À peine Malcolm X, cette étoile filante dans le ciel du nationalisme noir, s’était-il abîmé dans la nuit qu’un autre mouvement surgissait pour recueillir son héritage. Mais ce n’était pas encore le parti des Panthères noires. Le relais était pris transitoirement par des hommes nouveaux, rassemblés autour d’un mot d’ordre encore jamais entendu : Black power, Pouvoir noir.
Ce Pouvoir noir, qu’était-il ? Où allait-il ?
Le Pouvoir noir a marqué un bond en avant par rapport au mouvement intégrationniste Freedom now (Liberté immédiate). Les jeunes militants qui lui donnèrent son impulsion avaient été formés dans les organisations intégrationnistes les plus militantes, tels que le CORE, Congrès pour l’égalité raciale, et le SNCC, Comité de coordination des étudiants non violents du Sud. En juillet 1966, on avait assisté à un tournant : les directions de ces deux groupements furent renouvelées, la non-violence abandonnée, la nécessité de l’autodéfense proclamée, la duperie de l’intégration raciale rejetée et c’est alors que Stokely Carmichael, un tout jeune homme, natif de Trinidad et diplômé de l’université noire de Howard, prenait la tête du SNCC.
Mais le Pouvoir noir devait également beaucoup à l’idéologie nationaliste des Musulmans noirs et à celle, en particulier, de Malcolm X. Pendant trop longtemps l’intégrationnisme militant et le séparatisme religieux avaient suivi deux voies divergentes. Il était urgent d’opérer leur synthèse. Malcolm était à la veille de la faire. Le Pouvoir noir l’a, pour un temps, opérée.
L’idée du Pouvoir noir était déjà implicite dans la bouche de Malcolm X quand, dans son autobiographie, il affirmait: «Le Noir possède, dès maintenant, un pouvoir politique tel qu’il pourrait, s’il le voulait, changer son destin en un jour. »
Les mots Black Power ont été, pour la première fois, employés par le grand écrivain noir, trop tôt disparu, Richard Wright, dans le titre d’un livre sur le Ghana paru en 1954 (titre qui, à l’époque, a été traduit en français par Puissance noire et non Pouvoir noir).
C’est le 24 juin 1966 que le Pouvoir noir est devenu un mot d’ordre de lutte, au cours d’une « marche contre la peur » à travers le Mississippi, de Memphis à Jackson, organisée par James Meredith, diplômé de F université de Mississippi après une lutte homérique pour s’y faire admettre. Les manifestants, attaqués par la police à Canton, ont crié, à l’instigation d’un autre dirigeant du SNCCC, Willie Ricks, non plus «Liberté immédiate» mais : « Pouvoir noir ! »
Le slogan a été repris, en juillet, par Carmichael, adopté par les congrès du CORE et du SNCC. Les 15 et 16 octobre a eu lieu à Washington la conférence constitutive du Pouvoir noir. Ce mot d’ordre à la fois dynamique et vague, les dirigeants l’ont capté parce qu’il éveillait un écho formidable dans les masses, qu’il avait une valeur de mythe. Mais ils ont eu tout d’abord quelque peine à en fournir une définition précise, sinon qu’il était un moyen de mobiliser les forces de la communauté noire, d’opposer au pouvoir blanc l’énergique pression d’une force de couleur cohérente et organisée. En d’autres termes, les Noirs, au sein de leurs ghettos, étaient privés de tout pouvoir de décision. Ils entendaient désormais contrôler eux-mêmes leurs institutions économiques, politiques et sociales.
Le Pouvoir noir reposait sur la notion de séparation dans tous les domaines. À commencer par l’action politique. Dans un comté de l’Alabama composé à 80 % de Noirs et dans quelques autres, Carmichael contribua à la création d’un petit parti noir indépendant1. Pour justifier cette rupture avec les démocrates sudistes, il observa que, pour un Noir du Sud, « rejoindre le Parti Démocrate ce serait comme si Von demandait à un Juif de rejoindre le parti nazi ». Mais les Blancs, tout à la fois, truquèrent le scrutin et firent pression sur les électeurs de couleur si bien qu’aux élections générales de novembre 1966 la liste indépendante ne fut pas élue. Au cours d’une conversation, Carmichael m’expliqua que les initiateurs de ce parti local, à vrai dire, n’avaient pas escompté remporter l’élection et qu’au contraire un succès électoral eût risqué, de leur point de vue, de tempérer l’esprit révolutionnaire des élus éventuels. Leur seul objectif était de faire progresser la conscience politique des Noirs. Intransigeant à l’égard des démocrates racistes du Sud, le Pouvoir noir ne le fut pas au même degré vis-à-vis de l’aile gauche du Parti Démocrate dans le Nord, adversaire, au moins en paroles, du racisme et qui exerce encore sur les Afro-Américains une persistante bien que fallacieuse attraction.
