Malcolm X

Nous avons mieux connu a posteriori Malcolm X, ses origines, sa formation, son long et dur apprentissage à travers les années de prison par l’admirable autobiographie qui a été publiée après sa mort tragiquement prématurée1.

Cette formation ne s’était pas effectuée de façon lente, imperceptible, selon le schéma évolutionniste, mais à travers des mutations brusques, inattendues, profondes. Sa vie avait été une succession de coups de théâtre. Après une enfance relativement stable, la mort violente de son père, puis la déchéance mentale de sa mère le firent prendre en charge par l’Assistance publique. Et ce fut une nouvelle existence, relativement préservée, d’écolier et de pupille, qui commença. Puis, rupture encore une fois, il s’affranchit de ses tuteurs, entra, seul, dans la jungle de Harlem, s’y embourba, se laissa absorber par la pègre, s’adonna à la drogue, sombra dans la délinquance.

Une vie entièrement différente, pour sept longues années, le façonna, une vie de détenu. Elle le transforma du tout au tout. Il en sortit à la fois instruit - il dévora tous les livres qui lui tombaient sous la main - et converti - il adhéra aux Musulmans noirs.

Nouvelle mutation quand Malcolm, après une ascension foudroyante, s’affirma bientôt le guide politique et le tribun d’une organisation qui, elle-même, était devenue un mouvement de masse, bénéficiant d’une retentissante publicité à l’échelle nationale, puis mondiale.

Mais la série de coups de théâtre continua : Malcolm X fut exclu des Musulmans noirs et dut voler de ses propres ailes. Cette

dernière mutation était en cours, il n’avait pas encore atteint toute sa stature lorsque, à trente-neuf ans, il mourut assassiné.

Ainsi s’acheva prématurément, en plein essor, en pleine fermentation, une vie commencée sous le signe de la violence et qui n’avait cessé d’être hantée par le pressentiment de la mort : Malcolm X ne crut jamais qu’il vivrait assez longtemps pour vieillir. L’idée ne le quitta pas qu’il mourrait de mort violente. Les derniers jours de sa vie, la prémonition était devenue obsession. Chaque matin, au réveil, il lui semblait que la journée qu’il allait vivre n’était qu’un sursis, qu’il était déjà mort. Il doutait qu’il lui fût donné de lire son autobiographie dans sa forme achevée.

Dans une belle image, Eldridge Cleaver dira de Malcolm X, au soir de sa vie, se démenant furieusement pour trouver une nouvelle orientation et établir un nouveau programme: «Nous avions l’impression de regarder un maître funambule jouer avec la mort sur un fil vibrant’. »

Si l’auteur n’avait pas rompu, entre-temps, avec son « messager », l’autobiographie devait s’ouvrir par cette dédicace : « Ce livre est dédié à l’honorable Elijah Muhammad qui me trouva ici en Amérique dans la fange et l’ordure de la civilisation et de la société les plus répugnantes de cette planète, et qui fit de moi l’homme que je suis devenu aujourd’hui. »

Ainsi, dès le départ, cuirassé dans sa foi, Malcolm n’avait pas peur de la vérité. Du stupre de ses années de jeunesse, il a dit tout, absolument tout, sans omission et sans fard. Pour un homme qui s’était hissé à la tête d’un grand mouvement politique et religieux, une aussi terrible franchise avait quelque chose de rare. Malcolm X ne se frappait pas la poitrine, ne s’humiliait pas, ne battait pas sa coulpe à la manière d’un chrétien. Chez lui, nulle trace de masochisme. Il évoquait son passé de hors-la-loi avec la précision et la verve pittoresque d’un auteur de roman policier, sans remords ni forfanterie. Son prosélytisme demeurait froid et réaliste : s’il entendait aller au fond de la honte, c’était afin de mieux aider le Noir, son frère, à trouver, comme lui, la voie du salut.

Malcolm X n’entendait pas généraliser son propre cas ; il ne prétendait certes pas que la ségrégation raciale engendre uniformément la déchéance et le crime ; il ne voulait pas dire que tous les jeunes Noirs tournent mal comme ce fut son cas. Pourtant, même si le nombre des Afro-Américains qui deviennent des délinquants est relativement restreint, leur activisme, leur engagement total font d’eux les Noirs les plus redoutables pour la société américaine. Parallèlement, leur expérience racontée éclaire le drame racial aux États-Unis et la société américaine dans son ensemble mieux que ne le ferait l’évocation des « bons » Noirs, des Noirs « décents », des « Oncle Tom », pour lesquels l’auteur n’a que répulsion et mépris. En se mettant à nu, Malcolm X déshabillait et démasquait l’Oncle Sam.

