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Au moment d’aborder ce dernier chapitre, d’une actualité encore brûlante, j’éprouve une certaine gêne et j’ai à me débattre contre quelque chose qui ressemble à des scrupules. Parviendrai-je à être objectif? Certaines de mes critiques ne paraîtront-elles pas déplacées, pour ne pas dire offensantes, au lecteur accoutumé à accepter sans discussion toute imagerie révolutionnaire ? La silhouette de Huey P. Newton, debout, pantalon noir, chaussures noires cirées, veste de cuir, cartouchière en bandoulière, fusil légèrement incliné tenu des deux mains, béret basque posé crânement sur la tête, ou l’image non moins fameuse sur laquelle, dans la même tenue, il trône, hiératique, comme un lama, sur un fauteuil d’osier dont le dossier forme un énorme ovale, telle une auréole démesurée de saint, fusil dans le poing droit, haute lance dans le poing gauche, avec sous ses pieds un tapis zébré, à ses côtés un bouclier adossé au mur - ces deux icônes seraient-elles sacrées, tout comme, à Cuba, j’ai vu révérer trente-trois portraits du Che, alignés sur trois rangées de onze ? Il faut, certes, comprendre les Panthères, il faut célébrer en eux ce qui est digne d’admiration, leur fulgurante contribution au mouvement de libération noire. Mais il convient, aussi, de passer leur action au crible, de n’en dissimuler ni les faiblesses ni les limites ni les erreurs. Il est indispensable, il est pressant de les démystifier.
Mais n’est-ce pas l’un d’eux, le plus brillant, à coup sûr, d’entre eux, Eldridge Cleaver, qui met en garde contre toute prétention à formuler un jugement? « Voilà trop longtemps, écrit-il, que le peuple noir s’en remet aux analyses et aux perspectives idéologiques des autres. [... ] Personne au monde n’est dans une situation identique à la nôtre, et personne ne pourra nous tirer de là que nous-mêmes. Il est des gens qui ne sont que trop disposés à penser à notre place, même si c’est nous qui mourons. Mais ils ne sont plus d’accord pour aller jusqu’au bout et mourir à notre place. » N’étant ni Américain ni Noir, et accusable d’« européocentrisme», pour ne pas dire de «racisme» (selon Cleaver, «de nombreux indices donnent à penser que Marx et Engels étaient eux-mêmes racistes » et le marxisme-léninisme ne serait qu’« une excroissance des problèmes européens »), ai-je le droit, ne fût-ce qu’un court moment, et dans un esprit de solidarité internationaliste, de « penser » le destin des Panthères noires ?
Les trois têtes des Panthères, Huey P. Newton, Bobby Seale, Eldridge Cleaver, se réclament de Malcolm X. Il a été leur père spirituel. Ils entendent continuer son œuvre et demeurer fidèles à son enseignement. Cleaver, en particulier, qui, en prison, avait appartenu aux Musulmans noirs, n’avait pas hésité, du vivant de Malcolm, à quitter le faux prophète Elijah Muhammad pour l’homme qui l’avait si audacieusement «dépassé». Mais les Panthères entendent aller plus loin que Malcolm, le dépasser à son tour. Malcolm, tout prophète qu’il était, s’exprimait, selon Cleaver, en rhétoricien. Quand il parlait de la nécessité de la lutte armée, c’était un peu comme s’il s’agissait d’organiser un club de tir, c’était une abstraction qu’il n’était pas encore capable de visualiser. Ou bien il voyait en imagination toute la race noire en armes. Mais il ne touchait pas du doigt, comme devaient le faire les Panthères, la réalité concrète des fusils.
Les fondateurs du parti sont aussi les successeurs directs du Pouvoir noir, mais d’un Pouvoir noir qu’ils entendaient « sauver », on l’a vu, de ses falsifications pour le ramener à ses origines révolutionnaires. Par ailleurs, ils ont tiré une leçon plutôt négative des grandes révoltes urbaines qui ont marqué la période du Pouvoir noir. Ces insurrections, certes, étaient dirigées contre la classe dominante, l’autorité et les oppresseurs. Elles ont permis aux Noirs de beaucoup apprendre. Après elles, estime Newton, témoin actif de celle de Watts, «les choses ne seront plus jamais ce quelles étaient ». Mais elles avaient eu, aux yeux des Panthères, le grave défaut d’être spontanées, irréfléchies, purement impulsives, en un mot « anarchiques ». Il leur manquait ce qui pour les Panthères est l’essentiel : l’organisation. Elles ne pouvaient conduire qu’à la défaite finale de la lutte révolutionnaire. Les insurgés se faisaient cerner par les forces de répression pour être « traqués et massacrés comme des bêtes » (Bobby Seale). L’émeute restait enfermée dans le ghetto et c’était la communauté noire qui en pâtissait le plus. Passant d’un extrême à l’autre, les Panthères en vinrent à opter pour un parti d’avant-garde, rigoureusement discipliné, de type léniniste.
Les fondateurs des Panthères noires avaient également lu et relu Les Damnés de la Terre de Frantz Fanon. L’écrivain martiniquais, en se mettant au service du FLN algérien, a appris aux Noirs américains, ces autres colonisés, la légitimité de la violence révolutionnaire contre l’oppresseur. Homme de couleur, il est dépourvu, dit Cleaver, du « parti pris raciste des théoriciens blancs » et il a « lancé une attaque dévastatrice contre le marxisme-léninisme dont les préoccupations se limitaient étroitement à l’Europe, aux affaires des Blancs ». Cleaver, comme Fanon, fait un peu trop bon marché de la lutte de classes qui coupe, depuis plus d’un siècle, en deux camps radicalement antagonistes l’Europe blanche et devrait interdire de parler comme d’un bloc des « Européens » ou des « Blancs »'.
Plus superficiellement, les Panthères noires ont puisé dans le Petit livre rouge de Mao-Lin Piao, dans le testament de Che Guevara, accessoirement dans le petit manuel de révolution militaire inspiré par Fidel Castro à Régis Debray.
Le mot « panthère noire » a été emprunté à l’éphémère parti noir électoraliste d’un comté de Géorgie, dont il a été question 1 plus haut, et transposé, dans un tout autre contexte, en plein milieu du ghetto d’Oakland, près de San Francisco.
Au cours de la révolte de Watts, en 1965, la communauté avait créé des « patrouilles d’alerte ». Elles avaient pour tâche de défendre les Noirs contre les brimades et brutalités policières. Huey P. Newton, vétéran de l’insurrection de Watts, en tira l’idée de former à Oakland des patrouilles du même genre, mais cette fois en les armant de fusils. Il s’adjoignit pour cette entreprise son ami Bobby Seale avec lequel il avait organisé un programme d’études noires au collège communautaire de Merritt. Tous deux avaient abandonné l’université - car les étudiants y étaient trop enclins à palabrer et à analyser sans agir - pour organiser les jeunes du ghetto. Cette jeunesse en chômage, le plus souvent illettrée et sans occupation professionnelle, était contrainte sous l’aiguillon de la nécessité à pratiquer toutes sortes d’activités illicites et démoralisantes : vente de billets de loteries clandestines, trafics de drogue, proxénétisme, prostitution, vols, « casses » et même crimes. C’était déjà à eux que s’étaient adressés, pour les réhabiliter socialement, les Musulmans noirs et Malcolm X. C’étaient eux encore qui s’étaient battus comme des lions dans les émeutes urbaines. Huey P. Newton, Bobby Seale, Eldridge Cleaver s’assignèrent la mission et se firent une gloire de recruter et d’éduquer politiquement ces enfants de la rue qu’ils baptisèrent, après Marx, « lumpens » et auxquels ils attribuèrent (un peu outrancièrement, on y reviendra) un rôle d’avant-garde: « Le hors-la-loi et le lumpen feront la révolution. Le peuple, les travailleurs suivront» (George Jackson).
Au début du mouvement, la tâche assignée aux jeunes lumpens se limitait à l’autodéfense. Newton avait suivi des cours et s’était plongé dans les manuels de droit. Il y avait appris que le deuxième amendement de la Constitution des États-Unis autorise le port d’armes, même dans un lieu public, à condition que celles-ci ne soient pas dissimulées et que le possesseur d’un fusil ne vise pas avec une arme chargée. Des équipes de quatre hommes armés, en tenue paramilitaire, furent formées; elles circulaient en voiture dans les rues du ghetto et intervenaient comme témoins et conseillers juridiques à l’occasion de chaque interpellation, arrestation, vexation ou violence des flics. Ce fut le point de départ du parti de la Panthère noire pour l’autodéfense, fondé le 15 octobre 1966. Le point 7 de son programme en dix points explicitait : « Nous croyons qu’il est en notre pouvoir défaire cesser la brutalité policière contre la communauté noire, en organisant des groupes d’autodéfense qui auront pour tâche de défendre notre communauté contre l’oppression et la violence de la police raciste. [...] Tous les Noirs doivent s’armer pour l’autodéfense. »
Ainsi les Noirs étaient, enfin, délivrés de la peur. Ils pouvaient désormais relever la tête et regarder les Blancs droit dans les yeux. Dans un premier temps, au moins, cette tactique eut pour résultat une diminution sensible des actes d’arbitraire et de violence de la police.
Le 2 mai 1967, les Panthères, qui n’étaient encore qu’un petit mouvement à l’échelle locale, se firent connaître sur le plan national par un coup d’éclat à sensation. Pour s’opposer au passage d’un projet de loi réactionnaire soumis au Parlement californien, une trentaine d’entre eux, dont vingt armés, se rendirent à Sacramento, la capitale de l’État, entrèrent dans les tribunes de l’Assemblée, s’en firent vite expulser, mais purent lire, dans une petite salle, devant les photographes et les caméras de la télévision, une déclaration de leur «ministre de la Défense» Huey P. Newton. Ce texte, auquel Eldridge Cleaver avait mis la main, disait notamment: «Le peuple noir a mendié, prié, fait des pétitions, des manifestations et tout ce qu’il pouvait faire d’autre pour que le pouvoir raciste d’Amérique rectifie les erreurs qui au cours de l’histoire ont été perpétrées contre les Noirs. Ces efforts ont eu pour réponse une répression accentuée, la tromperie, l’hypocrisie. [...]. Le parti de la Panthère noire pour l’autodéfense croit que le moment est venu pour le peuple noir de s’armer contre cette terreur avant qu’il ne soit trop tard. »
S’armer pour quoi? Pour la seule autodéfense ou pour une guérilla de caractère insurrectionnel? Les Panthères noires entrèrent dans la lice sur une ambiguïté. Ils ne cessèrent de vaciller entre l’ultra-gauchisme et le réformisme. Huey P. Newton, qui était au fond de tempérament légaliste, se montra partisan, au moins au début, d’une action au grand jour, « afin de nouer des liens avec le peuple » ; il ne voulait donc pas entendre parler d’une entrée dans la clandestinité. Il était également sceptique sur la possibilité d’actions de guérilla dans un pays comme les États-Unis, avec leurs grandes villes et leurs industries hautement développées.
