Dans le Sud, il existait quelques Blancs courageux, d’ailleurs en nombre croissant, qui osaient faire face à la meute raciste, au sein de laquelle, pendant longtemps, ils n’avaient eu aucun poids. Mais ce qui manquait encore, c’était un véritable mouvement progressiste blanc, cohérent et organisé, capable de résister aux Bourbons et de faire reculer, au sein du parti pratiquement unique qu’est, dans cette région, le Parti Démocrate, les partisans de la « suprématie blanche ».
Pendant mon voyage de 1948 à travers le Sud, je rencontrai sans doute des gens qui s’intitulaient eux-mêmes «libéraux», mais ces timides se contentaient de réclamer une « ségrégation plus équitable » et de prêcher la « tolérance », ce qui, en fait, équivalait, comme le leur reprocha Henry Wallace dans un violent discours électoral, à «prêcher la tolérance de l’intolérance, la tolérance de la ségrégation ».
Ce sévère jugement était confirmé par d’autres observateurs qualifiés. La romancière Lillian E. Smith, dont le roman sur les relations raciales, Strange Fruit, fut un best-seller et qui descendait d’une vieille famille sudiste, écrivit : «Le libéralisme du Sud persiste dans son ancien et farouche silence. Pas un seul Sudiste n’a pris une position vigoureuse dans un seul journal du Sud contre la ségrégation. Une telle timidité est difficile à comprendre. La prudence est devenue une habitude chérie. Le silence est un piètre moyen de changer les hommes. »
Développant ce réquisitoire dans un ouvrage ultérieur, Lillian Smith accusa les libéraux du Sud de «forfaiture»: «Même les journaux les plus libéraux s’imaginent que dénoncer la ségrégation inciterait à la violence. Pour eux, l’affirmation des droits de l’homme ne peut être que nuisible. Ils semblent avoir oublié que les mots sont capables de soulever aussi bien la conscience de l’homme que ses plus basses passions. »
Du côté des Noirs, le vieux Du Bois n’était ni plus indulgent ni plus optimiste: «Aucun mouvement libéral n’a réussi à s’implanter dans le Sud. C’est une caractéristique et une singularité du Sud que des Blancs y aient eu si rarement le courage de se dresser et de souffrir pour la cause de la justice en affrontant la terreur massive exercée par l’opinion publique. Dans le Sud, l’absence d’iconoclastes et de martyrs est frappante. Là où il en a surgi, ils ont rapidement été réduits au silence ou ils ont battu en retraite pour se réfugier dans l’atmosphère plus tolérante du Nord. » Dans un article ultérieur, Du Bois n’atténua guère son verdict : « Les progressistes blancs dans le Sud ne sont pas encore prêts à y attaquer la ségrégation. Le Sud libéral continue à refuser de faire front pour en combattre ne serait-ce que les aspects les plus révoltants. »
La plupart des « libéraux » du Sud (membres du corps enseignant, leaders ouvriers, hommes d’affaires, ecclésiastiques, journalistes) étaient groupés dans un organisme intitulé Southern Régional Council, créé en février 1944 en vue d’« établir les faits relatifs aux nombreux problèmes du Sud et de mobiliser la population régionale en vue de résoudre ces problèmes ». Mais le Council, tout en se préoccupant de la question noire, essayait d’en arrondir les angles, de lui appliquer des remèdes graduels et pacifiques, de la diluer dans d’autres problèmes. Comment s’en étonner? Ses ressources financières provenaient d’une fondation capitaliste du Nord, le Rosenwald Fund, et des Églises protestantes.
Selon ces bonnes gens, c’eût été une erreur que de considérer les problèmes du Sud simplement d’un point de vue racial. Exploitant à sa manière l’idée juste que les frictions raciales ont une cause essentiellement économique, le Council se targuait de les éliminer en modernisant et en industrialisant le Sud, c’est-à-dire en y ouvrant de nouveaux champs d’exploitation au Big
Business du Nord. Il publia en 1945 une brochure publicitaire fort alléchante dans laquelle il essayait d’attirer dans le Sud les capitaines d’industrie. Mais ce n’était certes pas en créant au-dessous de la Mason-Dixon Line une douzaine de nouveaux Birmingham que pouvait être résolue la question noire.
En fait, ce péan entonné en faveur de l’« industrialisation » était une manière d’escamoter la lutte ouverte contre la ségrégation. Dans un article véhément, Lillian Smith répondit au Council qu’il ne contribuerait guère à instaurer la démocratie sur le plan racial tant que ses dirigeants n’admettraient pas publiquement la malfaisance de la ségrégation dans tous les domaines. De son côté, un autre Blanc, Bucklin Moon, stigmatisa « le refus du Council d’affronter carrément la question de la ségrégation » et l’accusa d’être « coupable de tactiques dilatoires qui contribuent à maintenir le statu quo ».
