Le propos de mon étude était, tout d’abord, l’origine et la cristallisation du préjugé racial. Ce que je vais examiner maintenant, c’est la manière dont s’enchevêtrent, dans la conscience du peuple blanc, les deux grandes lignes de démarcation de la société américaine : la ligne de la couleur et la ligne des classes. Épineuse et controversée, la question nécessite à nouveau des incursions dans l’histoire. Une fois de plus, il est impossible de déchiffrer l’avenir sans avoir une notion exacte du passé.
Le problème se complique du fait que les Noirs ont eu longtemps affaire à deux groupes bien distincts de masses populaires blanches : les ruraux du Sud, qu’on appelle aux États-Unis pauvres Blancs, et les travailleurs salariés résidant surtout dans le Nord. L’industrialisation assez récente du Sud et l’émigration de nombreux travailleurs vers le Nord tendent d’ailleurs, aujourd’hui, à fusionner les deux catégories de masses laborieuses blanches.
Les mêmes planteurs qui, comme on l’a vu, eurent intérêt à faire passer leurs esclaves de couleur pour des sortes d’animaux, éprouvèrent le besoin d’attribuer à ceux qu’ils avaient réduits à la triste condition de pauvres Blancs une origine inférieure. Une légende fut fabriquée de toutes pièces, selon laquelle les pauvres Blancs seraient des descendants « dégénérés » et « immoraux » de condamnés de droit commun et de serviteurs contractuels, de la « lie » des faubourgs d’Europe. La respectable race blanche qui domine le Sud se prétendait fondée à répudier toute parenté raciale avec ce « rebut ».
La vérité est tout autre. Si les premiers colons utilisèrent bien une main-d’œuvre « pénale » ou contractuelle, sa postérité s’est
fondue dans le reste de la population. Les pauvres Blancs actuels ne proviennent pas d’une souche différente de celle des planteurs. Ils portent les mêmes noms anglo-saxons. Ils ont souvent avec eux des liens de parenté éloignée. La seule différence est qu’ils ont moins bien réussi dans la lutte pour la vie. Ils sont, très exactement, des parents pauvres. Au fur et à mesure que le système des plantations esclavagistes se développa dans les riches plaines côtières, ils furent refoulés inexorablement vers les terres les moins fertiles de l’intérieur, vers les montagnes. Puis quand les planteurs, ayant épuisé le sol, se déplacèrent vers l’Ouest avec leurs esclaves, les pauvres Blancs héritèrent de ces terres infertiles et délaissées. Ne pouvant lutter à armes égales contre la concurrence des grandes plantations esclavagistes, ils furent voués à une existence précaire et souvent misérable.
Cette origine explique l’attitude sociale ambivalente des pauvres Blancs, partagés entre deux sentiments: l’hostilité à l’égard des planteurs, l’hostilité à l’égard des Noirs. Victimes du système de l’esclavage, ils détestaient à la fois les esclavagistes et les esclaves. Mais, de bonne heure, les planteurs s’efforcèrent de neutraliser la première de ces deux haines en attisant la seconde. Ils avaient plus d’un atout dans leur jeu.
Tout d’abord, ils n’exploitaient pas directement les pauvres Blancs. Ils leur avaient laissé des moyens de subsistance, si maigres fussent-ils, et l’illusion de l’indépendance ; ensuite, tout en maintenant les distances qu’ils avaient insérées entre eux et les plus déchus de leurs frères de race, ils offrirent aux pauvres Blancs une fiche de consolation : la fierté d’appartenir, comme eux, à la race blanche, à la race « supérieure » ; enfin, la classe des planteurs n’était pas une aristocratie fermée du type européen ; bien qu’elle eût tendance, dans les années où le coton fut roi, à se consolider, elle n’en conserva pas moins certains traits démocratiques ; elle laissa ses portes entrouvertes aux parents pauvres, admettant les moins déshérités à participer, dans une certaine mesure, à sa vie sociale et les abusant de l’espérance que, s’ils
gagnaient suffisamment d’argent, ils auraient accès dans ses rangs. Du Bois observe que l’antagonisme entre les planteurs et la masse des pauvres Blancs fut partiellement amorti par cette classe moyenne en voie de formation.