Cet ignorant, déchet d’une école primaire vite quittée et oubliée, qui se hissait à la littérature et à la pensée était grevé, au départ, d’une double hypothèque, la première économique, la seconde épidermique.

Il était un pauvre et il était, en plus, un nègre. À ce titre, l’instruction étendue qu’à force de volonté il parvint à se donner était une victoire sur lui-même et sur la société. Comme l’observe à propos de lui le trotskyste américain George Breitman, qui a écrit de fortes pages sur Malcolm X, d’énormes réservoirs de talent et même de génie existent à l’état latent dans les ghettos noirs comme dans les taudis blancs.

Si la sanction qui entraîna le départ de Malcolm X des Musulmans noirs eut pour cause immédiate un incident relativement mineur2, la véritable raison de cette rupture inattendue, c’était sans doute, non pas, à ce stade, un important désaccord idéo-

logique ou tactique, mais le fait que la dimension croissante de Malcolm X avait fini par porter ombrage à son supérieur et rival. Car ce ne fut qu après avoir retrouvé sa liberté que la pensée de Malcolm entra dans une période de profonde réévaluation et se modifia rapidement, de mois en mois, sous l’influence, notamment, des deux voyages qu’il fit en Afrique, le premier du 12 avril au 21 mai 1964, le second, le plus long, de juillet à novembre.

Au cours des semaines qui suivirent sa rupture définitive avec les Musulmans, en mars 1964, il était parvenu à une position de nationalisme noir pur et simple, sans contexte religieux. En même temps, il persistait à se tenir à l’écart des derniers sursauts de la lutte pour l’intégration raciale au moment même où la communauté noire se battait, voire mourait, pour elle. Malgré son isolationnisme, cette attitude n’en était pas moins payante, puisqu’elle avait l’avantage de mettre en garde les Noirs contre le mirage d’un accommodement avec les Blancs.

À son retour aux États-Unis, lorsqu’il lança, à la fin de juin, une organisation de l’unité afro-américaine, Malcolm X dépassa cette position transitoire et se libéra de ce que son idéologie, héritée des Musulmans, pouvait encore avoir de simpliste, de sectaire et de raciste.

Peu de jours avant de disparaître, Malcolm avouait à la femme du pasteur Martin Luther King : « Je suis en train de dériver et je ne sais pas où je vais. » En fait, il était sur la voie d’une synthèse, plus ou moins élaborée, entre le nationalisme noir et une attitude où apparaissent déjà, au-delà d’une certaine confusion persistante dans son esprit, des tendances révolutionnaires, internationalistes, anticapitalistes, antiimpérialistes.

Le Malcolm X de la dernière période jeta par-dessus bord toute la mythologie des Musulmans noirs quant à la prétendue supériorité ou infériorité de l’une ou de l’autre des deux races.

Il n’accepta plus l’idée que la peau blanche est l’incarnation du mal. Il abandonna la revendication utopique d’un territoire séparé pour les Noirs des États-Unis, de même que l’impossible

rêve d’un retour en Afrique. Il se montra disposé, sans cesser d’être incrédule quant aux chances de l’« intégration », à faire un bout de chemin avec les intégrationnistes.

À la suite d’une conversation avec l’ambassadeur d’Algérie au Ghana, en mai 1964, il révisa sa définition trop limitative du nationalisme noir. Le contact des pèlerins de La Mecque et du véritable islam lui fit découvrir la solidarité des hommes de toutes couleurs et de toutes races. Au cours de la conférence qu’il tint à Paris, le 23 novembre 1964, il proclama que le système américain « ne peut reproduire que ce qu'il a déjà produit» et qu’il faut donc, non pas l’amender, mais le « révolutionner». Il dénonça, ailleurs, la rapacité du système capitaliste dont le racisme est le fruit. Il commença à entrevoir que la patrie sans racisme, la patrie qui soit à eux, dont les Noirs ont si fort la nostalgie, pourrait bien être l’Amérique elle-même, mais une Amérique affranchie du joug de l’argent. Il passa du simple rejet de la société américaine blanche corrompue, qui était la position négative, passive des Musulmans noirs, à l’organisation des moyens de la changer, qui devenait une position positive, active. Dans cette optique, il admit la collaboration avec les Blancs, non pas certes avec les Blancs libéraux et non violents, mais avec les Blancs radicaux, qui contestent l’ordre établi, avec les Blancs activistes du type du héros abolitionniste du xixe siècle, tombé, les armes à la main, aux côtés de ses compagnons de lutte noirs : John Brown.

