Les « Muslims»

Parallèlement à l’activisme intégrationniste se développa un mouvement séparatiste d’inspiration religieuse. Ses zélateurs ont pris le nom de Muslims, improprement appelés Black Muslims ou Musulmans noirs, et leur « prophète » celui d’Elijah Muhammad. À l’origine une secte minuscule et sans influence, elle a réussi à recruter dans les grandes villes du Nord un nombre considérable d’adeptes, un nombre de sympathisants encore plus substantiel et, mieux, à gagner le respect de millions de Noirs qu’ont impressionnés sa catégorique dénonciation de l’oppression raciale et sa détermination, au moins théorique, d’en finir avec la domination blanche.

Les Musulmans noirs ont rassemblé plus de 150000 adhérents et possédé des ramifications dans 82 grandes villes américaines. Chaque fois que leurs orateurs parlaient en public, ils rassemblaient de 8 000 à 10 000 auditeurs. La presse blanche, après les avoir longtemps ignorés, leur consacra, à partir de 1959, de nombreux articles et leur ouvrit ses colonnes, tandis qu’une cinquantaine de stations régionales de radio diffusaient la parole de leurs « ministres » du culte.

Les Muslims ont exercé leur prosélytisme surtout parmi les jeunes. Quatre-vingts pour cent de leurs membres avaient entre dix-sept et trente-cinq ans. Ils tiraient la plupart de leurs recrues du sous-prolétariat noir en provenance du Sud et échoué dans les grandes villes industrielles du Nord, où il trouve malaisément du travail. Déracinés, parqués dans des ghettos aux dimensions bien plus vastes que celui déserté, privés du milieu humain qui, dans une certaine mesure, avait adouci leur sort dans le Sud, ces «lumpens», comme les appelleront par la suite, empruntant au vocabulaire marxiste, les Panthères noires, n’en ressentent que plus fortement leur situation de déshérités et leur exclusion de

la société américaine. N’ayant plus rien à perdre, ils sont prêts à tout risquer.

Les Muslims ont, à un moment, représenté les aspirations émotionnelles des trois quarts des Américains noirs. James Baldwin, après avoir hésité à les prendre au sérieux, a convenu par la suite que «tous les Noirs des États-Unis sympathisent plus ou moins avec eux, même ceux qui sont partisans de l’intégration », car « le désespoir qui a conduit les Musulmans noirs à réclamer un État autonome est un peu celui de tous les Noirs».

Du point de vue de leurs méthodes d’action, les Muslims ne sont, en principe, ni pacifistes ni agressifs. Ils veillent à respecter strictement la loi et à ne point troubler l’ordre public. Ils ne prendront jamais, disent-ils, l’initiative de l’attaque, mais à quiconque s’aviserait de les provoquer, ils répondraient en appliquant la vieille loi du talion : « Œil pour œil, dent pour dent. » Par ailleurs, ils entourent leurs leaders de gardes du corps particulièrement vigilants et entretiennent une formation militarisée, au nom plus séduisant que rébarbatif : les « Fruits de l’islam ».

Les Muslims sont les héritiers directs du mouvement de Marcus Garvey des années 1920. Comme lui, ils prêchent que Dieu est noir, que les Noirs sont ses élus et qu’ils dirigeront le monde. Le Blanc, au contraire, est une créature du diable, une incarnation du mal. Sa domination prendra fin pour toujours d’ici quelques années. Comme Garvey encore, les Muslims se font les apôtres de la séparation des races. Ils proclament la capacité et le droit du peuple noir à se gouverner lui-même.

Tandis que Garvey avait lancé le mythe du retour à l’Afrique, les Muslims, eux, se réclament de l’islam. Le fondateur de la secte, aux alentours de 1930, fut un certain Wallace D. Fard, Noir de Detroit. Il recruta un disciple : Elijah Poole, fils d’un prêcheur baptiste de Géorgie, dont les parents avaient été esclaves. Puis Fard disparut mystérieusement et Poole, qui avait troqué, entretemps, son patronyme contre celui de Muhammad, s’intronisa lui-même le nouveau prophète d’Allah et affirma que son mes-

sage lui avait été révélé par Allah en personne, sous les espèces de Wallace D. Fard. Quelques années plus tard, le prophète s’adjoignit un personnage exceptionnellement brillant, son cadet de près de trente ans, Malcolm Little, fils lui aussi d’un pasteur baptiste. Ancien délinquant et autodidacte, Malcolm était intellectuellement de beaucoup supérieur à son aîné. Il fut un organisateur et un orateur infatigable ; à Harlem, son puissant fief, il s’acquit une énorme popularité.