Mais les artifices mis en oeuvre par les planteurs pour se concilier les pauvres Blancs ne réussirent qu’imparfaitement à cimenter la solidarité blanche. L’antagonisme de classe ne fut pas complètement transmué en antagonisme racial. Herbert Aptheker produit un certain nombre de documents prouvant qu’à la veille de la guerre de Sécession les maîtres du Sud voyaient poindre avec inquiétude un front commun entre « bas peuple blanc » et esclaves noirs.
Sur la question même de l’abolition de l’esclavage, les pauvres Blancs étaient partagés entre des sentiments contradictoires: d’un côté, ils haïssaient une institution qui leur portait préjudice ; de l’autre, ils demeuraient liés par des liens de solidarité raciale avec les planteurs et ils redoutaient la concurrence qu’une fois affranchis leur feraient les Noirs. Mais, au cours de la guerre, le premier de ces deux sentiments finit par l’emporter, surtout parmi les couches inférieures des pauvres Blancs. La conviction, affirme l’historien Charles A. Beard, grandit parmi les petits fermiers du haut-pays que le gouvernement sudiste était un instrument au service des propriétaires d’esclaves et que la guerre était « une guerre pour les riches faite par les pauvres ». La loi qui exonérait du service militaire obligatoire les propriétaires d’au moins vingt esclaves (chiffre réduit plus tard à quinze) acheva d’indisposer les pauvres Blancs contre la Confédération sudiste. Dans les régions montagneuses de Virginie, du Tennessee, du Mississippi, la résistance à la guerre fit tache d’huile et prit parfois la forme d’une rébellion ouverte. Si la solidarité blanche explique que la Confédération ait pu prolonger si longtemps une lutte inégale contre le Nord, par contre la désaffection des pauvres Blancs fut, à coup sûr, un des facteurs déterminants de l’effondrement final du camp sudiste.
Pendant la période révolutionnaire dite de la Reconstruction, les Noirs et les pauvres Blancs composèrent ensemble, dans des proportions qui varièrent selon les États, les diverses Assemblées constituantes et les sociétés populaires qui établirent dans le Sud les fondements d’une nouvelle démocratie. James S. Allen, un des historiens de cette période, estime qu’un tiers de la population blanche du haut-pays participait, en 1886, aux Union Leagues. Mais le front unique entre Blancs et Noirs, s’il fut réellement scellé, ne le fut que d’une façon imparfaite.
Les pauvres Blancs continuèrent à être tiraillés entre des attitudes contradictoires. D’un côté, la Reconstruction leur apporta des avantages incontestables. Du Bois observe qu’ils furent redevables à l’électeur noir et à ses protecteurs d’un droit de vote plus général, de la possibilité d’exercer des fonctions publiques et de s’instruire, privilèges que le planteur leur avait toujours déniés. Beard souligne que l’abolition de l’esclavage changea le statut du fermier blanc d’une façon qui présente une analogie avec le changement de position de la paysannerie française au cours de la Révolution de 1789. Là où les plantations furent divisées et vendues en petites parcelles, le petit fermier blanc acheta de la terre. En outre, l’abolition de l’esclavage permit un développement plus libre de l’agriculture, ainsi que l’extension des marchés urbains.
Les pauvres Blancs se montrèrent résolus à consolider leurs conquêtes et opposés au rétablissement d’un pouvoir politique basé sur un système de grandes plantations. Mais, d’un autre côté, ces avantages mêmes tendirent à creuser entre les pauvres Blancs, promus au rang d’une petite bourgeoisie rurale, et les affranchis noirs une différenciation d’intérêts.
Les anciens esclaves, on l’a vu, demeuraient des espèces de prolétaires. Une véritable alliance entre eux et les pauvres Blancs, reposant sur une communauté d’intérêts économiques, n’aurait pu être cimentée qu’au prix d’une réforme agraire radicale, confiant la gestion des grandes plantations à leurs travailleurs
des deux couleurs et partageant les autres entre petits agriculteurs, blancs ou noirs. Mais la révolution n’alla pas jusque-là : au contraire, l’opposition d’intérêts entre les Noirs et les moins défavorisés des pauvres Blancs tendit à réveiller les préjugés raciaux nés au temps de l’esclavage.