Comme Diogène, sa lanterne à la main, je cherchai patiemment à travers le Sud des libéraux conséquents.
À l’université de Caroline du Nord, le digne professeur Howard W. Odum, sociologue régionaliste, me sourit gentiment derrière ses lunettes. Avais-je trouvé mon homme ? Cet universitaire doctoral estimait que « le Sud a été envahi si souvent par des milliers de réformateurs et d’accusateurs qu’il est sur la défensive». Mon interlocuteur n’était pas opposé, certes, à certaines réformes constitutionnelles mais criait haro sur les «démagogues irresponsables et frustrés », sur les «forces subversives ».
Allais-je être plus heureux avec les journalistes ? À Richmond (Virginie), pontifiait Virginius Dabney, rédacteur en chef du Times Dispatch et auteur d’un livre sur le Sud. Naguère, il avait eu l’audace de réclamer l’abolition de la ségrégation dans les tramways et autobus de son État. Mais il ne fut pas long à retirer sa proposition, au soulagement de ses congénères. En 1943, il prédit une terrible « explosion interraciale»... pour le cas où le nigger aurait l’impudence de continuer à revendiquer.
À Louisville (Kentucky), Mark Ethridge s’était fait dans le Courier-Journal une réputation de « libéral ». Mais, en juin 1942, il écrivit « qu’il n’est aucune puissance au monde qui puisse obliger les Blancs du Sud à abandonner le principe de la ségrégation sociale ».
À Greenville (Mississippi), Hodding Carter prétendait défendre la cause du progrès dans le Delta Democrat Times et dans divers romans à succès. À l’école, ses enfants se voyaient traités injurieusement de fils de negro-lovers (négrophiles). Mais ce « libéral », alors jeune et sympathique, prit, en 1948, position contre le programme de droits civiques du président Truman et, de concert avec les Bourbons, il protesta contre l’intrusion des pouvoirs fédéraux dans la vie sociale du Sud, intervention inopérante, puisqu’il eût fallu, à son avis, pour abolir vraiment la ségrégation, y faire camper en permanence une armée fédérale. Rien, dans un proche avenir, estimait-il, « ne peut changer la conviction du Sud blanc que la séparation des races est le seul moyen acceptable de faire vivre côte à côte en paix deux peuples dissemblables ». Une intervention fédérale « abrupte » ne pouvait, selon lui, que «compromettre dangereusement les ajustements progressifs entre les deux races actuellement en cours».
À Atlanta (Géorgie), Ralph Mc Gill s’était taillé une réputation en rompant des lances, dans Y Atlanta Constitution, avec le Ku-Klux-Klan. Mais lui aussi s’opposa au programme de droits civiques, au nom des sacro-saints droits constitutionnels des États. Et il fit campagne en faveur du Parti Républicain, le partenaire des Bourbons dans la coalition parlementaire « antinègre ».
Est-ce à dire que je ne rencontrai pas un seul libéral conséquent dans le Sud ? Par « conséquent » j’entends : un libéral prenant publiquement parti contre la ségrégation. J’ai tout de même fini par découvrir quelques spécimens de cette espèce alors si rare. Mais on pouvait les compter sur les doigts, et ils étaient singulièrement dispersés.
Tout d’abord, la courageuse et ardente Lillian Smith, déjà citée, qui, retirée dans sa petite ville de Géorgie, faisait un peu figure de phare solitaire. Puis Aubrey Williams, un ancien partisan du New Deal réformiste de Franklin Roosevelt et un des principaux promoteurs du programme de droits civiques. Cet homme sans peur se fit huer en déclarant publiquement à Montgomery (Alabama) que « c’était un plaisir pour lui de recevoir des Noirs à son foyer». À la convention du Parti Démocrate, en juillet 1948, il tint tête à la meute déchaînée des Bourbons, soutenant que l’opposition au programme de droits civiques venait davantage des chefs du parti dans le Sud que du peuple lui-même. Comme l’ex-gouverneur de l’Alabama, Chauncey Sparks, prétendait que les relations entre Blancs et Noirs étaient « amicales », dans le Sud, Williams lui répliqua vertement : « Non, il y a une grande tension » et professa qu’il était opposé à toute sorte de ségrégation raciale.
En Mississippi, c’était le pasteur H. Brent Schaeffer, un ministre luthérien, qui ne craignit pas de donner pour titre à une brochure: Des citoyens blancs du Mississippi ont le courage de reconnaître aux citoyens noirs des droits civiques légitimes et sans restriction.