Mais plusieurs facteurs entrèrent en scène qui poussèrent les Panthères à s’engager toujours davantage dans la voie d’un affrontement militaire. Tout d’abord la riposte, bientôt implacable et sauvage, de la police qui, comme on le verra de façon détaillée plus loin, ne put admettre d’avoir en face d’elle des Noirs armés, en dépit des textes constitutionnels invoqués par Newton, et les flics (les « porcs », comme disent les Panthères) les provoquèrent, les arrêtèrent, les attaquèrent, les tuèrent.
Ensuite, la dynamique même de la contre-violence et du port d’armes conduisirent les dirigeants des Panthères à multiplier les déclarations incendiaires, telles que : « La politique est une guerre sans effusion de sang et la guerre une politique avec effusion de sang» (Bobby Seale). «La seule façon de combattre cette violence utilisée par la bourgeoisie contre les opprimés est d’employer la violence. La seule façon de se débarrasser du fusil est de le prendre» (Connie Matthews). «Désormais chaque fois que vous tuerez un Noir, vous ferez bien d’être sur vos gardes, car nous ne vous raterons pas» (journal The Black Panther, 23 mars 1968). « Ce n’est qu’en s’armant qu’ils [les Noirs] pourront opposer une résistance victorieuse aux entreprises terroristes du pouvoir» [idem, 25 avril 1970). «Les Noirs savent qu’il leur faut prendre un fusil, armer les leurs jusqu’aux dents, organiser une armée. [... ] Tirons à volonté. Notre réponse doit être les fusils, des bombes plus grosses, plus efficaces et plus bruyantes, mieux placées, et aucun appel téléphonique pour prévenir l’adversaire. Le seul forum ouvert maintenant est le canon d’un fusil. Le monde entier tremblera quand Babylone s’effondrera » (Eldridge Cleaver). Peu à peu les simples groupes d’autodéfense des premiers temps devinrent des « sections constituées par des militants à plein temps qui vivaient, luttaient, étudiaient et militaient ensemble dans une discipline quasi militaire » (Elaine Klein).
Un autre facteur qui accéléra cette évolution fut l’assassinat de Martin Luther King, au début d’avril 1968. Désormais la porte était fermée sur toutes les chimères de non-violence et d’intégration raciale. Il ne restait plus qu’à se battre. Dans un admirable article, Requiem pour la non-violence, Eldridge Cleaver tira, dans un style apocalyptique, la leçon du drame: «La balle de l’assassin n’a pas seulement tué le Dr King mais aussi une période de l’histoire. Elle a tué un espoir, elle a tué un rêve. Que l’Amérique blanche ait pu secréter l’assassin du Dr Martin Luther King est considéré par les Noirs [... ] comme un désaveu définitif de l’Amérique blanche: désaveu de tout espoir de réconciliation ou de changements par des moyens pacifiques ou non violents. [...] La guerre est déclarée. La phase de la violence dans la lutte de libération est arrivée [... ] Maintenant tous les Noirs d’Amérique sont devenus en pensée des Panthères noires. À présent il ne reste que le fusil et la bombe, la dynamite et le couteau [...]. L’Amérique va saigner. L’Amérique va souffrir. Washington brûle, Chicago brûle, Detroit brûle; le feu et le bruit des fusils remplissent Babylone d’un bout à l’autre.» De son côté, Huey P. Newton publia en juillet 1967 un article, « The correct handling of a Révolution», dans lequel il soutenait que le mouvement révolutionnaire des Afro-Américains serait l’œuvre de petits groupes armés pratiquant la guérilla.
À quoi s’ajouta une théorisation de la lutte armée par un groupe de terroristes blancs, issus de l’extrême gauche du mouvement étudiant, dénommé «les Étudiants pour une société démocratique» (SDS), qui prirent le nom de Weathermen2. L’un de leurs porte-parole, John Gerassi, exposa sa conception quelque peu aventuriste de la guérilla urbaine aux États-Unis, s’inspirant, notamment, de l’exemple des Tupamaros d’Uruguay, dans un livre intitulé The Corning of the New International. Ce livre fut avidement lu en prison et abondamment cité par George Jackson, l’auteur de ce chef-d’œuvre littéraire, humain et révolutionnaire que sont Les Frères de Soledad.
Peu avant d’être assassiné par ses geôliers, le 21 août 1971, George Jackson avait rédigé un texte visionnaire3 où il développait, inspiré par Gerassi, ses vues sur la guerre révolutionnaire future que devait engager l’avant-garde noire aux États-Unis. Jackson n’oubliait certes pas que les Afro-Américains se trouvent « dans une immense nation dominée par la classe dirigeante la plus réactionnaire et la plus violente dans l’histoire du monde », mais il n’en sous-estimait pas moins la capacité du monstre à faire face à une guérilla urbaine menée par des Noirs. Pour l’emmuré de la prison de San Quentin, tout était « simple », trop simple peut-être : « Un gouvernement en place n’a aucun moyen de défaire un ennemi de l’intérieur quand il sait ce qu’il veut et quand il prend l’offensive. On ne vient pas à bout de la mécanique, de la logique, de la logistique d’une guérilla quand c’est celle d’une population urbaine. » Jackson n’hésitait pas à transposer sur le plan des États-Unis les succès remportés par la guérilla dans nombre de pays jadis colonisés : «Si tous les éléments existent qui ont fait de la guérilla, dans sa forme classique, une arme invincible contre des armées mécanisées, à support industriel, dans les pays non développés - ils seront encore plus efficaces dans les agglomérations urbaines d’Amérique. » Opinion exactement contraire de celle, on l’a vu, exprimée par Huey P. Newton, et qui omet le fait essentiel que, contrairement aux pays colonisés, où les autochtones en lutte pour leur libération constituent l’immense majorité de la population, les Noirs américains ne forment qu’une minorité et vivent côte à côte avec les Blancs. Mais Jackson n’était pas à court d’arguments : «Poser en principe que la violence ne peut pas prendre en Amérique est ridicule. Un revolver est l’arme la plus meurtrière du monde dans les combats de rue; un enfant peut s’en servir. » Et de citer l’exemple, emprunté à la guerre d’Indochine, d’un énorme canon de 155, détruit par un homme à pied armé d’une fusée qui pesait moins de deux kilos.
Mais l’activité des Panthères noires n’a pas été, comme ce qui précède pourrait le laisser croire, d’ordre exclusivement militaire. Elle a revêtu des formes politiques plus réalistes, bien que parfois à la limite d’un certain réformisme en contradiction avec leur activisme révolutionnaire. En association avec le Peace and Freedom Party, composé de timides libéraux blancs et de radicaux désorientés qui n’avaient pas rompu vraiment avec l’ordre établi, le parti a cru devoir présenter un candidat à l’Assemblée de l’État de Californie et un candidat à la présidence des États-Unis. Son programme en dix points énumère une série de revendications en matière de plein-emploi, de logement, d’habillement, d’enseignement. Parallèlement les Panthères ont mené la lutte pour la mise en place de feux rouges à des carrefours particulièrement dangereux pour les piétons ; ils ont pris l’initiative d’organiser des petits-déjeuners gratuits pour enfants dans les églises, afin que les gosses ne partent plus à l’école l’estomac vide ; ils ont créé des dispensaires, des centres médicaux et dentaires gratuits, distribué des vêtements, de la nourriture et des outils dans des « bazars du peuple », ouvert des « garages du peuple » et, surtout, des « écoles de la liberté » où est enseignée l’histoire véridique des Afro-Américains, comblant ainsi une flagrante lacune de l’enseignement blanc.
Quand on objecte aux-Panthères noires que ce programme et ces initiatives ne sont pas précisément socialistes et quelles tendraient plutôt à introduire plus de justice dans le cadre des structures sociales actuelles, ils ont une réponse toute prête : ne peut être traité de réformiste qu’un programme « monté par le système exploiteur, conçu comme une aumône et destiné à apaiser le peuple en le mystifiant» (Bobby Seale), tels, par exemple, les petits-déjeuners distribués par l’American Friends Service Committee. Il n’en serait pas de même pour un programme de transition, établi par des révolutionnaires qui se proposent de renverser l’ordre établi. Ceux-ci entendraient démontrer au peuple que l’État ne peut ou ne veut pas satisfaire des revendications même limitées et que seul le socialisme pourra réellement servir les intérêts du peuple.
D’ailleurs le programme en dix points énumère une série d’exigences plus radicales et qui, de toute évidence, ne pouvant être arrachées au pouvoir blanc, ne seraient satisfaites que par une révolution noire. Ainsi les Panthères veulent « que cesse le pillage de la communauté noire par le capitaliste»'. Ils réclament l’arriéré de la dette solennellement promis aux Noirs, il y a un siècle, après leur émancipation, à titre de dédommagement de leur asservissement et du génocide dont les esclaves furent les victimes. Le programme demande que les Noirs soient exemptés de l’armée et dispensés d’avoir à se battre pour un gouvernement raciste blanc. Il somme les autorités de libérer immédiatement tous les prisonniers noirs sans exception (qui constituent aux États-Unis près de la moitié de la population pénitentiaire totale). Enfin, reprenant une idée lancée par Malcolm X, ils 4 entendent qu’un plébiscite supervisé par les Nations unies soit organisé parmi la population afro-américaine « afin de déterminer la volonté du peuple noir quant à sa destinée nationale ».
Cependant les Panthères noires, tout en donnant ce coup de chapeau obligatoire à l’autodétermination, écartent toute chimère séparatiste. Ils ont beau se sentir solidaires du Tiers Monde, ils appartiennent à l’Amérique, au pays dont, selon les termes de Newton, la technologie est la plus avancée. Ils se sentent américains jusqu’au bout des ongles. Ils savent bien qu’ils seraient encore moins libres s’ils faisaient sécession. Ils souffriraient comme les pays du Tiers Monde et peut-être encore davantage de l’impérialisme et du néocolonialisme. C’est de l’intérieur qu’ils se proposent d’abattre l’empire américain. Leur espoir, affirme Cleaver, « va à une Amérique socialiste ».
Dans le même ordre d’idées, les Panthères noires ont combattu vigoureusement aussi bien le mythe de la négritude que l’« attraction magnétique » exercée pendant une période par l’Afrique sur les Noirs américains. Ils se sont heurtés, avec une violence qui est allée jusqu’à des rixes meurtrières, aux tenants d’un certain «nationalisme culturel» dont les grands prêtres sont l’universitaire Ron Karenga et l’écrivain Le Roi Jones. Ces gens sont moins intéressés par la lutte contre « Babylone » (l’Amérique capitaliste) que par les rites culturels de l’Afrique onze cents ans avant que s’y introduisent les Européens. Ils sont des fanatiques et des réactionnaires. Ils se ridiculisent en s’affublant de noms africains, en s’habillant et se chaussant à l’africaine, en baragouinant des parlers africains. Certes, à l’époque où Malcolm X entreprenait sa tournée à travers l’Afrique et misait sur l’OUA, les jeunes États noirs avaient encore une apparente indépendance. Depuis, le néocolonialisme l’a emporté sur presque toute la ligne. Aucun pays d’Afrique ne possède une économie non asservie. Ceux qui combattent le néocolonialisme sont une petite minorité. Alors qu’on en finisse avec la nostalgie, avec le snobisme de l’Afrique !