Enfin, et surtout, Malcolm X se fit, dans les derniers mois de sa vie, le champion militant de la décolonisation. Il identifia la lutte des Noirs américains à celle des peuples qui viennent de secouer le joug impérialiste. Il se voulut le trait d’union entre Afro-Américains et Africains. Il soutint que les Noirs des États-Unis, ayant désormais pour alliés tous les décolonisés du monde, doivent se sentir, non plus minoritaires, mais majoritaires. Il tendit la main au peuple algérien. Il stigmatisa, le 7 janvier 1965, la guerre que les Américains font au Vietnam et prophétisa : « Ils ne peuvent s’en sortir. S'ils y jettent encore plus d’hommes, ils s’en-

fonceront davantage. S’ils les retirent, c’est la défaite. » Il exprima sa sympathie à la Chine communiste. Il manifesta sa solidarité à Cuba, aux révolutionnaires de l’Amérique latine. Quand je le rencontrai à Paris, le 24 novembre 1964, je le trouvai fort en colère contre l’intervention des parachutistes belges au Congo, qui venait juste de se produire.

Peu avant, Malcolm X avait lancé une idée qui, longtemps après lui, devait passionner l’avant-garde noire. U fallait internationaliser la lutte des Afro-Américains, traîner l’Oncle Sam devant une instance internationale, le citer à comparaître devant les Nations unies pour violation flagrante de sa Charte, tout comme il avait été fait pour la ségrégation en Afrique du Sud. À une conférence de l’Organisation de l’unité africaine tenue au Caire, en juillet 1964, il avait lancé un appel pathétique dans ce sens aux divers États africains. Au Département d’État, à Washington, l’on en éprouva une certaine alarme. Le New York Times y fit allusion en ces termes : « Si Malcolm réussissait simplement à convaincre un seul gouvernement africain d’accuser les États-Unis, nous nous trouverions dans une situation délicate3. »

L’autre message légué par Malcolm, c’était qu’au-delà du racisme, il fallait engager la lutte contre l’ennemi n° 1, le capitalisme, dont l’épiderme n’a pas de couleur. Et, voulant ignorer ou sous-estimant l’ampleur de la dégénérescence néocolonialiste de l’indépendance, déjà commencée à cette époque mais moins perceptible qu’aujourd’hui, il croyait pouvoir invoquer l’exemple des pays récemment délivrés du joug colonial. C’est ainsi qu’à son retour d’Afrique, il déclarait à Harlem, le 20 décembre 1964 :

« Les pays qui ont acquis leur indépendance se sont presque tous donné des régimes plus ou moins socialistes, et cela n’a rien d’accidentel. C’est aussi pourquoi je dis que vous et moi, qui vivons en Amérique, qui voulons du travail, de meilleurs logements, une meilleure éducation, nous devrions, avant d’essayer de nous faire incorporer, ou intégrer, ou désintégrer, dans le cadre de ce système capitaliste, regarder ce qui se passe là-bas et voir quel système les peuples libérés adoptent pour obtenir de meilleurs logements, une meilleure éducation, une meilleure nourriture et de meilleurs vêtements. Il n’en est pas un qui adopte le système capitaliste; ils comprennent que ça leur est impossible. Pour diriger un système capitaliste, il faut une âme de vautour; le capitaliste se nourrit du sang d’autrui. Montrez-moi le capitaliste, je vous montrerai le vampire. »