À Atlanta encore, un autre ecclésiastique, le révérend I.J. Domas, ministre protestant, dut abandonner ses fonctions pour avoir laissé un professeur noir assister à son service dominical. Toujours à Atlanta, l’avocat Dan Duke, ex-attorney général de l’État sous le gouverneur Ellis Arnall, combattit le Ku-Klux-Klan dans l’exercice de ses fonctions. Ce Blanc n’hésita pas à haranguer les Noirs dans leurs propres églises. Enfin, à Charleston (Caroline du Sud), rayonnait la grande figure du juge fédéral J. Waties Waring qui, en 1947, porta le coup de grâce aux white primaries dans son État. Pour le juge, les Blancs de sa région étaient des « malades mentaux », des « obsédés ». Le mal ne pouvait être guéri, à son avis, par le gradualisme qu’il qualifiait de « doctrine la plus dangereuse de notre époque ». Et, devançant les intégrationnistes d’action directe, il osa clamer : « Le cancer de la ségrégation ne pourra jamais être guéri par le sédatif du gradualisme. Une opération est nécessaire. » À Charleston, le juge était en butte à l’ostracisme total de la population blanche. Un magazine de New York lui consacra un article intitulé : « L’homme le plus solitaire de la ville ».
Le juge Waring avait les reins solides, car ses fonctions fédérales inamovibles lui conféraient une relative indépendance. Mais tous les libéraux ne résistèrent pas comme lui au cruel isolement dont les pénalisaient les Blancs: en 1934, le journaliste Clarence Cason se suicida en Alabama, se sentant incapable d’affronter l’hostilité qu’allait lui valoir la publication d’un livre assez critique à l’égard du Sud.
Cependant, ce n’était pas tant dans Y uppercrust, parmi le « gratin », mais dans les tréfonds du peuple que se dessinaient, dès 1948, les signes d’une évolution progressive de la communauté blanche. Et, notamment, parmi la jeunesse. Je n’oublierai jamais la cordialité inattendue et chaleureuse qu’un étudiant blanc, de l’université de Bâton Rouge (Louisiane), témoigna à un étudiant noir, « auto-stoppeur » comme lui, avec lequel le hasard le confronta dans ma voiture. Quand, plus tard, je félicitai la mère de ce garçon pour l’attitude fraternelle de son rejeton, elle eut d’abord un réflexe d’inquiétude qui en disait long sur l’ambivalence de la mentalité sudiste : «De grâce, pour l’amour de Dieu, ne racontez pas cela à son père!» Puis, avec un tendre sourire, elle me souffla dans l’oreille : « Vous savez, je suis fière de mon fils. »
Le père, d’ailleurs, n’était pas, dans le tréfonds de son âme, aussi raciste qu’il voulait le laisser paraître. Après m’avoir semoncé à propos de mes professions de foi « négrophiles », quelques heures plus tard, au cours d’une réception mondaine, le bonhomme, qui n’avait pas boudé le whisky, me tira par le revers de mon veston, m’entraîna vers le barman noir, l’étreignit, me confia qu’il était son frère de lait, nourri au sein de la même « Mamie », et me présenta chaleureusement : « Sam, voici un ami des Noirs. »
Quelques années plus tard, dans un journal new-yorkais, un militant originaire du Sud, qui avait visité Dixie après une longue absence, confirma l’impression que j’avais ressentie: «Parmi les jeunes Blancs du Sud, écrivit-il, une véritable révolution est en cours dans leur attitude à l’égard du problème racial. La génération qui sort maintenant de l’école et du service militaire a des vues fort différentes de celles de ma propre génération il y a seulement dix ou douze ans. C’est la constatation la plus surprenante et la plus encourageante qu’il m’ait été donné de faire. »
Quand des étudiants de couleur réussirent, de haute lutte, à forcer les portes d’universités blanches dans le Sud, ce fut un événement hautement significatif que les étudiants blancs ne se montrèrent pas tous hostiles à leur admission. Mais si, à Washington, des Blancs se mêlent, en nombre, à la grande marche des Noirs du 28 août 1963, si dans les villes du Sud des jeunes Blancs se joindront aux commandos « non violents » des étudiants noirs, se feront matraquer et emprisonner avec eux, ces justes accourront, en premier lieu, du Nord ou de l’Ouest. Dans la lutte contre JimOow, les jeunes Blancs du Sud seront les derniers au rendez-vous. Ils ne viendront pas tous, certes, mais il en viendra. Le « Comité de coordination des étudiants non-violents du Sud », le fameux SNCC, dont nous verrons l’étudiant noir Stokely Carmichael prendre courageusement la tête pour le radicaliser, en recrutera quelques-uns.