Enfin et surtout les nationalistes culturels sont, à leur manière, des racistes. Comme l’écrit avec force Bobby Seale, ils haïssent les Blancs uniquement à .cause de la couleur de leur peau. Les Panthères noires se refusent, eux, à combattre le racisme par le racisme, le capitalisme exploiteur par le capitalisme noir. Ils combattent le capitalisme par le socialisme, l’impérialisme par l’internationalisme prolétarien. Ce dont il s’agit, c’est une lutte de classes et non une lutte raciale.
Il n’est pas certain que ce rejet global du nationalisme noir était entièrement fondé, sur le plan tactique, car il comportait le risque d’isoler les Panthères, sous couleur de «marxisme-léninisme », des masses populaires des ghettos, impatientes de lutter avant tout pour leur libération en tant qu’Afro-Améri-cains. Certes les nationalistes culturels du type de Ron Karenga n’étaient que d’indéfendables pseudo-nationalistes noirs. Mais n’eût-il pas été préférable de leur chercher querelle sur le plan politique, en les accusant, par exemple, de collaborer, en fait, avec le système capitaliste et celles-là mêmes des institutions économiques qui s’efforcent d’étouffer aux États-Unis une réelle culture africaine et afro-américaine ?
Par la suite, certaines Panthères noires estimeront nécessaire de reconsidérer l’antagonisme entre nationalisme culturel et marxisme-léninisme noir qui avait, en un temps, « étouffé une somme inestimable d'énergie révolutionnaire ». Eldridge Cleaver admettra que les deux conceptions, vues objectivement avec le recul, comportaient une part d’erreurs. Fort heureusement les Afro-Américains ont retrouvé, depuis, la conscience de leur identité africaine et de leur héritage ancestral. Une visite au Congo-Brazzaville fera revenir l’exilé d’Alger sur des préventions anciennes. C’était à tort, estimait-il maintenant, que les liens avec l’Afrique avaient, dans le feu de la lutte contre les nationalistes culturels, été systématiquement dépréciés. Le spectacle d’un État congolais «marxiste-léniniste» plongera Eldridge Cleaver dans un enthousiasme quelque peu hâtif : « Une voix retentissante s’est élevée au cœur de l’Afrique », qui va permettre « une synthèse entre les aspects culturels de notre africanisme et les aspects révolutionnaires» (journal Right on, 3 août 1971).
La lutte sans nuance ni merci contre le nationalisme culturel provoqua une rupture entre les Panthères et Stokely Carmichael. L’attraction exercée par le nouveau parti, sa dynamique révolutionnaire avaient incité, au début de 1968, les dirigeants du SNCC à le rejoindre. Des postes « ministériels » leur'furent attribués: Stokely Carmichael fut promu Premier ministre d’honneur, James Forman ministre des Affaires étrangères, Rap Brown ministre de la Justice. Stokely vint participer à un grand meeting à Oakland, le 17 février. Mais l’alliance entre le SNCC et les Panthères ne devait durer que quelques mois. La discorde régnait au sein de l’ancienne organisation étudiante du Sud. Carmichael et Forman étaient maintenant à couteaux tirés l’un avec l’autre. Forman et Rap Brown démissionnèrent des postes qu’ils avaient, un court moment, occupés au sein du « gouvernement » des Panthères noires, pour des motifs purement formels et aussi sous le prétexte que le programme en était plus réformiste que révolutionnaire. Stokely s’en alla à son tour, au cours de l’été 1969.
Mais, cette fois, les causes de la rupture étaient moins futiles.
Le déconcertant Stokely n’avait pas seulement une «façon d’agir en loup solitaire», comme le lui a reproché Cleaver, sans garder le contact avec l’organisation. Ce qui était beaucoup plus grave, c’était qu’il avait jeté par-dessus bord la théorie socialiste qui, selon lui, n’apporterait pas de réponse au problème du racisme, bien plus important, à ses yeux, que l’exploitation économique.
Il avait viré de l’interprétation matérialiste à une interprétation idéaliste du préjugé racial. Il était devenu nationaliste culturel. Il ne jurait plus que par l’Afrique (il épousera la chanteuse Miriam Makeba et élira domicile en Guinée). Il ne voulait plus rien entendre d’une alliance politique, aux États-Unis, entre révolutionnaires noirs et radicaux blancs. Il prônait un front noir anti-Blanc. En septembre 1969, Eldridge Cleaver le fustigea
à travers une superbe lettre ouverte, où il dénonçait sa « crainte paranoïaque» des Blancs: «La souffrance est indifférente à la couleur de la peau. Les victimes de l’impérialisme, du racisme, du colonialisme et du néocolonialisme appartiennent aux groupes ethniques les plus divers et elles ont besoin d’une unité fondée sur des principes révolutionnaires plutôt que sur la couleur de la peau. » Ainsi le mouvement de libération noire continuait à balancer, comme un pendule, entre le nationalisme afro-américain et l’action commune avec le radicalisme prolétarien blanc.
Pendant longtemps, on l’a vu, le nationalisme noir avait constitué une sorte de position de repli, au moins temporaire, faute pour les Afro-Américains de pouvoir trouver encore des partenaires blancs disposés à faire alliance avec eux. Mais la radicalisation de la jeunesse estudiantine et de l’intelligentsia américaines à travers la lutte contre la guerre du Vietnam devait combler ce que Cleaver a appelé, dramatiquement, « une sorte de gouffre ». Enfin des radicaux blancs avaient surgi qui identifiaient leur véritable ennemi, l’ennemi qu’ils avaient en commun avec les Noirs, et ils n’hésitaient pas à prêter main-forte à ces derniers chaque fois que leur communauté était attaquée par les forces de répression. Les jeunes Blancs venaient de plus en plus nombreux participer aux manifestations noires. La jeunesse blanche commençait à prendre conscience du fait que le capitaliste american way of life était, comme l’a dit Cleaver, « un fossile de l’Histoire ». Il existait maintenant aux États-Unis une génération de jeunes Blancs qui méritait pleinement le respect des Afro-Américains. Ils avaient pris conscience du fait qu’au-delà du problème noir leur propre liberté était en jeu. La police ne s’était-elle pas chargée de le leur apprendre ? À la manifestation autour de la convention du Parti Démocrate à Chicago, en 1968, ils avaient été sauvagement frappés, matraqués, assaillis à coups de grenades lacrymogènes. Ils avaient vécu par eux-mêmes le traitement que subissaient depuis si longtemps les Noirs. Ils se transformaient en une force révolutionnaire. Ils devenaient pour
les Afro-Américains des partenaires égaux. Et Cleaver de préconiser la création d’un Front de libération nord-américain, « une union entre les forces de la communauté noire et les forces de la communauté blanche pour qu’elles puissent frapper ensemble leur oppresseur commun », un Front « qui unirait toutes les forces révolutionnaires de toutes les communautés », y compris les immigrés portoricains, les Mexicano-Américains et les Chinois des États-Unis5.
Une telle alliance devrait-elle s’étendre à la classe ouvrière organisée ? Sur ce point brûlant, sur cette pierre d’achoppement contre laquelle, dans le passé, avait si souvent buté le mouvement de libération afro-américain, les Panthères noires se trouvèrent, inévitablement, tiraillés entre des options contradictoires qu’aggrava l’influence plus ou moins exercée sur les uns et la répulsion exercée sur les autres par le Parti communiste américain. Bobby Seale rappela, opportunément : « Nous faisons tous partie de la classe ouvrière. [... ] Pour nous il s’agit d’une lutte de classes entre la classe ouvrière prolétarienne [...] et la minuscule majorité qu’est la classe dirigeante. Les membres de la classe ouvrière, quelle que soit leur couleur, doivent s’unir contre la classe dirigeante qui les opprime et les exploite. » «Les ouvriers commencent eux aussi à se révolter. Ils se dressent avec plus de vigueur contre la classe dirigeante.6 »
Mais Huey P. Newton, tout en admettant que la classe ouvrière est, elle aussi, « réduite en esclavage », souligna quelle est « utilisée comme un instrument par la classe dirigeante » et que les Noirs sont « réprimés et opprimés par les ouvriers blancs». Ray Hewitt, ministre de l’Éducation du parti de la Panthère noire, déplora les positions réformistes sur lesquelles s’alignent la majorité des ouvriers blancs et en déduisit avec pessimisme: «Avec le type de syndicats que nous avons dans ce pays, il n’est pas surprenant que ce phénomène aberrant ait pris une telle importance. » George Jackson estima qu’il serait vain aujourd’hui de tenter d’influencer des directions syndicales depuis longtemps infiltrées et achetées par le gouvernement. Sans doute «le prolétariat - la classe travailleuse - est toujours la classe la plus révolutionnaire, et demeure le véritable fossoyeur de la société capitaliste. Toutefois, il est ridicule et simpliste de penser qu’à elle seule elle peut ou doit accomplir la révolution. [... ] Elle se trouve réduite considérablement en pouvoir et en nombre par des nouveautés telles que l’automation, l’élitisme militaro-industriel [...],la nouvelle classe porcine des gardes nationaux (ils ont brisé la grève des Postes), les syndicats sous la coupe du gouvernement, les lois du droit au travail, etc. »
Eldridge Cleaver, lui, fulmina, contre la classe ouvrière blanche : « Chaque Noir sait qu’à tout moment la populace lyn-cheuse des membres blancs de la “classe ouvrière”sera à ses trousses et viendra peut-être défoncer sa porte. » « Certains membres de cette classe sont bel et bien des assassins. » « Les ouvriers blancs appartiennent à un monde complètement différent de celui des ouvriers noirs. Ils relèvent d’une réalité économique, politique et sociale complètement différente et, sur la base de cette réalité distincte, il est très facile pour les flics au pouvoir et les bonzes syndicaux de les manipuler à l’aide du racisme babylonien. » La classe ouvrière serait « le parasite de tout l’héritage de l’humanité ». Les conquêtes syndicales l’ont émasculée, intégrée, elle est devenue une «nouvelle élite industrielle ». «Les feux de la révolution qui jadis faisaient rage comme l’enfer dans le cœur de la classe ouvrière sont réduits aujourd’hui à la dimension de la flamme vacillante d’une chandelle. »
Cependant Cleaver, sa colère tombée, ne jette pas tout à fait le manche après la cognée : « L’important, aujourd’hui, est d’organiser ceux qui sont objectivement organisables. Et après ça nous pourrons entamer le morceau le plus résistant. Pour l’instant, il faut faire des travaux d’approche auprès de la classe ouvrière; mais nous ne pensons pas qu’elle soit prête à nous rencontrer. »
D’ailleurs nombreux sont les Panthères noires - y compris des activistes comme George Jackson - qui ne renoncent pas à lutter à l’intérieur des syndicats pour tenter de s’emparer des directions syndicales droitières, lancer des grèves par-dessus leur tête. Une fois chassés de leurs fonctions les leaders bureaucratiques, le gars à la base « n’aura plus de bonze syndical pour penser à sa place». À moins de « rester neutre» « il se joindra à nous dans la lutte que nous mènerons pour le libérer».
Tel fut aussi le point de vue des Weathermen blancs. Dans leur manifeste, ils prirent une position nuancée et dialectique à l’égard de la classe ouvrière blanche. Sans doute celle-ci tire-t-elle «quelques privilèges relatifs de l’impérialisme», d’où des réactions racistes ou pro-impérialistes. Mais les masses laborieuses «sont, par-dessus tout, directement et lourdement opprimées, si bien qu’en plus de leurs intérêts à long terme, qui les rangent du côté des peuples du monde, leur situation actuelle constitue une base sérieuse pour aviver leur lutte contre l’État et leur combat pour la révolution ».
