L’étude du problème racial américain que j’ai publiée en 1951 avait été le fruit d’un séjour de deux années aux États-Unis, en 1947-1948. Il m’avait été donné alors de faire connaissance avec la communauté afro-américaine. J’avais parcouru presque toutes les agglomérations du Nord où le ghetto noir est de quelque importance ; et j’avais déambulé pendant plusieurs mois à travers le Sud, m’y livrant à une exploration méthodique et détaillée.
Dans cette moyenâgeuse Dixieoù la ségrégation raciale revêtait la forme d’une institution, j’avais vécu la vie de mes amis noirs, descendant dans leurs hôtels ou hébergé dans leurs foyers, prenant mes repas dans leurs restaurants, assistant à leurs réunions publiques et à leurs services religieux, visitant leurs établissements d’enseignement, leurs hôpitaux, rencontrant leurs leaders politiques, syndicalistes, intellectuels, spirituels, leurs journalistes, leurs écrivains, leurs artistes, fraternisant avec leurs travailleurs sur le lieu de l’exploitation et dans leurs permanences syndicales, rendant visite dans leur cellule de prison à des victimes de la répression raciste, ne reculant pas devant des incursions dans le monde de la pègre, parmi les joueurs, les trafiquants, les toxicomanes... et autres. De retour en France, obéré d’une lourde cargaison de livres, j’avais voulu, avant de m’enhardir à prendre la plume, consulter à peu près tout ce qui avait été écrit de valable aux États-Unis sur la question noire.
Depuis la publication de ce témoignage, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts - et aussi beaucoup de livres nouveaux ont, des deux côtés de l’Atlantique, scruté le problème. Quelques progrès dans le domaine des relations interraciales sont assurément intervenus. Mais l’acquis des deux dernières décennies, il faudrait, je crois, se garder d’en surestimer, comme l’ont fait
certains aux États-Unis et en dehors des États-Unis, aussi bien le rythme que l’ampleur. Les plus sensationnelles des enjambées, la fameuse décision de la Cour suprême abolissant, en 1954, la ségrégation scolaire, la loi, enfin votée en 1964, sur les droits civiques ressortissent davantage au domaine des gestes symboliques, des token, comme disent aujourd’hui, outre-Atlantique, les adversaires de la barrière raciale. En dépit de ces pas en avant, plus audacieux sur le papier que dans le réel, la position politique, économique et sociale de l’Afro-Américain n’a pas subi de mutation fondamentale. Ce serait une erreur -commise, aux États-Unis, par les « gradualistes » - de sous-estimer la résistance fanatique, au caractère fasciste de plus en plus prononcé, que le racisme tente d’opposer aux revendications du peuple noir.
Le «Vieux Sud» n’est, certes, qu’une relique du passé et sa défense un combat d’arrière-garde. Cependant le Ku-Klux-Klan n’a pas dit son dernier mot. Il ne représente plus, sans doute, qu’une minorité de fanatiques, mais il est capable encore de faire tache d’huile, fût-ce sous d’autres dénominations (comme ce fut le cas au lendemain de la Première Guerre mondiale, quand à la migration des Noirs vers le Nord s’ajouta le spectre de la Révolution prolétarienne en Russie).
Avec ou sans cagoule, les racistes conservent, en effet, un atout dans leur jeu : l’américanisme, qui après avoir exalté la pureté et affirmé la suprématie de la race blanche à l’intérieur des États-Unis, proclame la supériorité des Américains, de leurs institutions politiques et de leur système économique sur le reste du monde. Le Ku-Klux-Klan et ses dérivés contemporains revendiquent hautement la paternité d’un « américanisme cent pour cent ». La population blanche du Sud où le racisme a pris naissance était de vieille souche anglo-saxonne et protestante, et n’avait presque pas été touchée par les vagues successives d’immigration. Aussi ce chauvinisme y a-t-il trouvé son berceau et, de là, il a contaminé l’ensemble de la nation, entretenu par la
«guerre froide», l’hystérie anticommuniste, plus tard la proximité de la révolution cubaine.
À ce titre, le Vieux Sud n’est pas qu’un vestige accidentel de Moyen Âge, une zone chaque jour rétrécie de terreur blanche, de plus en plus isolée et perdue dans un grand pays que l’on pourrait croire et qui se prétend frauduleusement en marche vers la démocratie et le progrès social : bien que démantelé et disloqué par l’industrialisation, la mécanisation, les migrations, et plus ou moins désarmé par l’intrusion du pouvoir fédéral, il est demeuré longtemps le foyer de la contre-révolution américaine. Il a été la terre d’élection du militarisme et du fascisme qui ont tiré de son humus leur mystique et leurs recrues et dont la marée déferle aujourd’hui de l’Atlantique au Pacifique.