Par ailleurs, le Pouvoir noir réclamait le contrôle des ghettos, à tous les niveaux, politique aussi bien qu’économique, incluant l’administration, l’enseignement, l’autodéfense assurée par sa propre police, la lutte contre l’incendie, etc., en un mot le droit de complète autodétermination. Mais ce mot d’ordre devait être interprété comme une conquête légale, par la voie d’élections, des organes du pouvoir local et non comme une conquête révolutionnaire, mettant au défi les agents du pouvoir central.
Un autre mot d’ordre du Pouvoir noir était celui du séparatisme économique : acheter noir, substituer, sur le plan commercial et financier, à l’exploiteur blanc ou noir la coopération et le crédit mutuel noirs. Mais l’aile révolutionnaire du Pouvoir noir ne manqua pas de faire observer qu’une économie noire autonome est impraticable en régime capitaliste. Seule une révolution pourrait chasser des ghettos les exploiteurs aussi bien blancs que noirs.
Le Pouvoir noir n’avait pas tout à fait renoncé au slogan d’un partage des États-Unis et de la création d’une «nation noire».
Bien que pratiquement irréalisable sur le plan géographique, cette revendication territoriale conservait aux yeux des masses du ghetto une valeur de mythe et elle avait l’avantage de restituer sa personnalité à la communauté afro-américaine.
Certains de ces mots d’ordre étaient donc ou réformistes, ou équivoques, ou utopiques. On y reviendra plus loin. Cependant le Pouvoir noir donna lieu à une interprétation beaucoup plus radicale. Elle jaillit de la base, de la jeunesse noire des ghettos du Nord de plus en plus surpeuplés par l’émigration en provenance du Sud et où sévit toujours davantage un chômage aggravé par la mécanisation industrielle. Pour cette jeunesse exaspérée, qui n’accepte plus la vie de misère et d’humiliation à laquelle se soumettaient ses aînés, Pouvoir noir signifiait révolution libératrice et se traduisit en termes concrets par l’insurrection armée. Les chiffres parlent d’eux-mêmes: en 1964, 15 révoltes urbaines, 9 en 1965, 38 en 1966, 128 en 1967, 131 au cours du premier semestre de 1968, dont beaucoup éclatèrent à la suite de l’assassinat de Martin Luther King. En 1964, ce furent, notamment, les révoltes de Harlem, de Rochester et Philadelphie; en 1965, de Watts (ghetto noir de Los Angeles), Cleveland, Chicago ; en 1967 de Newark, de Detroit. Ce fut, au cours de ces «longs étés brûlants », comme on les a appelés, l’explosion spontanée d’une haine longtemps contenue et silencieuse. On a estimé, après enquête, que 18 % des participants actifs étaient des jeunes Noirs des ghettos.
On trouvera dans le livre de Robert L. Allen un compte rendu détaillé de la révolte de Newark1. J’insisterai ici sur celle de Detroit. Dans cette immense cité industrielle, les travailleurs de l’industrie la plus avancée, celle de l’automobile, Blancs et Noirs se côtoient ou s’entremêlent. Les relations interraciales y sont moins tendues, le niveau de vie du ghetto relativement plus élevé qu’ailleurs. Certains Noirs, en vertu de leur ancienneté à l’usine, ne gagnaient pas moins de 3 dollars de l’heure, possédaient mai-
1
Livre cité, pp. 128-141.