Dans son livre posthume, George Jackson estima « vaines et stériles » les tentatives de bâtir de nouveaux syndicats en partant de la base. De fait le parti de la Panthère noire n’approuva point la création d’organisations ouvrières noires totalement indépendantes des syndicats et estima qu’il serait plus efficace de créer des comités ou sections à l’intérieur des syndicats blancs. Sur ce point il y eut désaccord entre les Panthères et une « Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires » qui fut créée à Detroit en mai 1968. À l’origine les ouvriers noirs de l’automobile se plaignaient de la discrimination raciale qui sévissait dans leurs usines et de l’incapacité ou de la mauvaise volonté du puissant syndicat de l’automobile à la combattre, comme il l’avait pourtant fait dans le passé. Après plusieurs grèves « sauvages » condamnées par le syndicat, les ouvriers noirs commencèrent à créer leur propre organisation de base et à l’étendre à d’autres entreprises. La Ligue lutta contre les cadences et pour la sécurité du travail. Elle mit l’accent et se fixa comme objectif le contrôle ouvrier sur tout le processus de production, dans la perspective de l’autogestion ouvrière. Les Weathermen approuvèrent pleinement cette expansion des comités noirs d’usine et entendirent être présents partout où ils surgissaient «pour y organiser des groupes de solidarité'». Les Panthères, eux, se tinrent à distance.
Robert L. Allen estima « profondément déplorable que deux mouvements [les Panthères et la Ligue] qui ont tant de points communs ne soient pas plus étroitement alliés ». Mais des divergences de cet ordre ne se retrouvent-elles pas aujourd’hui au sein des mouvements gauchistes de l’Europe occidentale ? Et, au surplus, il existe une différence de nature profonde entre une organisation spécifiquement ouvrière, formée à l’école de la démocratie prolétarienne, et un sous-prolétariat en uniforme, encadré dans une rigoureuse hiérarchie militaire, que constituent, on va y venir, les Panthères noires.
Avant de passer à la critique de certains aspects, à mon avis négatifs, du parti de la Panthère, je voudrais conclure la première partie de ce chapitre par un bilan sommaire de ses réussites. Tout d’abord, son extraordinaire et fulgurante progression numérique. En trois ans, de 1967 à 1970, il s’est transformé d’une petite secte localisée à la Bay Area, la région d’Oakland-San Francisco, en un parti d’envergure nationale, fortement implanté dans les ghettos de la plupart des grandes villes des États-Unis et notamment à New York, damant le pion à des groupements qui avaient connu la faveur des Afro-Américains tels que les Musulmans noirs et le Pouvoir noir incarné par le SNCC. Il a dépassé de loin leur niveau de conscience politique. Bien que parti de cadres minoritaires, ne recrutant pas, même à son apogée, de larges masses, il est devenu rapidement l’organisation dirigeante afro-américaine et son impulsion s’est exercée, dans une large mesure, sur tout le mouvement révolutionnaire de masse aux États-Unis. Désormais, comme a pu s’en vanter Eldridge Cleaver, il existait « au sein de l’Amérique des Blancs un cheval de Troie noir, et ce cheval de Troie est animé de la force de plus de vingt millions d’êtres humains». Mieux encore, toujours selon le même, les Panthères noires ont réussi « à dissiper le sentiment qu’avaient les révolutionnaires noirs et les révolutionnaires blancs d’être étrangers les uns aux autres». Après tant de zigzags et d’avatars, le pont était, enfin, jeté, et solidement jeté, entre le nationalisme afro-américain et, sinon la classe ouvrière blanche organisée, du moins le socialisme révolutionnaire, prolétarien et internationaliste. Par ailleurs les Panthères noires, en liaison étroite avec les révolutionnaires blancs, ont apporté une contribution, aussi courageuse qu’active, à la dénonciation de l’impérialisme américain et à la lutte contre la guerre du Vietnam. Leurs déficiences internes, leurs défaillances ultérieures ne sauraient ternir, ou faire oublier, la page glorieuse qu’ils ont écrite pendant un peu plus de quatre ans.
Seconde .partie,
Si l’on remonte aux sources, une des faiblesses initiales du parti de la Panthère noire, c’était, sans doute, le caractère ambigu, tantôt réformiste, tantôt utopique de son programme en dix points, rédigé dans un style quelque peu naïf et simpliste par Huey P. Newton et Bobby Seale qui, bien que d’origine étudiante, ne brillaient ni par la plume ni par la formation intellectuelle. Par la suite Cleaver a essayé, avec plus ou moins de succès, de défendre cet écrit contre les critiques émanant, dit-il, « de nombreux intellectuels » : « Le programme se fonde sur le principe des alternatives. Il dit au gouvernement : ou vous ferez ceci, ou nous ferons cela. Il est sous-entendu qu’il est impossible au gouvernement d’admettre nos exigences. [... ] Or quand le peuple voit que nous posons de justes revendications et que l’État ne peut ou ne veut pas les satisfaire, il lui paraît raisonnable d’avoir recours aux alternatives. Nous allons toujours au-delà des dix points du programme. Ils ne sont qu’un instrument de travail nous permettant d’approcher le peuple. » Mais le défaut de la plate-forme, c’était précisément qu’elle comportait trop de sous-entendus et, surtout, qu’elle n’explicitait nullement de quelle façon, dans quelle direction précise elle se proposait de dépasser les fameux dix points.
Certes Bobby Seale a lancé un vague coup de chapeau au socialisme et à l’internationalisme prolétarien, mais sans plus, George Jackson à un «marxisme-léninisme», mais sommaire et abstrait. La transition dialectique entre le programme en dix points et la lutte pour le socialisme est esquivée, ou très pauvrement ébauchée, dans la littérature des Panthères noires. Et sur le contenu de ce socialisme les opinions semblent assez divergentes. Jackson est imbu d’un léninisme autoritaire, sectaire, vivement antispontanéiste. Cleaver, au contraire, esquisse un socialisme à l’américaine qui, si l’adjectif n’est pas expressément employé, semble avoir une consonance libertaire. Il rejette catégoriquement un socialisme à la manière russe, chinoise ou cubaine (il a résidé à Cuba, au début de son exil, et n’a eu à se louer ni de l’accueil qu’il y a reçu ni de la version fidéliste de socialisme militaire et par en haut).
Contrairement à ceux, nous le verrons, qui proclament un peu vite que l’Amérique est, déjà, un pays fasciste, et en contradiction, de ce fait, avec ses propres dires, Cleaver rappelle qu’il existe en réalité deux Amériques : «Les Américains sont imprégnés de l’esprit de liberté. Ils ont un profond respect pour l’individu et les droits de l’individu. Bon nombre d’autres pays, en particulier ceux qui sont devenus communistes, n’ont pas une histoire démocratique comme celle que nous avons connue aux États-Unis. Je ne pense pas qu’on puisse imposer au peuple américain un système qui nierait complètement les droits de l’individu, parce que le peuple américain est ainsi fait qu’il ne marcherait pas [...]. Le socialisme aux États-Unis prendra une forme toute différente des révolutions dans les autres pays. » Mais cette forme, Cleaver en est sans doute encore à la chercher et il laisse ses lecteurs ou auditeurs sur leur faim.
La structure du parti de la Panthère noire est une structure essentiellement autoritaire, hiérarchique, avant-gardiste. Le culte de la personnalité y sévit. Huey P. Newton, à la faveur de ses longues années d’emprisonnement et de la campagne aussi vigoureuse que massive menée pour le sauver de la chaise électrique, peut-être aussi de sa grande beauté physique, est l’objet d’une «espèce d’idolâtrie», encore enflée après son retour à la liberté. Dans un écrit d’Alprentice (Bunchy) Carter, le mot « génie », employé à son propos, ne revient pas moins de six fois. Même Eldridge Cleaver, qui plus tard reprochera à Newton de s’être laissé ériger en super-héros, s’est risqué à écrire: «Malcolm X a précédé Newton comme saint Jean-Baptiste a précédé Jésus-Christ. » L’icône au fauteuil d’osier du demi-dieu tapisse les murs des permanences et des foyers.
L’exaltation du rôle d’avant-garde du parti s’accompagne, comme il se doit, d’une certaine distanciation entre lui et les masses. « Les masses sont constamment à la recherche d’un guide, d’un messie, capable de les libérer. Le parti d’avant-garde leur doit et se doit d’être ce guide et ce messie'. » «La différence entre les masses et l’avant-garde est très importante. [...] Elles suivent l’avant-garde, et le parti de la Panthère noire est l’avant-garde. L’avant-garde les guide7 8. »
«Nous avons besoin d’un parti d’avant-garde qui nous guide et fixe nos buts. Comme le dit Lénine, le comité central, c’est l’état-major de l’armée du peuple9.» «Le comité central du parti d’avant-garde du peuple doit faire sentir sa présence à tous les niveaux possibles du mouvement général. [...] Il n’y a jamais eu de révolution spontanée. Elles ont toutes été mises en scène, fabriquées par des gens qui se sont portés à la tête des masses et les ont dirigées.10 »
Le règlement du parti stipule au point 25 : « Tous les chapitres [sections locales] doivent adhérer à la politique et à l’idéologie tracées par le comité central du parti de la Panthère noire» L’élaboration de la ligne politique est l’affaire du seul sommet et ne souffre aucune discussion. Sans doute Eldridge Cleaver s’est-il efforcé de tempérer la rigueur de cet avant-gardisme, en se mettant à la recherche d’un « mécanisme » qui permettrait au parti « à la fois de fonctionner comme avant-garde et d’inclure les masses dans une structure organisationnelle ». Mais Eldridge, du fait de son exceptionnelle personnalité, a toujours fait plus ou moins bande à part dans le mouvement.
Par contre Cleaver a partagé, au moins pour un temps, avec les autres leaders des Panthères noires une singulière et inquiétante admiration pour le Catéchisme révolutionnaire du révolutionnaire professionnel russe Netchaïeff, dont on sait aujourd’hui, mais seulement, semble-t-il, de ce côté-ci de l’Atlantique, que Bakounine n’avait jamais trempé dans sa rédaction11. Sans doute ont-ils été séduits par l’inflexible immoralisme de ce terrible écrit, que Cleaver, en prison, associait aux préceptes de Machiavel. Quoi qu’il en soit le Parti de la Panthère noire a cru devoir traduire en anglais et publier en brochure le Catéchisme, pour l’éducation politique de ses membres.
L’avant-gardisme, le culte de la personnalité, la confiscation du parti par ses dirigeants, l’immoralisme révolutionnaire expliquent, pour une part, que le parti se soit rapidement bureaucratisé, qu’en l’absence de ses autres leaders, emprisonnés ou en exil, sa direction ait pu être accaparée par un seul, que les luttes internes se soient déroulées longtemps sur le plan confidentiel de l’omnipotent comité central, au niveau des chefs et à l’écart de la base, que des règlements de compte fratricides, à l’exemple du FLN algérien, l’aient finalement déchiré.