Cependant le problème noir s’ést déplacé géographiquement. En même temps que les jeunes Noirs étaient déracinés du Sud, qu’ils se pressaient dans les métropoles du Nord et de l’Ouest, le fascisme raciste les suivait et les pourchassait dans leurs nouveaux ghettos de Harlem, de Detroit, de Chicago, d’Oakland. Une optique trompeuse serait celle qui compterait sur les vertus intrinsèques de la « démocratie » américaine pour promouvoir une solution amiable du problème racial. L’écrivain noir James Baldwin, écrivant dans un hebdomadaire blanc, a fini par convenir qu’il n’existe aucune possibilité d’un changement réel dans la condition du Noir sans un bouleversement de la structure politique et sociale américaine, qu’au surplus les Blancs ne sont pas disposés à un tel remue-ménage, ni même capables d’en avoir la vision. La conclusion de cet « intégrationniste » de la veille rejoignait, en somme, celle des « séparatistes » de couleur, selon lesquels «les Blancs aimeraient mieux crever que de faire des Noirs leurs égaux ».
Les murailles de la ségrégation ne s’écroulent pas d’elles-mêmes. Elles ne tombent pas automatiquement. Elles ne cèdent pas au moyen d’appels au «bon vouloir», à l’«amour» et à l’« humanité » de la race prétendue supérieure. Si elles se
lézardent et si elles craquent de toutes parts, c’est parce que l’Afro-Américain s’est enfin décidé à frapper à coups de bélier pour les abattre. Le Noir réformiste d’hier n’est pas moins déconsidéré que l’« Oncle Tom » soumis d’avant-hier. Un nouveau Noir est né, à la stupeur des Blancs tirés de leur confortable léthargie, un Noir agressif. James Baldwin observe que la couleur noire, jadis maudite, est devenue une couleur magnifique, non parce qu’elle est aimée, mais parce qu’elle est crainte et que l’Afro-Américain a découvert une arme nouvelle, d’une formidable efficacité : le pouvoir d’intimidation.
Il y a été puissamment aidé, au-dehors, par un exemple qui a été un moment stimulant : celui de l’Afrique. Les évocations romantiques du patriarche noir William Burghardt Du Bois, exaltant, naguère, dans un style digne de Chateaubriand ou de Barrés, la terre ancestrale d’avant l’esclavage, n’avaient guère réussi à toucher le cœur de ses congénères, assez mal, certes, enracinés en Amérique, mais coupés de presque toutes leurs racines africaines. En revanche, l’Afrique nouvelle, qui venait d’être libérée du joug colonial, l’Afrique indépendante, défiant le colonialisme blanc, l’Afrique de la conférence d’Addis-Abeba, l’Afrique « continent de l’avenir », une Afrique dont ils ne s’apercevaient pas encore qu’elle est, de plus en plus, « néocolonisée », pour ne pas dire recolonisée, a été quelque temps pour le Noir un pôle d’attraction, un mythe. Elle a suscité chez lui un « vif intérêt émotionnel », un sentiment de fierté. Et aussi une émulation faite d’impatience et d’anxiété : si les Africains ont réussi à se libérer, pourquoi pas nous ? se sont dit les Afro-Américains. L’idée qu’ils pourraient bientôt être les seuls colonisés au monde les humiliait au plus haut point.
La lutte contre le racisme a cessé d’être une affaire intérieure américaine. Elle a participé à un phénomène mondial : la décolonisation. Le conflit racial aux États-Unis a perdu son caractère autarcique. Il s’est intégré avec les mouvements de libération des colonisés d’hier, en Afrique, en Asie, dans les Caraïbes. Étudiant le «nationalisme» des Noirs américains, un professeur néo-zélandais a compris que, pour en bien saisir la psychologie, il faut se référer aux Damnés de la Terre de Frantz Fanon, qui est devenu, depuis, le livre de chevet des Panthères noires.
Sans doute, comme l’objecte James Baldwin, la situation de l’Afro-Américain est-elle très particulière. Il a été jeté dans un pays qui est un creuset de races et qui, sauf la noire, est parvenu, plus ou moins aisément selon les cas, à les digérer.
Ici, deux compléments paraissent indispensables.
Tout d’abord, l’Amérique n’a pas non plus épargné à certaines de ces minorités ethniques avanies et discriminations : outre les Indiens, les «premiers Américains», dont la condition est, aujourd’hui encore, de l’aveu de feu Robert Kennedy, une «honte nationale», tour,,à tour Irlandais, Italiens, Juifs, Japonais et Chinois, Mexicains, Portoricains ont été traités sur un pied d’inégalité - bien qu’à un degré bien moindre que les Afro-Américains.