D’autre part, les plus déshérités des pauvres Blancs s’insurgèrent à l’idée d’avoir à affronter le Noir comme concurrent sur le marché du travail rural et de le voir éventuellement accéder à un statut supérieur au leur. En outre, les pauvres Blancs dans leur ensemble appréhendaient que l’accès des populations de couleur aux urnes ne permît aux planteurs de restaurer leur domination politique en contrôlant le vote de leurs anciens esclaves. Enfin, si la législation de la Reconstruction favorisa, comme on l’a dit, les petits fermiers, la politique douanière, fiscale et financière du gouvernement fédéral, dominé par le grand capital, la protection dont il favorisa les compagnies de chemin de fer, tendirent à indisposer les pauvres Blancs du Sud contre le nouveau régime et contre le Parti Républicain.
Bien que l’alliance des Noirs et des pauvres Blancs n’eût revêtu que des formes embryonnaires et incomplètes, elle n’en effraya pas moins les possédants du Sud. «Emportant, écrit Buklin Moon, analyste du préjugé racial, est que Noirs et Blancs collaborèrent, sinon avec un amour fraternel, du moins sans trop de frictions. L’effet que cette collaboration dut produire sur l’aristocratie n’est pas difficile à imaginer, car ceux qui avaient détenu le pouvoir ne craignaient rien tant que de voir le pauvre Blanc et le Noir faire cause commune. » Un observateur politique de Géorgie exprimait la crainte que, si les pauvres Blancs de cet État s’unissent aux Noirs, « on ne se trouve en présence d’une masse si large d’ignorance qu’associée pour une action politique quelconque, elle balayerait toute opposition que la classe instruite pourrait former». Et il ajoutait: «Beaucoup d’hommes avisés appréhendent que les électeurs ignorants ne constituent dans l’avenir un parti à
eux, aussi dangereux pour les intérêts de la société que les communistes en France»
Il rfy avait qrfun moyen de prévenir une telle coalition, c’était de rassembler les Blancs, pauvres et riches, en dépit de leurs intérêts économiques divergents, autour du mot d’ordre de la « race ». On ne pouvait empêcher le front unique des pauvres (blancs et noirs) contre leurs communs exploiteurs qu’en scellant la prétendue communauté du sang blanc. Le compromis de 1876 avait rompu l’association éphémère et plus ou moins boiteuse qui avait, sur le plan législatif, fait collaborer les fermiers blancs des régions montagneuses du Sud avec les masses de couleur. Les pauvres Blancs, aigris contre le gouvernement fédéral et le Parti Républicain, et chez lesquels il ne fut pas trop difficile de raviver le préjugé antinègre, se laissèrent entraîner dans le sillage des planteurs.
À ces parias de la société américaine, le dogme de la suprématie blanche fut offert comme une consolation et une compensation. La fierté d’appartenir à une race « supérieure » avait pour but de faire oublier aux moins favorisés d’entre eux leurs conditions de vie misérables, leurs sordides cabanes, leur nourriture grossière, les maladies qui les rongeaient. La peau blanche, observa la romancière Lillian Smith, une libérale du Sud, « devint la propriété la plus précieuse du pauvre Blanc, un symbole d’auto-estime et de sécurité psychique », le préjugé racial une « drogue » dont on grisa ces malheureux afin qu’ils ne prissent pas conscience de leur exploitation. La ségrégation n’eut pas seulement pour but d’empêcher, comme nous l’avons vu, les contacts entre les deux races, elle fut aussi une « arme irrationnelle » destinée à rappeler à chaque instant au pauvre Blanc sa supériorité raciale et à lui prouver, dans toutes les circonstances de la vie, que, s’il n’était pas favorisé par le sort, le Noir l’était encore moins.
Il ne s’agit pas ici du Parti communiste d’après 1920, mais du courant marxiste vers 1880.
Les actes de violence et de terreur furent suggérés aux pauvres Blancs pour offrir un exutoire à leur sentiment de frustration. Tuer un « nègre » leur faisait passer l’idée de tuer un riche. Les hautes œuvres que les Bourbons répugnaient à exécuter eux-mêmes furent confiées aux déshérités de leur race. Comme le déclara le politicien libéral Henry A. Wallace, en 1945, « ils ne pratiquent pas personnellement le lynchage, de même qu’ils ne participent pas personnellement aux guerres dont ils tirent profit. Mais ils excitent les passions d’autrui. Ils ont trouvé d’autres gens pour faire leur sale besogne». Le Ku-Klux-Klan, financé par les riches, recruta surtout parmi les pauvres Blancs des hautes régions, auxquels il procura des occasions de tirer vengeance de leurs voisins noirs. Le sociologue afro-américain Oliver Cromwell Cox admet dans son livre Caste, Class and Race que les pauvres Blancs ont joué un rôle de premier plan dans les grandes chasses à l’homme et les lynchages ; cependant, observe-t-il, « ce serait une erreur énorme que de leur attribuer l’initiative de l’antagonisme racial dans le Sud ».