L’autoritarisme des Panthères se manifeste aussi par la multiplicité de titres pompeux dont, à l’imitation du pouvoir bourgeois, s’affublent les dirigeants du parti afin d’en imposer à leurs troupes. A la tête trône un «gouvernement», avec tout une série de « ministres » : Premier ministre, ministre de la Défense, de l’Éducation, de la Culture, de l’Information, etc. Mais les Panthères ont l’excuse qu’il s’agit là d’une tradition très ancienne dans le nationalisme noir américain. Déjà Marcus Garvey, après la Première Guerre mondiale, avait constitué un gouvernement provisoire, dont il avait anobli les membres. Et les Musulmans noirs avaient fait de Malcolm X un « Premier ministre national ».
Le même travers se retrouve sur le plan militaire où l’on singe de façon similaire les grades de l’armée bourgeoise : au sommet de la hiérarchie, un feld-maréchal et un chef d’état-major, puis des capitaines, des lieutenants, des sergents, des caporaux et des privâtes (deuxième classe). La discipline est stricte et le port de l’uniforme obligatoire. Les Panthères s’exercent au maniement d’armes comme une milice paramilitaire.
Le résultat ? Cette jeunesse sous-prolétarienne, la veille oisive et famélique, fut surtout attirée par le clinquant de la tenue et l’acier luisant du canon de fusil. Comme le déplore Bobby Seale,
« certains entraient au parti parce qu’ils nous avaient vus porter des armes, mais ils ne s’intéressaient qu’aux armes». Ils «se mettaient sur le dos un uniforme complet de Panthères [...], bombant les torses et croisant les bras. » Ils acquirent vite une mentalité de mercenaires, un état d’esprit « putschiste ». Les choses se dégradèrent à un tel point que le parti se vit obligé de rendre public un avertissement rédigé en ces termes :
« Le point de vue exclusivement militaire estfortement répandu chez certains membres du parti:
a) Ils croient qu’il faut opposer problème militaire et problème politique et refusent d’admettre que les secteurs militaires ne sont qu’un moyen d’accomplir les tâches politiques;
b) Ils ne comprennent pas que le parti de la Panthère noire est une organisation armée pour l’accomplissement des tâches politiques de la révolution. Nous ne devons pas nous limiter à combattre. Nous devons aussi accomplir d’autres tâches, propagande au sein du peuple, armement du peuple, et contribuer à établir le pouvoir politique révolutionnaire des Noirs.
Si l’on perd de vue ces objectifs, le combat armé lui-même perd son sens, et le parti sa raison d’être. »
La fascination des armes et de la volonté de puissance qu’elles confèrent amena même de trop nombreux jeunes sous-prolétaires enrôlés dans les Panthères noires à se servir du fusil pour leur compte personnel. Bobby Seale a été obligé de constater qu’ils firent « des choses complètement folles sur des coups de tête». Le raisonnement qui avait trotté dans leur cervelle au temps où ils n’étaient que des lumpens pas encore recrutés par le parti reprenait le dessus : « J’ai besoin de fric, faut que j’en pique.» Et c’est ainsi par exemple qu’il arriva à un épicier de subir l’agression d’un Panthère armé par le parti. À la suite de tous ces incidents que Bobby Seale a qualifiés « opérations de provocation », il fallut, en janvier 1969, se résigner à entamer une purge radicale au sein du parti. De longues listes d’indésirables radiés furent rendues publiques mais sans la moindre explication ou justification politique. Cependant le ver ne fut pas complètement éliminé du fruit. Les méthodes mêmes de recrutement et de militarisation du parti des Panthères noires favorisèrent la réapparition d’éléments douteux. Mais, bien entendu, la responsabilité en incombait principalement aux conditions d’existence, de misère et de chômage faites par « Babylone », par le capitalisme et le racisme américains à la jeunesse des ghettos.
D’ailleurs Bobby Seale ne déformait qu’à moitié la réalité lorsqu’il dénonçait la présence d’agents provocateurs introduits dans l’organisation pour lui « créer des problèmes et agir délibérément contre les règles et les principes du parti». Comme tout groupement susceptible de violer la légalité bourgeoise et de recourir à la violence, les Panthères noires ont été l’objet d’une très importante infiltration policière tant de la CIA que du FBI. La preuve en a été fournie au cours de procès dans lesquels furent impliqués des Panthères qui étaient des' militants valeureux. Ainsi, au procès des Panthères new-yorkais Michael Tabor et Richard Moore, quelque six témoins cités par l’accusation étaient des mouchards qui s’étaient glissés dans le parti.
La composition essentiellement sous-prolétarienne du parti a, par ailleurs, posé des problèmes d’ordre à la fois théorique et pratique. Certains de ses porte-parole ont poussé à l’extrême la glorification du lumpen. Eldridge Cleaver s’est livré à une véritable apologie de ces parasites involontaires de la société américaine : « Très bien. Nous sommes des lumpens. C’est vrai. [...] Ceux qu’on nomme “la pègre”, qui vivent d’expédients, qui ne vivent que de ce qu’ils arrivent à faucher ici et là, qui pointent un revolver entre les deux yeux des riches en leur disant “haut les mains” et “amène tes dollars !” Ceux qui ne veulent même pas d’emploi, qui détestent le travail et ne peuvent se faire à faire sonner la pointeuse d’un flic quelconque, qui préfèrent cogner la gueule d’un flic et lui piquer son portefeuille plutôt que défaire sonner sa pointeuse et de travailler pour lui, ceux que Huey Newton appelle les “capitalistes illégitimes”. Bref tous ceux qui ont simplement été exclus de l’économie et dépouillés de la part d’héritage social qui leur revient de droit. »
Et Cleaver de s’en prendre aux syndicalistes, aux marxistes et même à certains gauchistes blancs qui nourrissent des préventions à l’égard de ces hors-la-loi : « Quand le lumpen entreprend des actions directes contre le système d’oppression, il est souvent accueilli par des huées et des lazzis de la part des porte-parole de
la classe ouvrière, qui font chorus avec les discoureurs de la bourgeoisie. Ces beaux parleurs aiment à dénigrer les luttes de lumpens en dénonçant leur “spontanéité” (là c’est sans doute parce que ce ne sont pas eux qui dirigent les actions), leur “manque d’organisation”, leur “caractère chaotique et non dirigé”. [... ]
Puisque ce sont les conditions mêmes de la vie de lumpen qui provoquent ces réactions soi-disant “spontanées” contre le système, et puisqu’il est soumis à une oppression extrêmement forte, il est naturel que ses réactions contre l’ensemble du système soient extrêmes. [... ] Le lumpen est forcé de créer ses propres formes de rébellion. [...} Les analyses erronées des idéologues de la classe ouvrière sur la véritable nature du lumpen sont une des causes majeures du retard pris par la révolution dans les milieux urbains. »
Cette philippique d’inspiration nettement bakouninienne (son auteur le savait-il ?) comportait, bien entendu, une large part de vérité. Angela Davis elle-même, bien que membre du Parti communiste américain, admit qu’il faut aujourd’hui « accorder une attention soutenue au rôle de cette couche sociale dans la lutte révolutionnaire » et qu’il est d’une « nécessité urgente d’organiser le lumpenprolétariat, comme a d’ailleurs commencé à le faire le parti de la Panthère noire». Mais l’aspect contestable de l’analyse de Cleaver, c’est, comme le lui a objecté Robert L. Allen, d’omettre le fait que la délinquance tend, trop souvent, à se développer « à l’intérieur du cadre de l’ordre existant » où elle agit comme une force de conservation sociale.
C’est ce que reconnut l’ami de Cleaver, Geronimo, ex-lumpen lui-même, ex-trafiquant, ex-souteneur: Oui, admit-il, certains lumpens ont été «fourvoyés par l’idéologie capitaliste ». Oui, « le lumpen urbain considère le jeu, le proxénétisme comme un moyen pour atteindre des objectifs capitalistes ». Or Cleaver adopta le lumpen en bloc. Il le fit entrer une fois pour toutes dans l’Olympe révolutionnaire. «Le lumpen est maintenant conscient d’être l’avant-garde de la révolution. » Depuis les révoltes urbaines, « il a été la cheville ouvrière à Babylone». «Le lumpen a découvert une nouvelle vie. Maintenant il comprend. La connaissance des choses qui lui avait été cachée est maintenant la sienne. [...]//sait qu’il est invincible. Il est devenu un révolutionnaire. »
Geronimo affirma, après lui, que les lumpens afro-américains ont un niveau d’intelligence plus élevé qu’ailleurs. «Ils sont les lumpens les plus avancés du globe. » Ils auraient rejeté sans rechute possible les nombreux poisons qui leur avaient été injectés par l’ordre social de Babylone. «Papa » Cleaver est pour Geronimo le « roi des lumpens. » Il ne voudrait être « nulle part ailleurs que parmi les lumpens qui composent en majorité l’avant-garde de notre lutte ».
Cleaver a eu la franchise de ne pas celer que ce culte quelque peu exclusif du lumpen est, dit-il, « à l’origine de nos rapports difficiles avec les radicaux blancs ». Il explique aussi sans doute la divergence d’optique qui, on l’a vu, a éloigné les Panthères d’une organisation révolutionnaire de travailleurs noirs. Car en dépit du chômage qui frappe les Noirs davantage que les Blancs, de leur manque de formation professionnelle, de la discrimination dans l’emploi, il serait exagéré de prétendre que les Afro-Américains sont « exclus » de l’économie américaine. S’il est vrai que les lumpens sont condamnés dans les ghettos à l’oisiveté forcée, la main-d’œuvre noire n’est nullement absente des usines et chantiers d’Amérique.
Un autre aspect contestable des Panthères noires ressortit au domaine de la sexualité. Le milicien noir en uniforme est grisé par sa propre masculinité. « Ces frères, dit leur journal, sont la crème de la virilité noire. » Cleaver se félicita de ce que « pour le jeune Noir le parti répond au profond besoin d’un idéal de virilité. La conséquence en est que toutes les jeunes filles de la communauté noire [... ] se sentent attirées par des adolescents qui sont des Panthères ». Il raconta ainsi ce que fut le « plus beau spectacle » de sa vie : à la vue de ces jeunes guerriers vêtus d’un même uniforme où domine la couleur noire, à l’exception de
la chemise bleu cobalt, veste de cuir et chaussures bien cirées, une lueur intense jaillit du regard d’une des femmes présentes. « Je reconnus cette lueur au plus profond de moi-même: l’admiration totale d’une femme noire pour un Noir. » Mais ce pouvoir de séduction avait une contrepartie inévitable dont Cleaver devait regretter qu’on en retrouve des traces jusque dans les rangs du parti : ces garçons jouaient au petit jeu du « chauvinisme mâle ». C’est ce que déplora également Bobby Seale, qui ne mâcha pas ses mots : ils ont tendance à abuser de leurs grades militaires dans leurs relations avec les sœurs. « Un grand nombre de frères considèrent les sœurs comme inférieures.» «Ils se vantent d’être maquereaux. »
Mais aucune des déficiences internes qui viennent d’être énumérées ne firent autant de mal au parti des Panthères noires que le défi involontaire qu’ils avaient lancé, avec la témérité la plus héroïque, aux « porcs », c’est-à-dire à la police et à la justice américaines. Le mot « involontaire » peut sembler impropre, mais il est pourtant exact car, au début, Huey P. Newton et Bobby Seale, on l’a vu, s’étaient bornés à vouloir organiser l’autodéfense des ghettos noirs et s’étaient souciés de ne s’armer que dans la limite autorisée par le fameux amendement constitutionnel. Mais, répétons-le, les flics rendus furieux par la vue de Noirs brandissant des fusils provoquèrent systématiquement des incidents violents pour amener les Panthères à se défendre en ouvrant le feu. Une répression sauvage s’ensuivit, qui ne fut pas seulement causée par un manque de sang-froid ou une brutalité particulière des policiers du rang.