Ensuite, le préjugé racial particulièrement virulent qui a empêché l’absorption de la minorité afro-américaine n’est pas dû simplement, comme certains l’imaginent, à des traits inassimilables, parce que d’ordre «biologique» ou «épidermique», mais à un processus d’ordre économique et social, qui remonte à l’esclavage.
Non assimilés et fort mal intégrés dans les États-Unis d’Amérique, il manque aux Noirs, comme l’a souligné Baldwin, une existence en tant que nation localisée géographiquement, un drapeau. Dans le nouveau continent où l’histoire les a condamnés à faire souche, ils ne forment qu’une minorité - officiellement 11 % de la population, 15 % selon eux - et une minorité dispersée.
Mais il ne faudrait pas, aux fins de leur contester la qualité de « colonisés », exagérer l’exception qui serait celle du Noir américain, voué à une condition qui n’aurait de précédent ni d’équivalent nulle part au monde. Si l’on y regarde, en effet, de plus près, toutes les victimes du colonialisme et du racisme ont été, à l’extérieur des États-Unis, l’objet d’un drame spécifique.
" Les Juifs, déchirés entre l’assimilation avec leurs pays d’adoption et le rêve sioniste, ont dû attendre deux mille ans avant que leur groupe le plus persécuté, ou le plus séparatiste, ne se taille (d’ailleurs aux dépens d’autrui) un foyer.
Les Algériens ont été les victimes d’une telle « acculturation » que, longtemps, la qualité de « nation » a été déniée à leur majorité musulmane par les historiens européens les plus érudits et les plus libéraux et ils demeurent, même après avoir accédé à l’indépendance, au moins aussi français dans certains caractères acquis de leur structure mentale que les Noirs des États-Unis sont américains.
Les Antillais ont été fourvoyés par l’histoire dans une situation encore plus désespérée : non seulement dépouillés de leur culture originale, de leur religion ancestrale, mais partagés, par la force, aussi bien sur le plan linguistique qu’administratif, entre cinq impérialismes rivaux. Pourtant, la notion d’une unité caraïbe n’en est pas moins une réalité, encore lointaine certes, mais dont ils prennent peu à peu conscience.
La « décolonisation » aux États-Unis pourrait certes emprunter des voies divergentes.
Si les Blancs, par miracle, s’amendaient, elle aboutirait à l’intégration. Mais, comme ils s’obstinent, elle alimente la nostalgie d’une séparation ; ou encore la « séparation » prend la forme, non d’une scission territoriale, voire d’un exode, mais d’une rupture de classes, d’un divorce avec le capitalisme et l’impérialisme américains : le Noir, à la recherche désespérée d’une patrie, la trouve, enfin, dans l’espoir d’une Amérique socialiste.
La lutte engagée par les Noirs contre la ségrégation, à l’exemple des peuples décolonisés et plus ou moins en liaison (ou en sympathie) avec eux, est aujourd’hui, outre-Atlantique, un fait éminemment progressif et, pour la société capitaliste blanche, disruptif.
James Baldwin a observé que le Noir des États-Unis est aujourd’hui la « clé de ce pays » ; le traitement auquel il a été - et est toujours - soumis le met à même de bouleverser, par sa seule présence sur le sol américain, les structures fondamentales de la société. Ce diagnostic est d’autant plus digne d’attention qu’il a été formulé par un écrivain qui ne fut pas toujours révolutionnaire, et qu’on y perçoit beaucoup plus d’angoisse que de jubilation. Il se trouve rejoindre la conclusion de mon étude de 1951 :
«La condition même qui est faite aux Noirs dans la société américaine les place à l’avant-garde de la révolte populaire et les fait exercer, sur les autres forces sociales progressives, le rôle d’un puissant stimulant. W. J. Cash admet que le Noir est, « de toute évidence, le plus exploité et le plus opprimé des Américains ». Henry Lee Moon fait observer que l’effroyable système de ségrégation et de discrimination raciale a créé un terrain fertile pour les semences de la révolution : « Paria dans son pays natal, écrit-il, le Noir apparaît comme ayant peu ou n’ayant rien à perdre à un changement fondamental de notre ordre social ». Oliver C. Cox note que « les Noirs sont, en puissance, plus délibérément communistes que les Blancs.» Et Magdeleine Paz, après Tocqueville, pense que « la population noire est, sur le sol de l’Amérique'quiète et prospère’, la porteuse de flammes, l’élément volcanique ».