Le pauvre Blanc d’après la Reconstruction demeurait un personnage ambivalent. Sa haine du riche sommeillait sous sa haine du Noir. Et quand la première l’emportait, il s’étonnait lui-même d’éprouver un sentiment de solidarité à l’égard du pauvre bougre de couleur qu’il rêvait, la veille encore, de lyncher. C’est ce qui se produisit dans les années 1890, quand la terreur blanche, qui avait suivi le compromis de 1876-1877, fut brusquement interrompue par l’explosion du populisme.
Le populisme fut une révolte de petits et moyens fermiers contre le grand capital du Nord et ses alliés dans le Sud, planteurs et capitalistes urbains, un sursaut de colère paysanne contre les nouveaux messieurs des villes. Il recruta surtout parmi les pauvres Blancs du haut-pays. Ceux-ci oublièrent avec une aisance surprenante la haine de race pour la haine de classe. Sur le plan économique une collaboration étroite s’établit entre l’Alliance des fermiers blancs du Sud et une organisation parai-
lèle de fermiers noirs qui groupa, à son apogée, plus d’un million de membres. Sur le plan politique, le People’s Party comprit qu’il ne pourrait se tailler une place aux dépens du Parti Démocrate que s’il obtenait les suffrages des hommes de couleur. Il défendit donc avec énergie leur droit de vote.
Les pauvres Blancs approuvèrent en général cette attitude, car ils avaient découvert que les artifices imaginés par les Bourbons pour écarter les Noirs des urnes avaient aussi pour résultat de priver du droit de vote nombre de Blancs pauvres et illettrés. Dans les comités électoraux du parti, les Noirs furent admis aux côtés des Blancs. Des meetings furent tenus au cours desquels des orateurs noirs haranguèrent des audiences mixtes. Des Noirs furent agréés comme candidats du parti et élus à des fonctions publiques. C’est ainsi que, dans plus de cinquante comtés de Caroline du Nord, des magistrats noirs furent désignés par le corps électoral et eurent, dans l’exercice de leurs fonctions, à juger des hommes blancs et même des femmes blanches. Des inspecteurs noirs visitèrent les écoles blanches et donnèrent leurs instructions à des institutrices blanches.
Dans le programme du parti en Alabama, pour les élections de 1892, on put lire ce passage : « Nous sommes pour la protection de la race noire dans ses droits légaux, pour que lui soit accordés encouragement et aide afin qu’elle atteigne un degré plus élevé de civilisation et de citoyenneté, pour qu’elle soit traitée avec bonté, équité et justice et qu’une meilleure entente et des relations plus satisfaisantes puissent exister entre les deux races. »
Le fougueux leader du Parti Populiste dans le Sud, une des figures les plus pittoresques de la politique américaine, Tom Wat-son, ne cessa de répéter aux Blancs et aux Noirs qu’ils avaient des intérêts communs et un ennemi commun : « L’accident de la couleur, déclara-t-il, ne peut créer aucune différence d’intérêts entre fermiers, métayers et journaliers. » Et, s’adressant aux opprimés des deux races, il leur désigna du doigt les véritables auteurs du préjugé racial : « On vous fait vous haïr les uns et les autres, parce
que cette haine est la clé de voûte du despotisme financier qui vous asservit les uns et les autres. »
Ce langage inusité fut entendu de nombreux pauvres Blancs. Et Ton vit en Géorgie une sorte de miracle : quelque deux mille fermiers blancs armés accourir, de très loin, à cheval, pour sauver du lynchage un jeune pasteur noir qui avait fait campagne en faveur de Watson. La nuit du Moyen Âge avait brusquement fait place au jour.