Ce furent les personnages les plus haut perchés des USA qui sonnèrent l’hallali. Le vice-président Spiro Agnew, plus furieusement réactionnaire encore, s’il est possible, que Richard Nixon, qualifia les Panthères de «groupe anarchiste de criminels entièrement irresponsables » et l’avocat général Mitchell, tout comme feu J. Edgar Hoover, grand manitou du FBI, de « la plus grave menace pour notre sécurité nationale », tandis que Jerry Lemard,
substitut de l’avocat général pour les Droits civiques, déclarait : « Les Panthères ne sont rien d’autre que des voyous et nous devons en venir à bout. » Des agents fédéraux furent adjoints aux polices des divers États pour participer à la répression. Au ministère de la Justice, une équipe spéciale fut chargée de réprimer les Panthères noires. Sans aucun doute un plan fédéral fut établi en vue de les exterminer purement et simplement.
Tous les moyens furent employés : assassinats de Panthères, certains surpris dans leur lit en plein sommeil ou attaqués dans leurs permanences, inculpations pour des motifs le plus souvent inconsistants suivies de longues détentions préventives puis, après parodie de justice, assorties de peines sévères. Les leaders payèrent lourdement de leur personne, ce qui ne manqua pas de désorganiser et de dévoyer un parti entièrement dirigé par en haut. Le 28 octobre 1967, des coups de feu furent échangés entre Huey P. Newton et deux policiers. Newton fut gravement blessé, un policier tué, l’autre grièvement blessé. Cette provocation entraîna l’emprisonnement du «ministre de la Défense» des Panthères noires qui fut jugé au cours de l’été 1968 et condamné à une peine de deux à quinze ans de prison. Mais, en mai 1970, ce jugement devait être cassé par la cour d’appel de Californie et Newton, en août, enfin remis en liberté sous caution, pour de nouveau avoir à affronter des juges en juillet 1971.
Bobby Seale, président du parti, fut à son tour arrêté et poursuivi le 19 août 1969, pour avoir participé à la manifestation contre la convention du Parti Démocrate à Chicago, sauvagement réprimée par le maire Daley, également pour le prétendu meurtre dans le Connecticut d’un Panthère dont il fut prouvé finalement que ce dernier avait été assassiné par un agent provocateur. Bobby fut condamné à quatre ans de réclusion pour le premier chef d’accusation après un procès mémorable où il s’obstina courageusement à défendre ses droits constitutionnels, en l’espèce celui de prendre l’avocat de son choix, contre le féroce juge Hoffman. Cet énergumène le fit enchaîner, lier à son siège,
bâillonner avec un tampon introduit dans sa bouche. Finalement l’accusation de « conspiration » fut abandonnée faute de preuves. Quant aux poursuites engagées dans le Connecticut et où était impliquée également une femme, Erika Huggins, elles se terminèrent par un non-lieu, en mai 1971.
Eldridge Cleaver fut acculé par la police, le 6 avril 1968, à se retrancher dans une maison avec un autre militant de marque du parti, le tout jeune Bobby Hutton. L’adolescent fut tué, Cleaver blessé et arrêté pour être remis en liberté sur parole le 6 juin. Mais, le 27 septembre, le tribunal révoquait cette décision et sommait Cleaver de rejoindre la prison dans un délai de 60 jours. L’inculpé, qui avait passé, après avoir déjà subi des peines de prison dans sa prime jeunesse, neuf années de suite dans un pénitencier, ne put se faire à l’idée d’être privé encore une fois de sa liberté. Et, après un discours d’adieu, à San Francisco, le 22 novembre 1968, il prit le chemin de l’exil, avec, assure-t-il, l’accord de son parti. Il réside aujourd’hui à Alger et enrage de ne plus pouvoir, au moins pour le moment, ou de ne pouvoir qu’à distance, mettre son impétueux tempérament révolutionnaire au service de la révolution noire américaine.
Et la série tragique de continuer. Le 17 janvier 1969, une rixe opposa sur le campus de l’université de Californie à Los Angeles des étudiants noirs dont les uns étaient partisans des Panthères et les autres de l’organisation nationaliste culturelle de Ron Karenga. Des coups de feu éclatèrent. Deux militants de valeur des Panthères noires, John Huggins, ministre de l’Information, mari d’Erika, et Alprentice «Bunchy» Carter, ministre de la Défense, en remplacement de Newton emprisonné, furent tués.
Le 4 décembre 1969, les flics de Chicago envahirent le domicile de Fred Hampton, président des Panthères de l’Illinois, abattirent en tirant à travers la porte Mark Clark puis, une fois entrés, assassinèrent Fred Hampton dans son lit. Fred Hampton était un militant de premier plan, puisqu’il avait été désigné pour succéder au responsable de la direction nationale du parti, David Hilliard, si celui-ci était emprisonné.
En 1971, c’était le tour de David Hilliard d’être emprisonné, avec quel retard ! puisqu’on lui reprochait d’avoir été mêlé à l’affaire du 6 avril 1968 où Bobby Hutton avait trouvé la mort.
Mais les actes de répression les plus dramatiques, et qui ont fait écho dans le monde entier, ont coûté la vie successivement aux deux frères Jackson, le plus jeune, Jonathan, le 7 août 1970, l’aîné, George, le 21 août 1971. Au début de janvier 1970, trois Noirs avaient été tués à la prison de Soledad par un gardien blanc. Il fut, bien entendu, acquitté, le 16 janvier. Le jour même de ce scandaleux verdict, un autre gardien blanc avait été trouvé mort, jeté du troisième étage de la prison. Trois détenus noirs de Soledad, George Jackson, Fleta Drumgo et John Clutchette furent accusés sans preuve de cet acte de représailles. George était en prison depuis onze ans pour un délit mineur qui lui avait valu une peine d’un an de prison, mais indéfiniment renouvelable en cas d’« inconduite » : les gardiens sadiques et racistes avaient fait en sorte qu’il fût toujours en faute. Maintenant il risquait peut-être, pour cette inculpation d’homicide, la chaise électrique. Pour sauver son frère, le jeune Jonathan organisa, le 7 août 1970, un coup de main d’une folle audace. Il fit irruption dans la salle de tribunal de San Rafael, comté de Marin, remit des armes à trois inculpés noirs en cours de jugement et, avec leur aide, parvint, sous la menace des flingues, à s’emparer de cinq otages, dont le juge encore revêtu de sa robe, l’assistant procureur du district et trois femmes jurés. Il espérait échanger les otages contre la libération de George. Les conjurés tentèrent de s’enfuir avec leur cargaison humaine dans une camionnette, mais la police, prompte à la riposte, déchargea sur eux une volée de balles : Jonathan et deux des inculpés noirs furent tués ainsi que le juge, tandis que l’assistant procureur et l’une des jurés étaient blessés. Ce fut pour une prétendue complicité dans cette opération que l’étudiante communiste Angela Davis, injustement soupçonnée
d’avoir procuré des armes à Jonathan, fut inculpée, longtemps emprisonnée, pour être finalement acquittée en juin 1972.
Un an après la mort de son jeune frère, George Jackson, dont la vie était guettée depuis longtemps par ses tortionnaires, fut abattu, dans la cour de la prison de San Quentin, dans des circonstances à dessein non éclaircies. Il a laissé un double testament : les lettres de prison bouleversantes publiées sous le titre Les Frères de Soledad et le fanatique manuel posthume de guérilla urbaine traduit en français sous le titre Devant mes yeux la mort.
Si l’on dresse un bilan de la répression exercée contre les Panthères noires, le chiffre des assassinés, au début de 1971, dépassait la trentaine et celui des militants encore en prison était d’au moins quatre cents. Perte de substance qui, pour un parti élitiste, impulsé par ses cadres, était gravement préjudiciable.
La brutalité déchaînée du pouvoir, la volonté délibérée d’anéantir le parti a posé la question de savoir si sa tactique n’a pas été quelque peu « aventuriste », si ses membres ont eu raison de s’exposer volontairement, en plein jour, à la mort, la prison ou l’exil, s’ils n’auraient pas, en quelque sorte, provoqué les maîtres de Babylone en les forçant à s’abattre prématurément sur une organisation qui n’était pas encore préparée à résister à un tel assaut. À quoi Cleaver a répondu avec peut-être trop de jactance : « Oui. Mais est-ce nécessairement une mauvaise chose ?[...] C’est toujours le moment d’agir, si l’on est prêt à en assumer les conséquences. Nous devons être prêts à prendre des risques et à souffrir pour obtenir des résultats. Il a fallu que les Panthères noires descendent dans la rue avec des fusils et affrontent les flics, non sans accuser de lourdes pertes et connaître de grandes souffrances, pour susciter une certaine prise de conscience [...]. Tous les discours du monde n’y avaient rien fait; il a fallu le genre d’action que nous avons menée, celle-là même que Ton qualifie d’aventuriste. »
Le journal The Black Panther (18 mai 1968) a tenté de justifier l’action du parti avec non moins d’obstination : « Certains hypocrites prétendent quen poussant les Noirs à employer la violence, le parti les conduit au massacre. D’après eux, le seul résultat de tous ses appels à la révolte sera une intensification de la répression qui se soldera inévitablement par la victoire du pouvoir et la défaite du parti. » Mais ce n’était pas, à ce moment-là, l’avis du journal, pour qui la répression était féconde parce qu’elle engendrait immanquablement la révolution. À son intensification répondrait « un accroissement au moins égal de la violence populaire ».
Bientôt cette surestimation des fruits de la répression devait faire place à des réactions de desperados. Dans un article, Newton, après avoir déclaré que tout compromis serait un «suicide réactionnaire», ajouta: «Je choisirais plutôt l’inverse, s’il le fallait, c’est-à-dire un suicide révolutionnaire. Un suicide motivé par le désir de changer le système, ou de mourir en s’y essayant» (The Black Panther, 13 juin 1970).
À la volonté forcenée de destruction de la part du pouvoir répondit une frénésie désespérée, bien que dans l’immédiat impuissante, de détruire Babylone de fond en comble : George Jackson, peu avant de mourir, n’a-t-il pas souhaité, pour le salut des peuples du monde, « la réduction de l’ensemble de ce pays à l’état d’un vaste désert et d’un cimetière pour deux cents millions des plus damnables fous de toute l’histoire » ?
Outre la répression babylonienne, l’autre raison de la présente décadence des Panthères noires est la chute de Huey P. Newton et de son entourage dans un réformisme, un « révisionnisme » comme diraient les zélateurs de Mao, plus soucieux de transiger avec l’ordre établi que de poursuivre le combat révolutionnaire.