Les Muslims refusent le vocable de « nègres », à leurs yeux un rappel de l’esclavage, et s’intitulent les « prétendus nègres ». Ils rejettent les noms chrétiens dont les esclavagistes avaient affublé leurs ancêtres. Ils adoptent en guise de patronyme la lettre X (qui, se prononçant en anglais «ex», a le double sens d’un passé révolu et de l’inconnue algébrique). C’est ainsi que Malcolm Little a pris le nom de «Malcolm X», qu’au temple de Boston officie un « Louis X », à celui de Detroit un « Wilfred X », à Washington un « Lucius X », etc. Quand, dans un même temple, adhèrent plusieurs fidèles du même prénom, on les distingue les uns des autres en les baptisant «2 X», «3 X», «4 X», etc. Les noms imités de l’arabe ne sont attribués qu’aux « musulmans » les plus initiés. Le « prophète » a pris celui de Muhammad, l’un de ses fils d’Akbar, et Malcolm X s’est rebaptisé, au cours de ses périples orientaux, Malik Shabbaz, patronyme que sa veuve, Betty, tiendra à conserver après sa mort.

Les cérémonies religieuses des Muslims commencent par un salut en arabe et des phrases en arabe sont inscrites sur un tableau noir. La langue arabe est enseignée dans deux « universités de l’islam », à Chicago et à Detroit ; en attendant quelle soit plus familière aux fidèles, le Coran est lu et récité en traduction anglaise. Cependant Akbar, fils de Muhammad, parle couramment l’arabe et a servi d’interprète à son père lors de son voyage dans les pays musulmans.

L’orthodoxie musulmane des Muslims reste une question controversée. Eux-mêmes, à l’origine, ne prétendaient pas être

de vrais musulmans, puisqu’ils s’étaient, volontairement, orthographiés Muslims, et non Moslems, qui est le nom en usage dans la langue anglaise pour désigner les disciples de Mahomet. Au surplus, le contre-racisme des Musulmans noirs américains va à l’encontre de la doctrine séculaire de l’islam, qui doit son extraordinaire propagation dans le monde, comme le souligne C. Eric Lincoln dans le livre qu’il leur a consacré, à son esprit de tolérance et de fraternité, à une « admirable indifférence à l’égard des frontières raciales». D’autre part, les bannières que brandissent les Muslims et qui proclament: «Il n’y a pas d’autre Dieu qu’Allah et Muhammad est son prophète» risquaient d’avoir, pour les authentiques fidèles de Mahomet (il en existe un certain nombre aux États-Unis), une résonance blasphématoire.

Pourtant, à la fin de 1959, Elijah Muhammad fut admis à se rendre en pèlerinage à La Mecque, faveur réservée aux authentiques croyants. Malcolm X (alias Malik Shabbaz) fut reçu comme un « frère » en Égypte et dans d’autres pays islamiques. Sans doute l’attitude de ces pays à l’égard des Musulmans noirs était-elle ambiguë et, en tout cas, embarrassée. Mais l’intérêt politique l’emporta sur la stricte orthodoxie. Elijah Muhammad et le président Nasser échangèrent des télégrammes chaleureux.

Sur le plan moral, la secte a réussi à transformer d’étonnante façon le comportement de ses zélateurs. Une fois convertis, ils portent chemise propre, veston et cravate. Ils ne boivent plus, ne fument plus, ne dansent plus, ne se droguent plus, affichent le plus grand respect pour les femmes et ne s’exhibent qu’en compagnie de leur épouse légitime. Dans les temples, hommes et femmes occupent des emplacements séparés. Les Muslims ne mangent pas de porc, accusant ce repoussant animal d’incarner tous les défauts de l’homme blanc. Les Panthères noires, à leur suite, appelleront « porcs » les policiers et autres racistes.

Si l’on y regarde de plus près, les gestes de déchristianisation des Muslims, leurs travestis islamiques expriment une réaction contre le christianisme esclavagiste, qui a acculturé le Noir, lui

a fait perdre sa pureté originelle et n’a rien tenté pour le tirer de son état d’infériorité. Le secret de leur réussite est d’avoir su capter la profonde religiosité des Noirs américains, legs luxuriant et toujours vivant de l’Afrique ancestrale, pour la greffer sur l’islam, religion si remarquablement adaptée à l’âme noire quelle ne cesse de gagner du terrain en Afrique.

Un atout dans leur jeu est d’abriter un mouvement essentiellement politique sous une enveloppe religieuse, qui le rend moins vulnérable : si la police secrète (FBI) surveille attentivement les Muslims, leur étiquette confessionnelle les protège néanmoins dans une certaine mesure contre la répression.