Mais le cyclone populiste fut de courte durée. Certains historiens prétendent à tort que le People’s Party s’effondra dans le Sud parce que ses propres partisans tournèrent casaque, de peur de ressusciter le « péril noir » et parce que, chez les pauvres Blancs, la haine du Noir l’emporta, en fin de compte, sur la haine de classe. Ce fut au sommet, en réalité, que la désagrégation du People’s Party commença, lorsque ses dirigeants laissèrent capter le mouvement par le Parti Démocrate, lui enlevant ainsi sa raison d’être et semant la démoralisation parmi ses troupes. Dans le Sud, la débandade du parti fut hâtée par les coups que lui porta la coalition des possédants. Terrifiés par la répétition d’une alliance entre Noirs et pauvres Blancs, les Bourbons employèrent tous les moyens (fraude électorale, pression économique, intimidation, terreur) pour venir à bout du populisme. Et lorsqu’ils l’eurent mis hors de combat, la contre-révolution antinègre, un instant interrompue, reprit de plus belle. Tout fut mis en œuvre pour empêcher les Noirs de voter et pour les séparer, par un fossé plus infranchissable encore qu’auparavant, de leurs frères de misère blancs. Les initiateurs de cette nouvelle vague de disfranchisement (privation des droits politiques) furent les Bourbons, et non les pauvres Blancs.
Le populisme laissa néanmoins des traces profondes dans le Sud. La haine de classe des pauvres Blancs à l’égard de la coalition des planteurs et des capitalistes urbains, qui s’était exprimée avec tant de vigueur dans l’éphémère People’s Party, y demeura virulente. Il suffit de gratter la surface pour retrou-
ver, aujourd’hui encore, sous l’apparente homogénéité du parti unique démocrate, une forte tradition de libéralisme agrarien. Les Bourbons durent recourir à de nouveaux moyens pour neutraliser et dériver ce courant. D’une part, ils poussèrent l’excitation raciste jusqu’au paroxysme ; d’autre part, ils retirèrent de l’avant-scène les représentants des familles riches et présentèrent au corps électoral un personnel politique d’un type nouveau, plébéien et outrancier : les démagogues du Sud se mirent à parler un langage emprunté au populisme et flattèrent les rancunes de classe des pauvres Blancs. Mais, en même temps, ils hurlèrent à la mort contre les niggers.
Tom Watson, reconverti, devint le prototype de ces sinistres histrions. Revenu au bercail du Parti Démocrate et, plus tard, élu sénateur, il s’assura les suffrages des petits fermiers blancs de Géorgie par un mélange de pseudo-radicalisme, hérité de son passé populiste, et de frénésie raciste. À sa mort, il reçut les hommages à la fois du Ku-Klux-Klan et du socialiste Eugene Debs.
À l’école de Tom Watson furent formés des fous furieux tels que « Cotton Tom » Heflin en Alabama, Cole Blease et « Cotton » Ed Smith en Caroline du Sud James K. Vardaman et Théodore Bilbo en Mississippi, Eugene Talmadge en Géorgie, Huey P. Long en Louisiane, Jeff Davis en Arkansas. «Ils représentaient, écrit l’historien du Sud, William B. Hesseltine, les classes les plus pauvres de la population du Sud et faisaient campagne pour être désignés comme les candidats du Parti Démocrate contre les politiciens qui représentaient les planteurs-marchands, les banquiers et les industriels. » Mais, comme le souligne Lillian Smith, le conflit entre ces deux groupes n’était qu’une « fausse bataille » :
« Les démagogues étaient soutenus par la même puissante cohorte de riches qui, depuis les années 1870, avait fait avaler au Blanc rural la drogue de la suprématie blanche en guise de nourriture. »
À ces rapports de classes s’ajouta un facteur d’ordre géographique. Les éléments les plus hautement et directement intéressés à « maintenir les niggers à leur place » étaient les planteurs
et capitalistes des régions dans lesquelles la population noire était la plus dense : la fameuse Black Belt. Cette ceinture noire dessine dans le Sud une sorte d’arc de cercle partant du delta du Mississippi et se déroulant à travers les plaines côtières en direction du nord-est. Elle couvre les terres les plus fertiles du Sud, celles sur lesquelles les planteurs esclavagistes avaient jeté, dès l’origine, leur dévolu, refoulant les pauvres Blancs vers le haut-pays. Avant l’exode des Afro-Américains vers le Nord ou l’Ouest et la désintégration du système des plantations, quatre millions et demi de Noirs, soit le tiers de la population noire totale des États-Unis, vivaient dans cette ceinture. Dans 172 comtés de la Black Belt, au recensement de 1940, les Noirs formaient la majorité de la population (63 % en moyenne). La Black Belt était l’épine dorsale du Sud ; l’alliance de ses planteurs et des capitalistes des villes dominait la vie politique de toute la région, bastion de la suprématie blanche.