Cette évolution, en apparence surprenante, a eu plusieurs motifs. Tout d’abord, on a déjà eu l’occasion de le voir, on a pu déceler chez Newton, dès les débuts du mouvement, un fond de légalisme vite bousculé sans doute par la riposte de l’adversaire capitaliste, mais qui n’en était pas moins dans sa nature. Ensuite le long séjour en prison, de l’automne 1967 à l’été 1970, de
l’homme providentiel du parti lui avait fait, quelque peu, perdre le contact avec une organisation qui, partie d’une trentaine de membres à Oakland, avait, en quelques années, pris des dimensions nationales considérables. Les autres chefs, Bobby Seale, Eldridge Cleaver étaient, eux aussi, hors de combat. Un homme, un Staline au petit pied, s’installa dans ce vide et fit main basse sur l’appareil du parti qui s’était, entre-temps, fortement bureaucratisé : David Hilliard, flanqué de son frère June. Hilliard, pendant trente-trois mois, aurait fait à Newton captif des comptes rendus plus ou moins mensongers ou déformés.
Quand le héros recouvrit la liberté, il semble avoir été désorienté et dérouté par la situation neuve dans laquelle il retrouvait le mouvement. Les années aussi avaient fait leur œuvre. Au physique comme au moral, Huey P. Newton n’aurait plus été la même personne lorsqu’il put respirer l’air libre que lorsqu’il avait été mis à l’ombre. Cleaver a dit de lui, assez cruellement : « Newton sortit de prison davantage comme un chaton que comme une panthère. » Loin de reprendre les rênes, le fondateur du parti laissa David Hilliard continuer à y régner. Or David Hilliard était opposé à toute activité armée des Panthères ; il en démantela les structures militaires clandestines, fit stocker toutes les armes appartenant aux diverses sections dans les locaux du parti, ce qui désarma les militants de base et les laissa sans défense contre la répression policière. En même temps il centralisa au siège central les fonds du parti, privant ainsi les chapitres locaux de leur autonomie financière. Enfin le fusil symbolique disparut de la première page du journal The Black Panther.
À l’arrière-plan, il semble bien que l’influence du Parti communiste Américain se soit exercée dans le sens d’un retour à la légalité. Le PCA avait contribué par des versements et collectes très importants à la campagne pour la libération de Newton. Ç’avait été sur les conseils de William L. Patterson, vétéran du communisme noir, que les Panthères avaient pourvu Newton d’un avocat blanc, Charles Gary, choix qui, à l’époque, malgré
le talent et l’inlassable dévouement de ce juriste, avait vivement heurté le contre-racisme des nationalistes culturels. La plupart des avocats qui avaient défendu des Panthères devant les tribunaux étaient sortis des rangs du Parti communiste : ils avaient maintes fois fait valoir l’opportunité d’éviter toute action violente qui pût gêner les procédures en cours.
Mais le retournement de Newton a eu des causes plus pressantes et plus graves. La perte de vitesse dans laquelle se trouvait le parti, appauvri à la fois en militants et en ressources financières, le fit se livrer à une amère autocritique de l’action 3 violente du passé. Il tomba du Charybde ultragauchiste dans le Scylla opportuniste. Cela avait été « tout à fait erroné et presque criminel de la part de certains dans le parti » de croire que le parti pouvait à lui seul l’emporter sur les forces de police. Le résultat en avait été « la guerre entre la police et les Panthères et, si l’on est en guerre, il faut que la lutte se déroule entre la communauté noire tout entière et l’ordre établi. Autrement nous nous isolons. » Les excès commis avaient plongé le parti « dans un vide où le sang fut répandu d’un bout à l’autre de ce pays, notre sang, pendant que la communauté se contentait d’observer. Mais c’était davantage notre faute que la sienne. » Il n’était possible de survivre qu’en se liguant « tous ensemble pour résister au génocide entrepris contre nous tous». Ce qu’il ne fallait plus faire à l’avenir, c’était de partir trop en flèche. Le peuple noir n’était pas encore mûr.
Il ne fallait plus être divorcé de la masse. Tout en ne se dissimulant pas qu’il allait être « très critiqué par les pratiquants du culte de la révolution », Newton préconisait maintenant une « évolution par étapes »‘.
En fait, il y avait depuis fort longtemps des divergences profondes dans la direction du parti. Elles portaient principalement, d’une part, sur la dictature bureaucratique de David Hilliard, d’autre part, ce qui revenait au même, sur une opposition de 12
plus en plus vive entre partisans de l’action purement militaire et partisans de la lutte politique dite de masses. La scission virtuelle au sein du comité "central remontait à 1969. Elle avait pris naissance en Californie, à Oakland et Los Angeles, puis elle s’était étendue peu à peu au reste du pays. Elle mettait aux prises le clan Hilliard-Newton avec les amis d’Eldridge et de Kathleen Cleaver, exilés à Alger où ils avaient formé la « section internationale » du parti, et auxquels s’étaient joints, notamment, un groupe de 21 militants new-yorkais poursuivis en justice12, avec Richard Moore, Michael Tabor et sa femme Connie Matthews Tabor.
Les premiers signes extérieurs de la scission apparurent lorsque les «21 » de New York reprochèrent, le 19 janvier 1971, dans une lettre publiée par un petit journal de l’East village de New York, aux leaders du parti leur « dogmatisme », leur « régionalisme», leurs procédés d’« enrégimentation » et, en même temps, firent l’éloge des actions terroristes des Weathermen. Cette lettre entraîna leur exclusion.
Peu après, le 8 février, Richard Moore et Michael Tabor, libérés sur parole, négligèrent de comparaître devant le tribunal et filèrent à Alger avec Connie Matthews, faisant perdre au parti la caution de 150000 dollars qui avait été versée pour eux. Ils furent tous trois exclus et la section de New York, qui s’était solidarisée avec eux, fut éjectée à son tour.
Ce fut en février 1971 que la rupture fut définitivement consommée et rendue publique. Comme dans toute scission, les versions qui en furent données après coup se contredirent. Dans son discours de Berkeley précité, Newton confia que de sa prison il aurait été depuis longtemps en désaccord avec la majorité du comité central et qu’il n’aurait pu y faire prévaloir ses options. Il se serait senti comme « gelé », incapable de 13
faire le moindre mouvement, coincé dans une impasse. De son côté, Cleaver, le 4 mars, fit rendre public à New York un enregistrement dans lequel, d’Alger, il critiquait âprement le parti pour sa renonciation à la lutte armée, son opposition à l’entrée dans la clandestinité et dénonçait la «machinerie bureaucratique» qu’était devenue l’organisation. Il affirme avoir suggéré une réforme du comité central basée sur la représentation de tous les groupes locaux ; mais cette proposition aurait été bloquée par David Hilliard qui aurait préféré superposer au comité central une sorte de politbureau dirigé par lui et Newton. Huey aurait •'soutenu ce « despotisme absolu».
Les deux tendances désormais ennemies s’exclurent réciproquement. La direction Hilliard-Newton procéda à des expulsions massives, non seulement d’individualités mais de sections entières du parti, exigeant de ses troupes, s’il faut en croire le journal créé par Cleaver, Right on, une « obéissance aveugle ». Elle tenta de discréditer la section internationale, dont la position de réfugiés politiques américains vis-à-vis de l’autorité algérienne était déjà délicate, et elle adressa des lettres destinées à indisposer contre le secrétariat d’Alger les chefs de gouvernement, organisations révolutionnaires et mouvements de libération dans le monde, notamment les Algériens, Nord-Coréens, Nord-Vietnamiens, Cambodgiens, Chinois et Cubains, ce qui troubla certains destinataires de ces missives et leur fit adopter, au moins pour un temps, une attitude négative ou réservée à l’égard du groupe Cleaver.
Comme chaque fois qu’un parti politique se casse en deux, les injures fusèrent de part et d’autre. Chaque camp accusa l’autre d’être composé de « renégats » et de « traîtres ». Au cours d’une conversation téléphonique homérique entre la Californie et l’Algérie, diffusée par une chaîne de télévision à San Francisco, le 26 février 1971, Cleaver exigea de Newton l’exclusion de David Hilliard, la réintégration de Geronimo et des dissidents new-yorkais. Huey répondit en traitant Cleaver de «putain» et Cleaver,
dans une brochure, se vengea peu après en lançant à l’adresse de Huey qu’il était «un nigger fou de pouvoir», un «révisionniste droitier» et, suprême insulte d’ordinaire réservée aux flics, un «porc». Dans les derniers jours de sa vie, George Jackson, pourtant si proche de Cleaver par son activisme militaire, crut devoir prendre le parti de Newton et d’Hilliard, sans doute parce qu’il dépendait de leur soutien dans la situation d’un prisonnier dont la vie est menacée. Il adressa à Cleaver une lettre où il insinuait que sa conduite en prison n’aurait « pas été exemplaire » et, pour finir, il lui demanda « carrément défaire la preuve qu’il n’est pas un trublion irresponsable ou un agent provocateur». Cleaver lui aurait « répliqué par une série d’invectives grossières, ordurières - en bref un écrit de vendetta ». Ce qui n’empêcha pas le groupe d’Alger de rendre à Jackson un vibrant hommage après sa fin héroïque.
La sexualité, comme il se doit dans de telles circonstances, fut largement mise à profit dans la réciprocité des invectives. Elaine Brown publia dans le journal de Newton (numéro du 6 mars 1971), sous une énorme manchette, un article intitulé «Libérez Kathleen Cleaver» où elle prétendait que la femme d’Eldridge, à qui elle attribuait une liaison avec un membre du parti, serait séquestrée à Alger par son mari, un « mâle chauvin » qui aurait, de son côté, d’innombrables maîtresses. Le groupe d’Alger démentit aussitôt, accusa le journal en question d’être devenu « une feuille à scandales de bas étage » et prit sa revanche en dénonçant le frère de David Hilliard, June, qui aurait mis à profit sa position d’assistant chef d’état-major pour «baiser presque toutes les sœurs du chapitre de Kansas». À plusieurs autres dirigeants du parti était prêtée une obsession sexuelle et il était rappelé que la lutte des Panthères était « une lutte de classes et non une lutte de culs ».
La vie privée de Huey P. Newton fut l’objet de sévères attaques. Il se prélasserait dans une luxueuse villa au loyer de 650 dollars par mois et David Hilliard aurait acquis une maison de 65 000 dollars. Quand Newton entreprenait une tournée ora-
toire, il exigerait pour chaque engagement une rémunération de 2 000 à 3 500 dollars, plus les frais de voyage.
Fait plus grave: Geronimo, chef de l’appareil militaire clandestin, fut exclu du parti peu après avoir été arrêté par la police au Texas, le 8 décembre 1970. Motif : il avait été mêlé à une escarmouche armée avec les forces de l’ordre en Californie, ce qui devait entraîner son extradition vers cet État. Comme il avait critiqué la direction Hilliard-Newton, il se serait vu refuser les subsides qu’il avait réclamés pour pouvoir se maintenir dans la clandestinité, refus qui aurait conduit finalement à sa capture. Cleaver assura que les bureaucrates du parti se seraient vengés de Geronimo en dévoilant des informations secrètes sur l’appareil clandestin, ce qui aurait eu pour aboutissement l’arrestation de l’opposant activiste et de ses camarades. Le journal The Black Panther (du 23 janvier 1971) prétendit, en contrepartie, que Geronimo aurait « voulu assassiner » David Hilliard et Huey P. Newton.