Mais le principal message de Malcolm X, celui que retiendront surtout ses disciples et continuateurs politiques, c’était l’inéluctabilité de la violence. Le 8 avril 1964, à New York, il avait déclaré dans un discours: «Lorsque les Noirs se mettent aujourd’hui en quête de ce que l’Amérique reconnaît être leurs droits et qu’ils sont victimes de la brutalité de ceux qui les leur refusent, il est légitime qu’ils fassent tout le nécessaire pour assurer leur protection. Il y a dix ans, ils ne le faisaient pas. Aujourd’hui ils s’éveillent. Ils y allaient à coup de pierres hier, à coup de cocktails Molotov aujourd’hui; demain, ils lanceront des grenades et, après-demain, tout ce qui leur tombera sous la main. Vingt-deux millions d’Afro-Américains sont prêts à se battre dès à présent pour leur indépendance. Je ne pense pas à une lutte non violente ni à une lutte où l’on tend l’autre joue. Ces temps sont révolus. Ils appartiennent à l’histoire ancienne. » «La révolution n’est jamais fondée sur l’amour des ennemis et le pardon des offenses. La révolution, c’est l’effusion de sang. »

En dépit d’un élargissement aussi rapide, à la fois de ses conceptions et de ses théâtres d’activités, Malcolm X, aux derniers jours de sa vie, se trouvait relativement isolé. Ses assises étaient encore fragiles. Aux États-Unis même, la rupture avec les Musulmans noirs l’avait pris de court. Il n’y était pas préparé. Ensuite, encore incertain de la direction à prendre, il avait hésité, piétiné, perdu du temps. Ses voyages répétés à l’étranger l’avaient écarté trop longtemps de la scène américaine. Il était

surtout populaire parmi les non-Muslims et il n’avait réussi à entraîner dans sa nouvelle organisation qu’un nombre infime de ses anciens coreligionnaires. (Je me souviens de son visible embarras lorsque, à Paris, je le pressai de questions sur ce point névralgique.) Il n’avait pas encore trouvé une conciliation dialectique entre la dénonciation nécessaire de l’intégration et la nécessité du front unique avec les intégrationnistes. Ni l’aile avancée de ces derniers, ni lui-même n’avaient encore pu formuler clairement un nationalisme noir révolutionnaire, à la fois dégagé des utopies de ce qu’on appelle aux États-Unis « gradualisme », et des chimères racistes des Musulmans noirs.

De ce grand mouvement à naître, il était probablement destiné, un jour, s’il n’avait pas été abattu, à devenir l’âme. Mais, en attendant, l’action directe, menée contre la ségrégation dans la rue, au Mississippi, en Alabama, en Floride, à travers le Sud esclavagiste au nom d’une liberté qui ne pouvait plus attendre, se déroulait sans lui, en dehors de lui. U le sentait, d’ailleurs, le déplorait, en faisait grief au sectarisme des Muslims. Pour nombre de Freedom Riders, ses très récentes velléités de rapprochement avec les intégrationnistes étaient restées inaperçues et il passait encore pour un zélateur fanatique du « tout ou rien ». Malgré sa grande popularité parmi ses frères de race, qui tenait à sa brillante personnalité, à ses talents oratoires, à son courage, il était, sur le double plan de l’organisation et de la stratégie, un homme seul.

La mue qui s’opérait en Malcolm X fut mal comprise aussi bien de certains nationalistes noirs que de certains Blancs radicaux. L’on s’imagina que le tribun, du fait de ses contacts plus étroits avec des étudiants et journalistes blancs, avait cessé de refuser en bloc la société américaine (alors qu’il la refusait plus que jamais, mais d’une autre manière). On l’accusa, à tort, de devenir « faible » et « mou », voire de trahir la « race ».

D’une certaine manière, il avait à payer le prix du déracinement. Dans le passé, déjà, tout porte-parole des Noirs qui avait

tenté de s’évader d’une étroite et primitive démagogie de défense raciale, pour s’élever à des options soit humanistes, soit panafri-canistes, soit internationalistes, s’était immanquablement coupé des masses afro-américaines. Cette fatalité traditionnelle était en voie de régression, mais elle n’avait pas encore été tout à fait résorbée. Le Noir américain avait commencé, enfin, à s’universaliser, mais pas assez vite pour être déjà prêt à suivre Malcolm X.

