquise aux hommes de couleur. L’ordre exécutif abolissant - sur le papier - la discrimination dans les industries de guerre fut salué avec enthousiasme, la NAACP elle-même critiquée comme «trop militante». Au cours de l’émeute raciale de Harlem, en 1943, le PC américain alla jusqu’à prendre fait et cause pour les autorités de la ville et de l’État de New York contre les masses populaires noires.
Cette attitude déçut profondément les hommes de couleur et fit perdre aux communistes des appuis qu’ils n’ont pas retrouvés depuis. Les Noirs, même les plus ignorants des causes théoriques des guerres modernes, étaient sceptiques à l’égard des buts de guerre « démocratiques » des États-Unis. Une croisade contre le fascisme devait, de leur point de vue, commencer at home, en Amérique même. Alors que les communistes exigeaient d’eux un soutien inconditionnel de la guerre, il leur paraissait avisé, pour le moins, de conditionner leur participation et d’exiger, en contrepartie de leurs sacrifices, la pleine égalité des droits. Or le PC, sous prétexte de gagner la « guerre de la liberté », leur liait pieds et poings. Le Chicago Defender, un grand journal noir qui avait dans le passé sympathisé avec les communistes, écrivit qu’ils avaient « manqué de parole » à ceux qui les considéraient comme des leaders et qu’« ils avaient détruit eux-mêmes leur prestige ».
Après la guerre, les communistes essayèrent de reconquérir la confiance des Noirs. Mais leurs efforts, parfois fructueux, furent annihilés par la « chasse aux sorcières », l’hystérique redbaiting, comme on dit là-bas, fruit empoisonné de la « guerre froide » et aussi par la mollesse, combien décevante pour ceux qui leur avaient fait confiance, de leurs réactions face à ce déchaînement réactionnaire.
Chapitre X