La lutte fratricide alla jusqu’au meurtre. Le 1er mars 1971, Robert Webb, responsable de la région new-yorkaise, avait tenu une conférence de presse où il annonçait que les chapitres de New York et de New Jersey avaient demandé la démission ou la révocation des frères Hilliard. Le 8 mars, au cours d’une bagarre à Harlem avec trois vendeurs du journal de Newton, il était assassiné. Les représailles ne tardèrent pas : le 17 avril était découvert à New York le cadavre ligoté de Samuel Napier, responsable de la diffusion du journal de Newton. Fort heureusement, l’engrenage de la violence s’est arrêté après ces deux meurtres, et celui des invectives aussi. Les derniers numéros parus des journaux du groupe Cleaver, Right on d’abord, Babylone ensuite, ont mis une sourdine à la polémique entre les deux tendances. La mort tragique de George Jackson les a sinon réconciliés, du moins mises à l’unisson.
Sans avoir à prendre position dans cette dispute parfois sordide qui a déchiré et affaibli gravement le parti des Panthères noires, l’objectivité oblige à souligner que, sur le plan politique,
la position de Huey P. Newton n’était, sans aucun doute, guère défendable. Passe encore qu’il ait cru devoir opérer une retraite stratégique temporaire sur le plan de l’activité purement militaire, pour sauver le parti d’iine destruction peut-être totale, mais l’éclatement de l’organisation risquait, d’un autre côté, comme l’a souligné le groupe de Cleaver, d’entraîner son « autodestruction » «par incapacité à résoudre ses propres contradictions ».
En outre, le repli de Newton a pris l’allure d’un véritable reniement théorique, beaucoup plus lourd de conséquences que les sanctions contre les dissidents ou les invectives.
Tout d’abord, a été dénoncée l’alliance qui avait été conclue en 1968 avec des organisations progressives blanches {TheBlack Panther du 17 avril 1971), alors que le front commun des révolutionnaires noirs et blancs avait été, dans le passé, la règle d’or du parti.
Ensuite Huey P. Newton centra de plus en plus l’activité du parti sur les œuvres de bienfaisance qui, on l’a vu, avaient été pratiquées dès ses débuts, mais qui maintenant prenaient toute la place. Ces initiatives, rebaptisées « programme de survie de la communauté», nécessitaient la collecte de sommes importantes. Où les trouver, maintenant que les mécènes blancs libéraux se faisaient prier, sinon auprès des couches supérieures de la communauté noire, en sollicitant les ministres du culte et les capitalistes ?
Aussi Newton a-t-il, tout d’abord, tendu la main aux Églises (journal du 29 mai 1971 ). Selon lui, le divorce avec les Églises avait fait perdre au parti la faveur de la communauté noire. Ç’avait été une lourde erreur que de critiquer le spirituel au nom du matérialisme. Les savants ne peuvent répondre à toutes les questions. S’ils prétendent le contraire, ils sont malhonnêtes. Il y a place pour Dieu, car ce qui échappe à la connaissance est Dieu. Ce fut « plutôt arrogant» de la part du parti que de reprocher à la communauté noire de s’adonner à des pratiques religieuses susceptibles de fournir une réponse aux questions métaphysiques qu’elle se pose.
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D’ailleurs les églises sont en pleine évolution ; elles s’efforcent de regagner la confiance de la communauté. Leurs ministres entendent traiter des réalités sociales qui engendrent la misère, de façon à ce que puisse leur être trouvée une solution.
Il faut «donner une chance à l’Église». «Travaillons avec elle pour tirer autant de contributions et de compromis qu’il est possible de toutes les institutions existantes. » Et Newton, pour terminer, annonçait qu’après un éloignement de dix ans lui et ses camarades s’étaient rendus pour la première fois à l’église, la semaine précédente, amenant avec eux leurs enfants.
Cette assez stupéfiante volte-face fut vivement commentée par les amis de Cleaver. L’un d’eux, Roland Freeman, fit remarquer que les petits-déjeuners que les Panthères servaient aux enfants l’avaient toujours été dans les églises. L’entrée dans les églises n’était donc pas une nouveauté, et il y avait coopération avec elles sur ce point. Mais, où il y avait incompatibilité, c’était qu’aucun compromis n’était possible avec elles sur les principes, sur l’idéologie, « la leur métaphysique, la nôtre dialectique ». D’un trait de plume, Newton abandonnait cette position marxiste fondamentale.
Quelques jours plus tard (journal du 5 juin 1971), Newton poussait plus loin son révisionnisme et réhabilitait le capitalisme noir, traité naguère par lui-même de réactionnaire. Toujours la même chanson : le culte de la révolution et de l’héroïsme avait isolé du peuple les Panthères. Or nombreux étaient les membres de la communauté qui ne nourrissaient pas une hostilité de principe contre le capitalisme noir. Dans le passé le parti avait pris une «position contre-révolutionnaire» en condamnant purement et simplement ce dernier. Les petits capitalistes noirs ne sont-ils pas eux aussi les victimes de la société dans son ensemble, de l’exploitation par les monopoles capitalistes ? Ils ne manquent pas de qualités positives. Ils ont à cœur les intérêts de la communauté et les besoins du peuple car ils dépendent de la communauté pour faire des bénéfices. Reprenant les arguments
fallacieux du Pouvoir noir seconde manière (voir plus haut page 231), Newton soutenait que «l’idée de capitalisme noir en est venue à signifier pour beaucoup de gens le contrôle noir de telle ou telle institution dans la communauté ». Et il reprenait à son compte la conception de la révolution « en deux temps » chère à Mao : faire d’abord alliance avec tout groupe social qui est en conflit ouvert avec l’ennemi principal, c’est-à-dire transiger avec la bourgeoisie nationale. « Le capitaliste noir a la même relation avec la communauté noire que la bourgeoisie nationale avec les peuples dans les guerres de décolonisation. » Elle « soutient les luttes libératrices du peuple car elle reconnaît que c’est dans son propre intérêt égoïste ». Quelle aide d’abord le peuple à éliminer les exploiteurs étrangers (ici l’Amérique capitaliste blanche), ensuite, ensuite seulement, le peuple éliminera aisément la bourgeoisie nationale (ici le capitalisme noir).
Il est surprenant que George Jackson, «la mort devant les yeux », ait pris ici la défense de Newton, car n’avait-il pas écrit lui aussi que « le capitalisme noir, c’est le Noir contre lui-même » ? Maintenant il était d’un tout autre avis. Le « négrillon » qui possède un drugstore, voire une usine de chaussures, « ce ne sont pas eux les vrais capitalistes ». L’ennemi, ce sont « les quelques familles qui possèdent et dirigent le pays». «Nous avons besoin d’alliés. Nous ne pouvons nous isoler. C’est ce qu’a dit Newton. »
Sur le plan de la lutte contre l’impérialisme, le « repli » de Newton n’était pas moins flagrant. Voici maintenant qu’il se repentait publiquement d’avoir offert au Front national de libération du Sud-Vietnam des combattants noirs en signe de solidarité (journal du 29 mai 1971).
Enfin ce qui reste du parti des Panthères s’est enlisé dans des collusions électoralistes nauséabondes en accordant, par exemple, le 27 avril 1972, son soutien à une Noire de Brooklyn, Shirley Chisholm, membre du Congrès des États-Unis, qui s’était mise sur les rangs pour être désignée comme le candidat du Parti Démocrate à la Présidence des États-Unis. De même, en
Californie, Bobby Seale accorda l’appui officiel du parti qu’il préside à deux démocrates noirs qui furent élus le 20 avril 1971 au conseil municipal d’Oakland. Ainsi l’on renonçait à toute politique noire indépendante et l’on se raccrochait au char d’un des deux partis capitalistes.
Pour conclure, on doit relever que le journal de Newton du 3 juillet 1971 publia le placard suivant: «Laplate-forme en dix points ne reflète plus les besoins et désirs du peuple en 1971. C’est pourquoi la plate-forme et le programme ont été temporairement retirés de notre journal. » Depuis la naissance de The Black Pan-ther, cette fameuse plate-forme, composée en grosses lettres et encadrée, avait été reproduite régulièrement dans chaque numéro. Certains de ses points, notamment celui contre «le capitaliste » en général, n’étaient sans doute plus de saison. En revanche, les journaux successifs du groupe Cleaver se sont fait un devoir, en même temps qu’un malin plaisir, de continuer à imprimer la plate-forme, devenue comme une relique.
Mais, à Alger, où il a trouvé un refuge combien précaire, Eldridge Cleaver a vu se rétrécir comme peau de chagrin le nombre de ses partisans. Il est aujourd’hui un exilé quasi solitaire, désargenté au point d’avoir dû interrompre la publication d’un organe de presse. À deux reprises, le 3 juin et le 1er août 1972, des Noirs américains réussirent à détourner des avions sur Alger et à obtenir des compagnies aériennes des rançons atteignant au total un million et demi de dollars. Cleaver espéra pouvoir ainsi renflouer son mouvement. Mais le colonel Boumediene fit saisir le magot et le restitua aux Américains. Il en résulta une vive algarade entre le chef de l’État algérien et son hôte. Ce qui restait de la « section internationale » des Panthères noires fut placé pendant quelques jours, dans son quartier général, sous la garde humiliante de la police et empêché, le 18 août, de tenir une conférence de presse.
Où va Eldridge Cleaver ?
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Depuis, Cleaver est revenu sur cette erreur.
Weatherman : météorologiste. Le terme a été emprunté à une chanson de Bob Dylan « On ne demande pas à un météorologiste/De quel horizon souffle le vent. »
George Jackson, Devant mes yeux la mort, traduction française, Gallimard 1972.
Dans la première version du programme, figurait le mot « Blanc» qui fut remplacé, subrepticement, par le mot « capitaliste ». Dans plusieurs ouvrages traduits en français consacrés aux Panthères noires cette importante substitution de termes rfa pas été faite.
Les Young Lords portoricains et les Chicatios d’origine mexicaine, s’inspirant de l’exemple des Panthères noires, créèrent des formations et des journaux de même type.
À l’affût, traduction française, Gallimard, 1972.
Journal The Black Panthery 18 mai 1968.
Fred Hampton, discours du 27 avril 1969.
George Jackson, interview publiée par The Black Panthery 23 août 1971.
George Jackson, Devant mes yeux la morty cit.
Une preuve de l'ignorance, trop compréhensible, de l'histoire du mouvement révolutionnaire international en Europe a été donné par le « Field Marshall » Don Cox, pour qui la raison de la scission dans la Première Internationale aurait été que Marx y négligeait le côté militaire et Bakounine le côté politique : heureusement, Lénine vint, qui sut faire la synthèse (Right ony 3 avril 1971).
Discours à Berkeley le 19 mai 1971, journal The Black Panther, 29 mai 1971.
Les «21 » avaient été accusés de «complot» en vue de lancer des bombes, mais la preuve ne put jamais en être faite par la justice et les longues poursuites engagées contre eux durent être finalement abandonnées.