Une autre arme des Muslims, c’est d’avoir repris à leur précurseur, Marcus Garvey, le mythe de la négritude. Ils enseignent, dans les écoles fondées par eux, qu’à l’origine de l’humanité l’homme était Noir et que le Blanc est un produit tardif de l’espèce humaine, ne comptant guère que six mille ans d’existence. Ils exaltent les prestigieuses civilisations d’un lointain passé. Ils rendent au Noir la fierté d’être noir. Ils le délivrent de ses anciens complexes d’infériorité. Par eux, chaque Afro-Américain est investi de la puissance de la Nation noire et de sa glorieuse destinée.

Dans les chansons populaires qu’ils composent et les spectacles qu’ils montent, tels ceux de Louis X, ministre du temple de Boston en même temps que musicien et chanteur, ils prennent pour thème l’horreur de l’abîme dans lequel tombe le Noir quand il s’essaie à imiter le Blanc, un Blanc qu’ils présentent comme condamné à expier ses crimes contre l’humanité.

En même temps qu’ils réhabilitent la négritude, les Muslims interviennent vigoureusement dans le présent. Ils soutiennent sans réserve les mouvements anticolonialistes, en Afrique, en Asie, dans les Caraïbes. Leurs journaux tiennent le lecteur au courant, dans le détail, des révolutions libératrices, telles celles d’Algérie et de Cuba. Quand Fidel Castro résida à Harlem, à l’automne de 1960, à l’occasion de l’assemblée des Nations unies, il

reçut longuement Malcolm X. C’est encore un mérite des Musulmans noirs que d’avoir réussi, à l’inverse des intégrationnistes, à souder la libération noire américaine à la décolonisation mondiale. -

Les Muslims professent une sorte de racisme à rebours et refusent la société américaine en bloc. Ils en nient la réalité, c’est-à-dire la supériorité numérique et économique des Blancs. D’un problème de minorité en lutte pour l’égalité des droits, ils prétendent faire un problème d’indépendance nationale. Ils combattent sans relâche l’intégration et les intégrationnistes. Par leurs soins, le pasteur Martin Luther King, en visite à Harlem, fut, en juin 1963, bombardé de tomates trop mûres et d’œufs pourris. Si les Musulmans noirs s’attaquent à Jim Crow, c’est par des moyens bien à eux : ainsi, à Chicago, ils ont acquis un immeuble de rapport, spacieux et moderne ; ils en ont expulsé les locataires blancs pour y installer des Noirs mal logés, en même temps qu’ils réduisaient le montant des loyers.

Mais, à part ces incursions, plutôt rares, dans la bienfaisance et dans l’immédiat, c’est le séparatisme à plus longue échéance qui occupe surtout leurs esprits. Reprenant le mot d’ordre du Parti communiste des années 1930, ils demandent au gouvernement américain de leur concéder plusieurs États, de préférence dans le Sud, pour les « indemniser des souffrances de l’esclavage ». Ils entendent y établir leur propre nation noire à l’intérieur des États-Unis. «Nous sommes indésirables dans leur société et chassés comme des lièvres à travers tout le pays, prêche Muhammad. Nous voulons, nous réclamons avec insistance une région dans ce pays, que nous puissions appeler la nôtre, un endroit où nous puissions marcher la tête haute, avec fierté et dignité, sans être perpétuellement persécutés et maltraités par nos oppresseurs. »

Mais quelle devrait être l’étendue de cette nouvelle Sion ? Les chiffres varient : tantôt deux ou trois États, tantôt quatre ou six, voire neuf ou dix. Quelle superficie ? Un cinquième environ du

territoire national ; du point de vue localisation, le Sud ou le Sud-Ouest auraient la préférence.

Si la séparation territoriale se révélait impossible, les Muslims suggèrent aux Noirs deux solutions de rechange: ou bien (comme le prêchait Garvey) quitter le pays, ou bien (solution qui ne manque pas d’humour) renvoyer les Blancs chez eux, c’est-à-dire en Europe, « foyer d’origine de leur race ».

De toute évidence, la séparation territoriale est un mythe impraticable. Le lecteur sait déjà que, même dans les États comme le Mississippi où la proportion de la population noire par rapport à la blanche est la plus importante, les Afro-Américains ne sont plus aujourd’hui majoritaires que dans quelques districts. La séparation y entraînerait une énorme et tragique migration de pauvres Blancs. Enfin, il est douteux qu’un gouvernement capitaliste des États-Unis accepte jamais l’amputation d’une partie de son territoire et l’installation, mettons, à la frontière du Maryland, d’un nouveau Cuba afro-américain.