son, voiture, réfrigérateur et télévision. Et pourtant Detroit fut transformé en un champ de bataille. Toute l’activité du centre de la ville fut paralysée, vingt mille policiers et soldats participèrent à la répression, il y a eu 40 morts, 1000 blessés, plus de 4000 arrestations, suivies d’odieuses brutalités policières, de gigantesques dégâts matériels, tout un quartier aux murs calcinés à reconstruire. La « reprise » des marchandises y revêtit une forme primitive de redistribution communautaire, effectuée dans la bonne humeur, la joie d’être libéré de frustrations accumulées. La colère de la foule ne se déchaîna que contre l’autorité représentée par les forces dites de l’ordre. Il y eut relativement peu d’incidents entre civils blancs et noirs. Au contraire, des centaines de Blancs participèrent au coude à coude avec les Noirs à la « reprise » des marchandises et à la lutte contre les policiers. Fait capital à noter: 10 % des personnes arrêtées étaient des Blancs. Parmi eux, il y avait des originaires du Sud. Ils ne prirent pas position contre les Noirs. Ils ne firent pas mine de défendre le pouvoir blanc.
Malgré le caractère spontané du soulèvement, des groupes de tireurs, noirs et parfois même blancs, pratiquèrent la guerre des toits et des rues. Ils avaient déjà fait leur apprentissage dans des clubs de tir légaux ou des formations clandestines d’autodéfense. Ces groupes d’activistes se multiplièrent aux États-Unis, sans avoir été suscités ou coordonnés par une organisation centrale. Ils se donnèrent divers noms : Mouvement d’action révolutionnaire (en abrégé le RAM), Deacons (en Louisiane), Parti d’autodéfense de la panthère noire en Californie, Gardes noirs,
5 % (c’est-à-dire une élite), Mao-Mao. De la Chine lointaine, Robert Williams souligna, dans son journal clandestin, The Cru-sadery l’urgence d’une coordination de ces formations, par un haut commandement à l’échelle nationale, un service de renseignements, en bref tout le dispositif militaire soigneusement mis au point que nécessite une insurrection moderne. Ce fut par la suite, on le verra, le parti des Panthères noires qui assumera ce rôle de coordinateur.
À partir de Newark et de Detroit, le Pouvoir noir employa couramment les termes de révolution noire et de guérilla. Carmichael esquissa, à une conférence de l’OLAS à La Havane, une stratégie de sabotage et de harcèlement destinés à créer cinquante Vietnam sui le sol américain et à frapper au cœur un pays aussi fortement industrialisé que les États-Unis. Les Noirs, raisonnait-il, sont présents dans toutes les villes. Ils savent maintenant qu’ils sont en mesure de plonger dans un « chaos massif » les centres vitaux du capitalisme le plus concentré du monde entier. «Nous allons vers une guerre de guérilla ouverte dans les États-Unis» prédit Carmichael, et Rap Brown, plus concret encore «Le mieux que nous ayons à faire, c’est de nous procurer des fusils. »
Sur quoi pouvait déboucher cette révolution du Pouvoir noir? Maurice Duverger l’estima sans issue. Dans un article du Monde, il exprima la crainte que « les Noirs ne s’enferment longtemps encore dans une violence impuissante ». Impuissante, parce qu’il y aurait contradiction entre l’égalité économique qu’ils réclament et l’idéal sacro-saint qu’ils partageraient, s’obstinait à écrire Duverger, avec les Blancs, celui de la libre entreprise.
Mais dans cette prétendue contradiction le Pouvoir noir, au moins pour un temps, ne se laissa pas enfermer. Porté en avant par l’élan de la révolution noire, il n’hésita plus à mettre en cause le régime capitaliste. Au soir de sa courte vie, la pensée de Malcolm X, on l’a vu, en dépit de quelques incertitudes qu’il aurait vite dissipées s’il avait vécu, débouchait sur un socialisme internationaliste. Carmichael, Rap Brown, avec encore plus de netteté, lui firent écho. Pour eux, les fondements économiques des États-Unis devaient être bouleversés pour que la libération des Noirs soit effective. Pas de véritable solution dans le cadre du système capitaliste, qui va toujours de pair avec le racisme, l’exploitation et la guerre. Il fallait le détruire, il fallait abolir la propriété privée aux USA. Une Amérique totalement différente devait naître d’une mutation en profondeur.