Cependant, ce fait fondamental était dissimulé sous des apparences trompeuses. Les Bourbons de la Black Belt, se sachant l’objet de la suspicion et de la haine des pauvres Blancs des régions montagneuses, préférèrent souffler sur le feu des passions racistes par personnes interposées. Ils confièrent ce soin à des politiciens se posant en porte-parole des pauvres Blancs du haut-pays. On assista donc à ce paradoxe, qui a dérouté plus d’un observateur politique du Sud : les plus furieux des démagogues antinègres étaient, en général, issus des régions où les pauvres Blancs dominaient, alors qu’au fond la haine du riche était plus ancrée chez le pauvre Blanc que la haine raciale. Au contraire, les classes supérieures de la ceinture noire, qui étaient les véritables instigatrices et les bénéficiaires du racisme, se donnaient l’apparence d’une attitude plus modérée à l’égard des Noirs.
Dans aucun État cette étrange situation n’apparut avec autant d’évidence que dans le Mississippi. La région connue sous le nom de Delta (bien qu’éloignée de plusieurs centaines de kilomètres de l’embouchure du grand fleuve), et qui s’étend
de Memphis à Vicksburg, bénéficie d’un sol extrêmement fertile, où le coton prospérait. À elle seule, avant la récente diversification des cultures, elle produisait un dixième du coton américain. Elle était entièrement accaparée par une féodalité de planteurs possédant des plantations de 2 000 à 15 000 hectares et courbant sous son joug une population de couleur qu’on évaluait à près de 80 % de la population totale.
Le haut-pays de l’État de Mississippi forme, avec ce bas-pays, un étonnant contraste. On dirait un autre monde. Les collines sont peuplées de pauvres Blancs, petits propriétaires ou métayers. Le sol y est pauvre et peu rentable, les conditions d’existence misérables.
Peu ou pas de Noirs. Et, cependant, ce sont les suffrages de ce haut-pays qui portèrent au pouvoir les démagogues racistes qui ont rendu le Mississippi tristement célèbre. Au contraire, les planteurs du Delta faisaient preuve de sentiments relativement humanitaires à l’égard de leurs exploités noirs, insistant sur la nécessité de donner à ces « Oncle Tom » un minimum d’éducation et de qualification technique, d’améliorer leur hygiène.
Cette apparente contradiction comporte une explication : les Bourbons du Delta se livraient à une sorte de division du travail ; du point de vue technique, iis avaient intérêt à relever la qualité de leur main-d’œuvre noire ; du point de vue politique et social, ils préféraient, dans une région où les Noirs formaient la majorité de la population, « maintenir les niggers à leur place ». Ils se réservèrent donc le beau rôle : la sollicitude paternaliste à l’égard des travailleurs de couleur. Quant au racisme, ils laissèrent les démagogues du haut-pays s’en salir les mains, et ils firent ainsi d’une pierre deux coups : d’une part, le fanatisme racial contribua à maintenir le Noir du Mississippi dans la soumission; d’autre part, il offrit au pauvre Blanc un utile dérivatif.
Le jeu subtil fut inauguré, au début du siècle, par James K. Vardaman. Il emprunta au populisme ses thèmes à succès : les diatribes contre les monopoles capitalistes, l’exaltation de la
cause des petites gens : «Les millionnaires, lança-t-il,produisent les pauvres. La concentration de la richesse entre les mains d’un petit nombre entretient la pauvreté et la déchéance du plus grand nombre.» En même temps, il aboya furieusement contre les niggers qu’il traita de « sauvages » ne méritant pas que l’on gaspillât de l’argent à les éduquer. Les politiciens du Delta, prenant des mines choquées, lui reprochèrent d’« agiter la question noire pour des motifs sinistres». Mais, en fait, Vardaman fut élu gouverneur, en 1902, avec l’appui des seigneurs du Delta, et il ne se maintint au pouvoir qu’avec leur consentement tacite.