James Baldwin n’a pas manqué de brandir cet argument contre les Muslims. L’écrivain noir a averti ses congénères que les États-Unis ne céderaient jamais une partie de leur territoire national, à moins d’être mis dans l’impossibilité de le conserver, c’est-à-dire, en un mot, d’avoir perdu leur position de world leadership, tout comme l’Angleterre fut contrainte de liquider son empire. Il a insinué que quiconque contribue à détruire une maison détestée s’expose au risque de « périr avec elle ». Et il a assorti son discours d’un chantage au dollar : qu’arriverait-il au Noir s’il ne faisait plus partie de l’économie américaine ? Malheur, alors, à son porte-monnaie ! Et de s’apitoyer sur ce que deviendrait, du point de vue économique, cette malheureuse « nation » promue à l’indépendance.

Il n’est d’ailleurs pas certain que les Muslims aient élaboré des plans de séparation quelque peu précis, ni qu’ils les prennent très au sérieux, ni qu’ils les considèrent comme une solution viable au problème racial américain. Mais au-delà de ce qui n’est

peut-être qu’un mythe se profilent des menaces plus concrètes pour l’américanisme.

Tout d’abord, ce que Jacques Amalric, dans Le Monde, a appelé avec raison «l'éclatement de l’unité nationale». En osant tourner en dérision l’emblème national de l’Union américaine, en se considérant comme en état de scission ou de guerre larvée avec le pays où ils résident, en tendant la main aux forces vives de la décolonisation mondiale, fidélisme compris, les Muslims, bien que se défendant de toute sympathie pour le communisme, prennent une position peut-être plus dangereusement antiaméricaine que les communistes pourchassés naguère par le sénateur Joseph McCarthy.

Par ailleurs, le racisme qu’ils professent se transforme en un séparatisme, non plus racial, mais de classe. En refusant l’intégration avec un «monde agonisant», les Muslims semblent pressentir un bouleversement radical qui, comme l’observe, en les citant, C. Eric Lincoln, « créerait un nouveau monde, un nouvel ordre, un nouveau gouvernement». Et le sociologue ajoute ce suggestif commentaire: «La force agissante de leur mouvement est moins le séparatisme qu’une protestation sociale. » N’est-il pas frappant, en effet, qu’on n’y puisse relever, à la différence des autres religions (y compris le véritable islam) «aucune trace d’absorption dans le mysticisme et d’indifférence vis-à-vis de l’injustice sociale » ?

Si toute religion ne recelait pas un penchant à la non-violence, l’islam noir, poussé jusqu’à ses dernières conséquences, conduirait jusqu’au seuil de la révolution. Le mythe séparatiste s’attaque, en effet, aux fondements du colosse blanc américain et, à ce titre, il tendrait, finalement, moins à « séparer » qu’à rapprocher les révoltés des deux couleurs, à la recherche commune d’une patrie qui pourrait être une Amérique socialiste.

Certes, à l’échelon dirigeant et religieux le mouvement appelle les plus sérieuses réserves. Ses « ministres » sont souvent des illuminés, leur idéologie par certains côtés absurde et leur

contre-racisme critiquable. Mais ce qui compte, c’est la volonté bien nette des Muslims d’en finir avec l’oppression.

Les attaques formulées contre eux par les gradualistes étaient bien spécieuses. Soutenir par exemple que les séparatistes seraient les alliés des racistes blancs et du Ku-Klux-Klan relevait de la calomnie. Il n’était pas honnête de mettre dans le même sac une « séparation » librement choisie par les Noirs, et la ségrégation imposée par les partisans de la suprématie blanche. Et que dire des absurdes racontars selon lesquels les Muslims auraient été financés par certains magnats pétroliers du Texas, par la fasciste John Birch Society du général Walker ou par le parti nazi de George Lincoln Rockwell ?

Un point faible des Musulmans noirs était leur incapacité à présenter un programme d’action concret leur permettant de s’insérer dans les luttes immédiates des masses noires. Leur refus de faire un bout de chemin avec les combattants intégra-tionnistes les isola et les paralysa. Par ailleurs, les « Fruits de l’islam » étaient bien davantage une sorte de garde d’honneur qu’une formation d’autodéfense et de lutte. Enfermés dans leurs mosquées ou temples et leurs écoles, ils n’affrontaient guère la rue. Leurs croyances fumeuses et leurs rites bizarres les vouaient à une certaine passivité. Malcolm X, leur leader le plus populaire et le plus brillant, lorsqu’il rompra avec eux, dépassera le dogmatisme nationaliste et religieux, trop souvent charlatanesque, qu’il avait longtemps professé dans leur secte. Avec lui la révolution noire prendra consistance.

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