Toutefois le Pouvoir noir admettait lui-même qu’il lui manquait encore une doctrine, un programme clairs et conséquents. Les choses avaient marché si vite que l’action avait précédé l’idée. Rap Brown observa que les révoltes « avaient été en avance sur une idéologie politique qui devait être développée ». La conscience révolutionnaire grandissait, certes, dans les masses des ghettos, mais la révolution noire était encore relativement inorganisée et sporadique. Restait à former, non pas seulement sur le plan militaire mais aussi sur le plan politique, une direction révolutionnaire et une véritable organisation, sinon centralisée, car le centralisme eût risqué d’affaiblir l’initiative de la base, mais du moins fédérative dans sa structure, homogène dans ses objectifs.
Aux États-Unis, où les Noirs ne forment que 11 à 15 % de la population, la révolution noire n’avait de chances de triompher que si elle réussissait à déclencher une révolution sociale de caractère interracial, que si elle entraînait dans son sillage les plus avancés des travailleurs blancs.
Malheureusement les Blancs n’étaient pas encore présents au rendez-vous révolutionnaire. Parler d’une alliance entre les pauvres Blancs et les pauvres Noirs, soutenait le Pouvoir noir, était une question, pour l’instant, purement académique. Malgré les symptômes encourageants observés à Detroit, le préjugé racial restait fortement enraciné et la révolution noire exacerbait l’hostilité raciste de ces aveugles plutôt qu’elle ne la réduisait. Le prolétaire blanc, avant d’être un prolétaire, demeurait un Blanc.
Il défendait désespérément ce qu’il croyait être ses privilèges de Blanc. Bien qu’exploité, il s’imaginait que son intérêt le liait au pouvoir blanc. Dans l’immédiat, les hommes de couleur ne pouvaient se permettre d’attendre une hypothétique alliance, ni de désespérer, si elle tardait trop à se produire.
Malcolm X, avant de disparaître, avait cessé, on l’a vu, de rejeter en bloc les non-Noirs ; il avait fraternisé avec des étudiants
blancs, avec des révolutionnaires blancs. Après lui le Pouvoir noir admit, pour un temps, qu’une coalition des exploités des deux couleurs était le principal moyen de révolutionner la société américaine. Au Tennessee, par exemple, des efforts concrets en direction des pauvres Blancs avaient été entrepris par le SNCC au moyen d’équipes d’étudiants noirs et blancs. À la conférence de l’OLAS à La Havane, Carmichael déclara: «Pour la transformation totale révolutionnaire qui doit avoir lieu, les Blancs doivent comprendre que la bataille dans laquelle nous sommes engagés est leur propre bataille. »
Cependant Carmichael reprochait, à juste titre, au mouvement ouvrier américain de se contenter de ramasser les miettes du festin capitaliste au lieu de soulever la question de la redistribution de la richesse américaine.
Les leaders du jeune mouvement en étaient donc réduits à formuler le Pouvoir noir en termes de race puisqu’ils ne pouvaient pas le formuler en termes de classe. Pour organiser la communauté de couleur en un bloc homogène et agressif, aucune autre voie ne leur était ouverte. Par ailleurs, un réel danger menaçait le Pouvoir noir: celui de ce qu’on appelait aux États-Unis le backlash, le retour de flamme, la réaction raciste blanche. Plus le Pouvoir noir se définissait en terme de révolution, de guérilla et de lutte armée, plus il s’exposait au risque de déclencher une riposte non seulement des forces de répression mais aussi des fanatiques du racisme, soutenus par le grand capital américain qui se sentait menacé. Déjà des camps d’entraînement fonctionnaient et le pouvoir blanc mettait au point une coordination à l’échelle nationale de la lutte antirébellion.
Dans de nombreux États, dans les grandes villes, la police et la garde nationale furent renforcées, dotées d’un véritable arsenal d’armements, entraînées à la lutte de rue. Très vite il apparut aux révolutionnaires de couleur conscients que les émeutes urbaines spontanées, du genre de celles de Watts, Newark et Detroit, n’étaient plus la meilleure forme de lutte et qu’il était préférable de leur substituer une tactique d’autodéfense minoritaire, voire de guérilla. Telle sera la leçon, on le verra, que tireront de la période quelque peu chaotique du Pouvoir noir les nouveaux cadres de la révolution afro-américaine : les Panthères noires.
Sur le plan de la politique extérieure, le Pouvoir noir prit résolument parti contre la guerre du Vietnam. Il y avait en effet un lien étroit entre la lutte des Noirs aux États-Unis et le drame extrême-oriental.