Théodore Bilbo emprunta à Vardaman ses procédés et les perfectionna. Lui aussi se posa en champion des pauvres diables du haut-pays. Il se réclama du président Franklin Roosevelt. Il soutint les mesures progressistes du New Deal. Il appuya la politique du gouvernement fédéral en faveur des petits métayers (que combattaient les planteurs). En même temps, il poussa l’hystérie raciste jusqu’à un degré que n’atteignit aucun de ses émules. Il écrivit des livres dans lesquels il tenta de persuader les Américains qu’ils étaient en danger d’être transformés en un peuple de bâtards. Il proposa de réexpédier les niggers en Afrique.
Mais, en dépit des apparences, et malgré qu’il fit mordre la poussière aux honorables candidats présentés par les riches familles de planteurs, l’histrion n’entra jamais sérieusement en conflit avec le Delta. Sans doute l’extrême vulgarité de son agitation fut-elle désavouée par les gros planteurs. Mais il y avait entre le Delta et Bilbo accord fondamental sur la question raciale.
En Géorgie, le même scénario se déroula, à peu de chose près. Eugène Talmadge y fit sa carrière politique en courtisant les petits fermiers blancs et en se présentant comme le champion des régions rurales déshéritées contre les capitalistes des villes. Il s’inscrivit lui aussi dans la tradition du populisme. Il s’appropria l’héritage de Tom Watson, toujours vivant parmi les pauvres Blancs de cet État. Il tonna contre les monopoles. Et il usa de la
démagogie antinègre la plus outrancière. Les puissants groupes capitalistes de Géorgie, les banquiers et producteurs de courant électrique d’Atlanta n’en soutinrent pas moins avec empressement cet énergumène qui les désignait à la vindicte publique. Grâce à ce stratagème, les pauvres Blancs furent rivés au char des Bourbons. Par la suite Hermann Talmadge, le fils d’Eugène, gouverna, en usant des mêmes artifices, l’État de Géorgie.
En Louisiane, les choses se passèrent de façon un peu différente ; mais le mécanisme essentiel de l’opération fut le même. L’originalité de Huey P. Long résida seulement dans le fait que, pour obtenir l’appui des pauvres Blancs de son État, il dut pousser la démagogie sociale un peu plus loin que Vardaman, Bilbo et Talmadge, l’hystérie raciste un peu moins loin. En effet, l’oligarchie capitaliste de Louisiane (sociétés pétrolières, armateurs, planteurs de canne à sucre et de coton) avait régné avec une telle dureté et une telle absence de scrupules, elle avait accaparé si totalement les richesses de l’État, elle avait laissé la majorité de la population croupir dans une condition si arriérée que les déshérités ne pouvaient être gagnés que par un programme quelque peu radical.
Long ne se borna donc pas à crier haro sur les trusts, il s’imposa aussi par un certain nombre de réformes concrètes. Il construisit des routes et des ponts dans les régions arriérées. Il distribua gratuitement les livres scolaires. Il obligea les grandes sociétés à payer leur part d’impôts. Il écarta du pouvoir tous les représentants de l’oligarchie, s’assurant, par la corruption, la vénalité et la terreur, une machine politique totalitaire. En même temps, s’il n’afficha pas un racisme tapageur, il maintint avec rigidité le principe de la suprématie blanche, tout comme les autres démagogues du Sud. Et il toucha en sous-main de larges subventions des grosses sociétés qu’il était censé avoir jugulées.
Huey P. Long, en définitive, sauva l’oligarchie capitaliste de la Louisiane en l’obligeant à jeter du lest et en la caporalisant. Empruntant au fascisme, non seulement ses techniques, mais
aussi le mythe de l’homme providentiel, il réussit à susciter l’enthousiasme de pauvres Blancs encore plus férocement exploités que dans les autres États du Sud, pour une cause dont l’objectif final était de prolonger l’existence de leurs pires ennemis. La mémoire de Huey P. Long, assassiné en 1945, a été en quelque sorte divinisée par les créoles blancs. La famille Long, grâce à son nom prestigieux, reprit le pouvoir. Le frère du défunt dictateur fut élu gouverneur, le fils sénateur de Louisiane, jusqu’au jour où les désordres mentaux du malheureux rejeton mirent un point final à cette obstination dynastique.