Il n’est pas un Noir qui ne soit convaincu, par sa propre expérience de tous les jours, que le système social des États-Unis est vicieux. Les travailleurs blancs, dans leur majorité, ne sont pas encore parvenus, ou sont parvenus beaucoup moins nettement, à cette conclusion. Le Noir est, dans ce sens, l’éducateur du Blanc. Chaque fois qu’il se heurte, dans sa lutte pour l’égalité des droits, à la démocratie capitaliste américaine, il aide l’homme blanc à en découvrir le véritable visage. Tandis que le Blanc croit encore à la légende d’un «État au-dessus des classes», d’un «gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple», le Noir, lui, sait à quoi s’en tenir sur la véritable nature des pouvoirs publics: comment pourrait-il faire confiance à des États qui le soumettent
à une ségrégation légale, à un gouvernement fédéral qui, malgré ses promesses, ne lui garantit toujours pas les droits civiques, et qui continue à le traiter comme un citoyen inférieur ?
Avant les Blancs, le Noir est devenu sceptique à l’égard des deux partis traditionnels capitalistes, qui l’ont également trahi; avant les Blancs, il est devenu sceptique à l’égard des guerres « pour la cause de la démocratie», puisqu’il y a versé son sang sans obtenir d’être traité selon le credo démocratique. »
Ce témoignage comportait, nonobstant, à part quelques imperfections plus vénielles, une erreur de taille Je m’étais laissé hypnotiser par une surestimation du mouvement ouvrier américain et, partant, par la priorité que je croyais pouvoir prédire à une alliance entre les Noirs et le Labor. Le travailleur blanc est beaucoup plus lent que je ne l’imaginais à refuser le capitalisme américain et aussi à se défaire du préjugé racial. Tout l’esprit de mon étude, et même l’ordre dans lequel elle était présentée, se ressentait de cette optique fallacieuse. J’avais, certes, des excuses : d’abord, une confiance, excessive, dans le syndicalisme ouvrier comme mode supérieur d’émancipation sociale - un syndicalisme qui, aux États-Unis, avait passé par une brillante étape de régénération militante et dont, il y a quinze ans, la décadence n’était pas encore aussi prononcée qu’aujourd’hui1 ; ensuite, un attachement obstiné à l’internationalisme prolétarien qui voudrait pouvoir accorder la préférence à l’union fraternelle de tous les exploités, sans distinction de race, d’antécédents religieux ou de couleur.
Pourtant, dès 1954, le repentir m’assaillait et, dans l’introduction à une traduction anglaise du livre, j’avais cru devoir mettre l’accent sur la nécessité d’un mouvement indépendant de décolonisation noire :
Cf. mon livre Le Mouvement ouvrier aux États-Unis 1867-1967, Petite collection Maspero, 1971.
« Si la pression du monde “libre”, si la contagion de la révolte coloniale ont aidé les Noirs américains à obtenir quelques gains récents, c’est, en définitive, surtout à eux-mêmes, à leur action directe et persévérante qu’ils le doivent et ils ne les consolideront, ces progrès, ils ne les étendront que s’ils prennent résolument en main leur propre libération. »
Pour finir, j’évoquais le geste précurseur de ce jeune ingénieur noir, de Hillboro (Ohio), qui, en juillet 1954, n’avait pas hésité à mettre le feu à une école où sévissait la ségrégation raciale, en s’écriant : « C’est avec notre propre armure que nous irons à la conquête de la liberté. »
Le garçon, depuis, a fait école. La jeunesse noire rejette, aujourd’hui, les tactiques banqueroutières des vieilles générations, se délivre de leurs complexes d’infériorité, cesse de croire à leur « gradualisme », signifie, tout comme le firent les jeunes initiateurs de la Toussaint 1954 en Algérie, qu’elle n’est plus disposée à attendre. Elle n’a plus la patience de ses aînés. Pour elle, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue dans le scandale quotidien de la ségrégation et de la répression la plus barbare. Elle passe à l’action directe. Elle n’hésite pas à braver, parfois follement, tous les risques et à prendre les armes. Le temps des « Oncle Tom » est révolu aux États-Unis. Le mouton s’est fait panthère.
NB - Cet ouvrage a fait l’objet de quatre versions successives : en 1951, il a formé la partie « La révolte noire » du volume II de Où va le peuple américain?; en 1954, une édition augmentée a été publiée en anglais sous le titre Negroes on the March; en 1963, une édition refondue a paru sous le titre Décolonisation du Noir américain qui, à son tour rénovée et largement complétée en 1972, a fait place au présent livre.
Chapitre premier