Tout d’abord, la guerre d’Indochine était invoquée par le gouvernement et encore davantage par le Congrès américain pour se refuser à amener, même progressivement, la communauté noire à parité de moyens avec la blanche. Les plans de prétendues réformes qui avaient été mis à l’étude à ce sujet étaient de cinq à vingt fois supérieurs à ce que les États-Unis pouvaient ou voulaient se permettre tant que durerait le conflit vietnamien. La guerre contre la pauvreté était renvoyée aux calendes grecques. On reviendra sur ce point dans la conclusion du présent livre.
Ensuite, le pourcentage des Afro-Américains engagés - et, le plus souvent, en première ligne - dans la guerre du Vietnam était nettement supérieur à celui de la minorité noire aux États-Unis par rapport à la population totale. Les pertes en vies noires auraient atteint 40 % des pertes totales. Un véritable génocide, clama Rap Brown.
Jusqu’en 1964 les Noirs n’étaient entrés que pour 8 % dans les forces armées du fait des tests de degré d’instruction qui avaient éliminé la plupart d’entre eux. Aussi le président Johnson y avait-il mis le holà. Il avait fait rédiger un rapport vantant les mérites «inestimables» du service militaire pour les Noirs: entraînement, expérience, avantages économiques accordés aux anciens combattants, résorption du chômage qui sévissait bien plus sévèrement dans la communauté noire que chez les Blancs, occasion unique d’être traité sur un pied d’égalité avec les Blancs, entrée dans un univers viril proclamé supérieur au foyer maternel, ce qui voulait dire, pour les jeunes turbulents de couleur : encadrement, discipline, autorité.
La conscription sélective mit donc en œuvre des critères inverses qui épargnèrent les jeunes gens assez privilégiés pour entreprendre des études secondaires, mais qui, par contre, au sortir de l’école primaire, jetèrent dans l’armée et l’enfer du Vietnam des masses de garçons noirs sans travail. À quoi s’ajoutait le fait que beaucoup de jeunes chômeurs noirs s’étaient engagés volontairement dans l’armée.
Au fur et à mesure que la guerre devint plus meurtrière, l’impérialisme américain trouva avantage à se servir au maximum de la chair à canon noire, tout comme, naguère, les colonisés d’Afrique et d’Asie avaient été utilisés par les impérialismes occidentaux dans deux guerres mondiales.
Enfin, par la multiplication des hommes de couleur dans les rangs de l’armée d’invasion, l’on tenta de masquer le caractère raciste et colonialiste de la guerre.
Comment réagirent les combattants noirs ? Ils avaient commencé par accepter de se battre, s’imaginant qu’en acquittant l’impôt du sang l’égalité des droits serait enfin reconnue à ceux de leur race. Mais assez vite ils se reprirent. Ils saisirent que cette guerre n’était pas leur guerre. Ils ne voulurent plus se laisser utiliser comme mercenaires.
L’idole des foules noires, le boxeur Cassius Clay qui, pour les Musulmans noirs, était devenu Muhammad Ali, refusa de se laisser incorporer. Au cours d’une conférence de presse, il déclara : « Pourquoi me demanderaient-ils à moi, un parmi ceux qu’ils appellent des Nègres, d’endosser un uniforme pour aller, à 16000 kilomètres de chez moi, jeter des bombes et des obus sur des hommes de couleur alors que les Noirs, ici, sont traités comme des chiens et qu’on leur refuse les droits élémentaires de la personne humaine ? Je ne déshonorerai pas ma religion, mon peuple et moi-même en devenant un instrument d’asservissement pour ceux qui sont en lutte pour la justice, l’égalité et la liberté. »
Cassius-le-grand fut, par la suite, déchu de son titre de champion du monde, condamné à cinq ans de prison et écarté pendant trois ans du ring.
La conférence du Pouvoir noir de Newark à fin juillet 1967 pressa la jeunesse noire de refuser de se battre au Vietnam. À Los Angeles et ailleurs furent créées des « Unions noires contre la conscription». Une organisation de «femmes noires enragées » entoura de piquets un bureau de recrutement, invitant ouvertement les Noirs à ne pas servir dans l’armée. Au cours de meetings contre la conscription furent projetés des films sur le Vietnam qui montraient, annoncent les présentateurs, je cite, « comment les soldats américains sont vaincus par les guérillas ». Beaucoup de jeunes Noirs refusèrent de partir pour le Vietnam. Un exemple : au bureau de recrutement n° 16, qui couvre une partie de Harlem, on nota 600 cas de résistance à la conscription.