Par ailleurs, sur le plan mondial et, en particulier africain, il n’avait pas encore recueilli tous les fruits de ses fébriles efforts, auxquels il avait un peu trop sacrifié le travail organisationnel dans son propre pays. Les contacts qu’il avait noués avec les dirigeants de la Ligue arabe, les chefs d’État africains, l’Organisation de l’unité africaine elle-même, n’avaient été que partiellement rentables. Au cours de sa conférence du 24 novembre, à Paris, il avait déclaré, avec un peu trop d’optimisme, qu’il n’avait trouvé en Afrique aucune porte close, pas un seul esprit fermé, mais partout un sentiment de fraternité, de compréhension et d’intérêt. Cet accueil favorable était, pourtant, plus sentimental qu’effectif. Aux yeux de ses alliés en puissance, Malcolm X n’était pas encore suffisamment représentatif des vingt-deux millions de Noirs américains. Et, surtout, la crise qui commençait à miner l’OUA, le glissement d’une majorité de chefs d’État africains vers le compromis ou la collusion avec l’impérialisme européen et américain privaient Malcolm X du large soutien qu’il sollicitait, dont il avait besoin pour consolider sa position.

En dépit de sa faiblesse relative, il avait le don d’épouvanter. Son évolution récente, anticapitaliste et antiimpérialiste, le faisait regarder par l’empire américain comme un redoutable ennemi en puissance. C’est sans doute de cette ambivalence de force et de fragilité qu’il est mort. Il était encore suffisamment solitaire et vulnérable pour que l’on pût se risquer à le supprimer. Il fallait, à tout prix, l’abattre avant de lui laisser le temps de devenir vraiment dangereux.

L’agence de contre-espionnage avait l’œil sur lui. Ses démarches étaient épiées de très près. Au cours de ses voyages africains, il se sentait filé partout, surveillé constamment. Un jour, n’y tenant plus, Malcolm X apostropha l’ange gardien qu’il avait à ses trousses, lui dit son fait, mit carrément en cause le FBI et la CIA. Démasqué, l’individu répondit par une bordée d’injures, le traitant d’anti-américain, de séditieux, de subversif, de présumé communiste. Au Caire, il avait été victime d’une troublante tentative d’empoisonnement. Lorsqu’il tenta de revenir à Paris, le 9 février 1965, le gouvernement français crut devoir le refouler, soit sous la pression de Washington, soit dans la crainte, qui semble avoir été fondée, qu’un attentat fût commis contre lui en territoire français. De retour aux États-Unis, il sentit le filet se resserrer dangereusement autour de sa personne.

Dans la nuit du 13 au 14 février, alors que sa famille et lui-même sommeillaient, un cocktail Molotov lancé par une fenêtre provoqua un grave incendie et détruisit la moitié de sa maison. Il avait cru longtemps que c’étaient ses anciens coreligionnaires qui s’efforçaient d’attenter à ses jours. Mais, après cet avertissement, il semble qu’il ait quelque peu changé d’avis. Déjà, pour l’autobiographie, il avait dicté une phrase où il confiait qu’il s’attendait à être assassiné, entre autres, par un Noir sicaire de l’homme blanc. À l’un de ses partisans, George Whitney, il confia, dans ses derniers jours, que les gens « qui ont intérêt à maintenir le statu quo » pourraient bien l’abattre. Il dit à Haley, son scribe, et il répétera à d’autres, en arrivant au meeting du 21 février où il trouvera la mort, que plus il y pensait, après ce qui lui était arrivé en France, moins il croyait que ce fussent les Musulmans noirs.

U avait prédit que ses ennemis l’exploiteraient mort comme s’ils s’étaient servis de lui vivant, qu’ils le travestiraient en un commode symbole de «haine». Il ne s’était pas trompé. Son cadavre à peine refroidi, un Noir gouvernemental, Cari Rowan, directeur de l’Agence d’information des États-Unis, se plaignit devant l’Association américaine de politique étrangère des éloges que la presse africaine avait décernés à la mémoire de Malcolm X. Pour ajouter : « N’oubliez pas que c’était un Noir qui prêchait la ségrégation et la haine raciale et qu’il a été tué par un autre Noir, appartenant probablement à une autre organisation qui prêche elle aussi la ségrégation et la haine des races. »