Le pauvre Blanc du Sud devait-il être toujours la victime de l’escroquerie que commettent à son égard les Bourbons ? N’arriverait-il jamais à exprimer ses griefs de classe d’une façon indépendante ? Était-il vraiment, comme l’ont prétendu André Siegfried, Gunnar Myrdal et tant d’autres observateurs, le « pire ennemi» du Noir? Sa haine du nigger prévaudrait-elle toujours sur sa haine du riche?
Peut-être les passions reposant sur des éléments irrationnels, sur des émotions, si elles sont malaisément curables par le raisonnement, sont-elles aussi moins irréversibles que celles prenant leur appui sur des intérêts économiques stables. Les premières sont susceptibles de brusques retournements, comme on l’a vu pendant l’expérience mémorable du populisme. Or les facteurs qui, au temps de l’esclavage, avaient dressé les pauvres Blancs contre les Noirs, qui, au temps de la Reconstruction, avaient empêché l’alliance des deux races d’être vraiment nouée, ont perdu de leur virulence. À l’époque de mon voyage, fermiers et métayers, qu’ils fussent blancs ou noirs, étaient également paupérisés, également exploités, également enclins à déserter le Sud. Ils faisaient bon ménage, lorsque des groupements comme la National Farmers Union ou la National Farm-Labor Union les organisaient dans certaines régions du Sud. J’ai vu, personnellement, à Andalusia (Alabama) de petits agriculteurs blancs et
noirs décharger ensemble des wagons d’engrais achetés par leur coopérative, afin de n’avoir pas à payer un tribut aux monopoles.
Un universitaire, Leonard W. Dobb, rapporta des observations analogues: «Le fait, écrivit-il, que Von ait pu rassembler des métayers et des fermiers locataires, aussi bien blancs que de couleur, dans des syndicats agricoles un peu partout dans le Sud démontre que, convenablement orientée, la conscience de classe peut prévaloir sur celle de caste. » Au cours de sa patiente enquête dans une ville du Sud, Dobb recueillit de multiples témoignages tendant à prouver que chez les pauvres Blancs le préjugé racial à l’égard des niggers n’était pas aussi ancré qu’on le supposait communément : « Du fait que les pauvres Blancs, par suite de leur position inférieure dans la société, ne peuvent pas exploiter la caste noire sur le plan économique, ils ont peu d’avantages matériels à tirer de leur propre supériorité de caste. L’avantage de prestige qu’ils peuvent tirer des Noirs, bien qu’il existe, est assez mince, du fait que la vie d’un pauvre Blanc est circonscrite à un tel point par son effort en vue de se maintenir en vie. Dans l’ensemble, par conséquent, ils sont devenus plus tolérants à l’égard des Noirs. »
Si le préjugé de couleur des pauvres Blancs n’est pas aussi indéracinable que les apparences pourraient le faire croire, par contre une haine de classe refoulée habite leur subconscient et elle est susceptible de réserver des surprises. Au fur et à mesure que leur hostilité à l’égard des Noirs tendrait à dépérir, leur hostilité à l’égard de la classe dominante, n’étant plus contenue par le dérivatif du fanatisme racial, pourrait bien éclater au grand jour. Dobb a insisté, à maintes reprises, sur l’animosité que le pauvre Blanc nourrit à l’égard de la classe des planteurs : il serait prêt à suivre tout chef sachant faire appel à son émotivité. « Il est possible que son agressivité latente trouve une issue et se manifeste par de violentes attaques contre la classe des planteurs. Cette hypothèse n’est pas exclue. »
À preuve les violentes grèves qui se déroulèrent, en 1929 et en 1934, dans l’industrie textile du Sud, au cours desquelles les pauvres Blancs se battirent avec un acharnement extraordinaire.
Mais le pauvre Blanc rural appartient aujourd’hui à un groupe social en voie d’extinction. Au fur et à mesure que le Sud s’industrialise et se mécanise, il passe sur place de la condition de petit fermier ou de métayer à celle de salarié. Il lui arrive aussi d’abandonner la région ingrate dans laquelle il est né pour tenter sa chance, comme travailleur d’usine, dans le Nord. Le Noir suit une évolution parallèle.
Dans les usines du Nord et de l’Ouest, il est fréquent que le pauvre Blanc prolétarisé retrouve le Noir expatrié du Sud et devenu ouvrier comme lui, mais, le plus souvent, c’est aussi un fait, il a emporté le préjugé racial, comme disait Danton, à la semelle de ses souliers.
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Chapitre VI