Malcolm X avait montré la voie : il avait flétri la guerre du Vietnam, prédisant l’enfoncement dans l’escalade et la défaite finale. Le Pouvoir noir à son tour refusa de la soutenir et la dénonça violemment. Il fit alliance avec la résistance vietnamienne. Des délégations de Noirs en visite à Hanoï donnèrent d’utiles conseils pour rendre plus efficace, dans la forme comme dans le fond, la propagande radiodiffusée en direction des soldats noirs. Des Noirs participèrent même à ces émissions. Une délégation conduite par Floyd McKissick, du CORE, inspecta les confins du Cambodge pour réfuter les mensonges du Pentagone concernant le « sanctuaire du Viêt-Cong » qu’aurait constitué ce pays, propagande visant à préparer son invasion future. Réciproquement il arriva que des membres du FNL se hâtèrent d’avertir des soldats noirs de ne pas entrer dans tel édifice sur le point de sauter.
Aux États-Unis circula, sous le titre Vietnam, un album de bandes dessinées. Ses images suggestives inspirèrent au lecteur noir l’horreur de la guerre et réfutèrent le bourrage de crâne des bellicistes. Stokely Carmichael tira lui-même la conclusion : « La seule bonne chose de la guerre du Vietnam est que les Noirs y ont appris à tuer scientifiquement. Cette expérience nous est et nous sera très utile. »
Le rôle joué, à une étape du mouvement de libération afro-américain, par les dirigeants du SNCC avec le mot d’ordre du Pouvoir noir ne saurait donc être ni sous-estimé ni déprécié. Les porte-parole de leurs successeurs, les Panthères noires, ne manqueront pas de leur rendre un vibrant hommage. C’est ainsi que, pour Eldridge Cleaver, « Stokely Carmichael a apporté une contribution d’importance historique à la lutte de libération nationale de l’Amérique noire en proclamant la thèse du Pouvoir noir». Le grand mérite du Pouvoir noir, ce fut d’avoir « dit au peuple qu’il peut bâtir une organisation nationale sur le sol d’autrui». Et de rappeler qu’au congrès de l’OLAS à La Havane, Carmichael avait été « reçu comme le représentant d’un peuple, d’une nation » et les révolutionnaires présents, originaires de nombreux pays, avaient reconnu « la souveraineté de l’Afrique noire ».
Malheureusement la notion du Pouvoir noir, du fait même de son caractère flou et ambigu, réfractaire à toute définition vraiment précise, de son vide doctrinal, ne devait pas tarder à couvrir une marchandise de moins en moins révolutionnaire. Issu de la classe moyenne, Carmichael en reflétait les oscillations et les équivoques. Il balançait entre le réformisme et la révolution, entre la recherche d’une alliance avec les Blancs surexploités ou révolutionnaires et le rejet en bloc de l’homme blanc. Le livre de lui qui a été publié en français, Le Black Power1, était une œuvre beaucoup plus réformiste que révolutionnaire. Il versait dans l’utopie petite-bourgeoise lorsque, dans la lignée proudho-nienne, il préconisait la formation de coopératives noires, hypothèse peu réaliste au moment précis où les petites entreprises étaient de plus en plus éliminées par la concurrence de la grande industrie ou des supermarchés et ne parvenaient pas à vendre à des prix compétitifs.
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En collaboration avec Charles V. Hamilton, Payot, 1968.