La tentative de « diviser pour régner » sautait ici aux yeux. Cependant, malgré des provocations multipliées, ni l’une ni l’autre des deux organisations rivales ne tombèrent dans le piège. Elles mirent très vite fin à leurs représailles réciproques. Les Musulmans noirs rejetèrent bien entendu toute responsabilité dans le crime. Et, au cours du procès des auteurs présumés de l’attentat, la culpabilité de deux de leurs membres n’a pas été établie. Par contre, le principal accusé, Talmadge Hayer, avoua, le 28 février 1966, devant la cour, qu’il était un tueur professionnel et qu’avec des complices il avait été soudoyé par « quelqu’un » pour perpétrer l’assassinat. Il refusa de révéler l’identité de ce mystérieux personnage et celle de ses propres complices, se bornant à affirmer que ni l’un ni les autres n’étaient des Musulmans noirs.

L’avocat général et le tribunal, qui tenaient visiblement à impliquer ces derniers dans l’affaire, n’en refusèrent pas moins d’ajouter créance au démenti de Hayer. Ils n’y voulurent voir qu’un mensonge visant à disculper les deux autres accusés qu’ils condamnèrent, finalement, avec lui, le 14 avril, à la prison à vie.

Dans une interview, le secrétaire personnel de Malcolm X, James Shabbaz, avait déclaré peu après sa mort: «Il était une épine dans le pied d’un formidable appareil de pouvoir décidé à entrer en guerre en Asie contre les autres peuples non blancs. Le meurtre émane des mêmes forces qui assassinèrent Lumumba et John Kennedy. » De son côté, l’un des plus dynamiques des chefs intégrationnistes, James Farmer, président du CORE (Congrès pour l’égalité raciale), avait réclamé en vain, du président Johnson, l’ouverture d’une enquête fédérale sur le crime ; il estimait que « les soupçons s’étaient portés trop rapidement sur les

Musulmans noirs », que l’affaire était plus grave et il suggérait que l’attentat pourrait bien avoir « des implications internationales».

En sens contraire, Eldridge Cleaver, qui fut Musulman noir avant de suivre résolument Malcolm X dans sa rupture avec la « nation de l’islam », estimera que « la responsabilité' de sa mort pèse entièrement sur les épaules d’Elijah Muhammad » et que l’attentat fut « machiné à l’instigation de la mosquée de New York»1.

Quoi qu’il en soit, l’on peut dire que la carrière militante de Malcolm X ne prendra vraiment tout son essor qu’après sa suppression physique. Il sera pour les révolutionnaires noirs américains rien moins qu’un héros et un prophète. Les Panthères noires estimeront n’avoir fait que « reprendre son œuvre là où il l’avait laissée » et que mettre à exécution son programme. Huey P. Newton et Bobby Seale ne cesseront de se réclamer de lui. « Pour la jeunesse révolutionnaire noire d’aujourd’hui, écrit un Eldridge Cleaver hyperbolique, l’histoire a commencé à bouger avec la venue de Malcolm X. » C’est lui qui se tailla « un chemin à travers le voile de mensonges qui, pendant quatre cents ans, assurèrent au Blanc le pouvoir de la parole. Par la déchirure du voile, Malcolm aperçut d’un seul coup la voie amenant à la libération nationale et, au bout, il nous montra l’arc-en-ciel et le vase d’or. Malcolm nous apprit qu’à l’intérieur de ce vase se trouvait l’outil de la libération. Huey, qui, comme des millions de Noirs, avait écouté Malcolm, souleva le couvercle du récipient et, les yeux fermés, lui faisant confiance, plongea la main et saisit l’outil. Lorsqu’il en retira le bras, il vit que c’était un fusil qu’il tenait dans la main2. »

1

2

Eldridge Cleaver, Panthère noire, Le Seuil, 1970 (écrit de février 1967). Panthère noire, cit., pages 63-64 (écrit du 15 juin 1968).

1

1

Un Noir à Vombre, Le Seuil, 1969, p. 63.

2

En décembre 1963, Malcolm X avait été suspendu des Musulmans noirs pour s’être livré à un commentaire, jugé déplacé, sur l’assassinat du président Kennedy, commentaire imagé, intraduisible littéralement en français et dont le sens était : la haine fait boomerang.

3

Cité par Robert L. Allen, Histoire du mouvement noir aux États-Unis, 1971, Petite collection Maspero.