Mais, après le repli de Carmichael sur l’Afrique et le contre-racisme, le Pouvoir noir devait être de plus en plus récupéré par la bourgeoisie noire. Un écrivain du nom de Nathan Wright lança le slogan: «Achetez noir» et entraîna dans son sillage la conférence du Pouvoir noir de Newark en juillet 1967 : franchissant le pas, l’auteur de Black Power and Urban Unrest n’hésita pas à identifier Pouvoir noir et capitalisme noir. Cette évolution s’accentua à la conférence du Pouvoir noir à Philadelphie en 1968 et à celle d’Atlanta en 1970 qui se prononça «pour la recherche de tout le pouvoir politique et économique qui peut être conquis par les moyens légaux dans le cadre du régime actuel ». Robert L. Allen, dans son Histoire du mouvement noir aux États-Unis1, a exposé pourquoi une nouvelle élite noire nouvellement promue, composée de membres de professions libérales, de cadres supérieurs, de professeurs, de fonctionnaires fédéraux, s’est ralliée au Pouvoir noir. Cette élite a sollicité des maîtres du jeu blancs le droit de contrôler «constructivement» la communauté de couleur, c’est-à-dire d’exploiter à son profit les masses noires. Pour y parvenir, elle n’a pas hésité à s’enduire du vernis nationaliste ; pareille à un enfant, observe Allen, à qui on a refusé le sucre d’orge, elle a rejeté le monde blanc et s’est glorifiée de sa couleur noire. Même le capitalisme illégal, celui des trafiquants des ghettos, n’a pas manqué de tirer à lui la couverture du Pouvoir noir. Comme l’observera, lucidement, Michael Tabor, un des militants les plus valeureux des Panthères noires new-yorkaises, « le concept du Pouvoir noir a influencé la pensée de chaque section de la communauté noire. Il a fini par signifier contrôle noir des institutions et activités qui sont centrées dans la communauté noire. Les enseignants noirs demandent le contrôle de la communauté noire sur les écoles du ghetto. Les hommes d’affaires et commerçants réclament l’expulsion des hommes d’affaires blancs du ghetto de manière à pouvoir porter au maximum leurs profits. Les opérateurs de numbers [loterie clandestine] demandent le
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Déjà citée plus haut.
contrôle total des transactions de billets de loterie dans le ghetto. Et les trafiquants noirs de drogue réclament à leur tour le contrôle de la communauté sur l’héroïne. C’est une tragédie qu’à New York les conquêtes les plus importantes faites dans le domaine du contrôle de la communauté noire l’aient été par des racketters noirs, des trafiquants de drogue, par les capitalistes illégaux ».
Le président Nixon en personne récupérera à son profit un slogan qui ne sera plus désormais qu’un attrape-nigaud : il tendra la perche aux capitalistes de couleur en leur offrant des avantages particuliers très substantiels pour le développement des ghettos.
Les dirigeants des Panthères noires dénonceront avec énergie cette falsification d’un mot d’ordre qui, à un moment donné, avait joué un rôle progressif et révolutionnaire. C’est Eldridge Cleaver qui déclarera: «Depuis que Nixon a énoncé sa doctrine du capitalisme noir, on a sciemment déversé des millions de dollars entre les mains de la bourgeoisie noire, on a sciemment privilégié des hommes de paille issus de ses rangs. On commence à intégrer la bourgeoisie noire à la classe dirigeante, à lui donner certaines assurances, certaines garanties quelle réclame.» Et, stigmatisant ce pouvoir noir «nouvelle manière», «ce nouveau produit idéologique fabriqué par l’administration Nixon en cherchant à le faire passer pour le Pouvoir noir lui-même», Cleaver s’écriera, à l’adresse de Carmichael, avec une nuance de regret à l’égard d’un mythe naguère si populaire, mais aujourd’hui définitivement confisqué: «En fait, notre cri de guerre pour le Pouvoir noir est devenu la graisse qui facilite l’assimilation de la bourgeoisie noire par le pouvoir blanc. » De son côté, le fondateur du parti des Panthères noires, Huey P. Newton, mettra catégoriquement les choses au point : « Le parti des Panthères noires ne souscrit pas au Pouvoir noir en tant que tel. Pas le Pouvoir noir défini par Carmichael et Nixon. Ils ont l’air d’être d’accord sur une définition du Pouvoir noir qui n’est rien de plus que du capitalisme noir, ce qui est réactionnaire. »
Mais, comme on le verra, l’influence exercée par la bourgeoisie noire sur la communauté afro-américaine est demeurée si forte qu’elle finira par tourner la tête à Newton lui-même.
Chapitre XV
Ce parti avait pris pour titre et pour symbole la panthère noire. Mais il ne doit pas être confondu avec le parti des Panthères noires qui sera fondé au même moment sur la côte Ouest, à Oakland, et dont il sera question plus loin (page 233 et suivantes).