« SHOVE ?
– Pardon ?
– Fredegond Shove.
– Ah oui… hum…
– Les Poésies complètes.
– Aha…
– Ou… attendez un instant, et ceci… ? » Il tendit à Paul un volume apparemment précieux, présenté sous une liseuse noire : Une amitié singulière : Les Lettres de sir Henry Newbolt à Sebastian Stokes. « Vous seriez intéressé ?
– Voyons, en réalité… » Ce pourrait être intéressant, oui, pour ses recherches ; tous les services de presse qu’il prendrait, de toute façon, pourraient être revendus à profit tôt ou tard.
« Publication à compte d’auteur. Nous n’avons pas à le faire. »
Paul posa en équilibre la pile de livres qu’il avait déjà sélectionnés sur le bord de la table constellée de sucre et de café moulu. La puanteur de la fumée de Gitanes se mêlait à celle du lait tourné. Dans de vieux mugs fêlés, décorés de logos comiques, se formaient des croûtes bleuâtres de moisi. Le pied cassé de la table recouverte de piles d’une dizaine de volumes reposait sur d’autres livres à propos desquels ne paraîtrait sans doute jamais aucune critique. La misère du lieu était notable mais les employés (de jeunes gens en pantalon de velours côtelé vert olive, de jolies femmes bavardant au téléphone de Yeats ou de Poussin) ne semblaient rien remarquer. Ils restaient assis dans leurs box, entourés de détritus, de livres, de boîtes, de repas pas terminés, de vieux vêtements et d’impressionnantes piles d’épreuves annotées.
« En bref… gay, dit Jake, se frottant les mains.
– Oui, c’est ça ! répondit Paul, furieux contre lui-même de se sentir rougir.
– Nous en recevons pas mal de nos jours… » Malgré son anneau de mariage, Jake semblait très content de voir que Paul était gay. Il avait le même âge que lui, un peu moins peut-être, était manifestement fier de travailler au TLS et allègrement dévoué à la maison (« Nous faisons ci », « nous avons eu ça »). Paul s’imagina partageant son box, au-dessus de la rue, décidant ensemble du sort des livres. « Bloomsbury, je suppose… ?
– Bloomsbury… Première Guerre mondiale. » Paul distingua tout en bas de la pile une couverture de livre mauve foncé prometteuse, les livres gays se cantonnant d’ordinaire à cette gamme de couleurs, mais, quand il l’eut retiré de la pile, il vit que ce n’était qu’une étude sur les dés à coudre historiques : pas tout à fait assez gay ! « Je crois qu’il devrait paraître un nouveau volume de la correspondance de Virginia Woolf…
– Ah, oui mais il est pris. Norman s’en charge.
– Oui, bien sûr… » Paul sursauta et hocha la tête, comme pour reconnaître la pertinence de l’attribution, tout en se demandant qui, fichtre, pouvait bien être Norman ; il devina que ce n’était pas un nom de famille. Pour l’instant, il n’avait pu faire passer que deux articles dans la revue, tous deux largement coupés et relégués aux dernières pages, quasiment dans la section des petites annonces : l’un sur les pièces de Drinkwater, et une descente en flèche, à son cœur défendant, d’un roman du diplomate à la retraite Cedric Burrell. L’affaire avait causé une petite tempête, Burrell ayant séance tenante suspendu son abonnement au TLS, qu’il avait souscrit encore étudiant à Oxford en 1923. Au bureau, cependant, personne ne s’en était offusqué, ils avaient même paru plutôt contents, et Jake l’avait invité à venir « jeter un coup d’œil aux parutions » s’il passait dans les parages. Paul n’avait pas tenu quarante-huit heures.
« Rappelez-moi ce sur quoi vous travaillez.
– J’écris une biographie de Cecil Valance », répondit Paul sans détour, et sa prétention parut bêtement audacieuse dans ce nouveau contexte. Malgré tout, un jour, sans nul doute, son livre se trouverait sur cette table. Quelqu’un le demanderait. Peut-être, qui sait, « Norman » s’y collerait-il.
« Ah oui, “Deux arpents bénis de sol anglais”.
– Entre autres choses…
– N’avons-nous pas eu un ouvrage sur lui il y a quelque temps ?
– Peut-être la correspondance ? Il y a bien deux ans maintenant.
– Ce doit être ça. Alors il était gay lui aussi ?
– Entre autres choses… »
Une nouvelle fois, Jake fut aux anges. « Ils l’étaient tous, non ? »
Paul se dit qu’il devrait être un peu plus prudent. « Je veux dire qu’il a eu des aventures avec des femmes, mais je crois qu’il préférait les garçons. C’est une des choses que je veux découvrir. »
Un autre homme, plus âgé, probablement la cinquantaine, cheveux noirs gominés, nœud papillon à impression cachemire, tout juste sorti de son box pour prendre un café, regarda les livres puis Paul, par-dessus ses lunettes en demi-lune, avec un air de stratège. « Robin, laisse-moi te présenter Paul Bryant, qui écrit pour nous. Robin Gray.
– Ah oui », fit ce dernier, sur un ton patricien amical et en rentrant le menton. Il avait les yeux bleus d’un écolier dans le visage d’un don ou d’un juge.
« Paul écrit sur Cecil Valance, tu te rappelles… le poète.
– Bien sûr. » Robin lança un regard à droite puis à gauche, comme pour signifier le caractère plaisamment délicat du sujet. « J’avais entendu dire, en effet…
– Ah oui ? lâcha Paul, lui souriant en retour, et se sentant brusquement mal à l’aise. Mon Dieu !
– Je crois que vous avez rencontré Daphné Jacobs. » Il se gratta la tête, l’air presque gêné.
« Euh, oui…
– Et qui est donc cette Daphné Jacobs ? s’enquit Jake. L’une de tes anciennes gloires, Robin ? »
Celui-ci lâcha un petit rire bref sans quitter Paul des yeux. Paul comprit qu’il ne devrait pas répondre à sa place. Il se demanda vaguement quelle serait la réponse, d’ailleurs. « Aujourd’hui, dit Robin, elle s’appelle Mrs veuve Basil Jacobs, mais à une époque c’était lady Valance.
– Ne me dis pas qu’elle était mariée à Cecil, s’exclama Jake.
– Cecil ! » dit Robin, comme si Jake avait beaucoup à apprendre. « Non, non. C’était la première femme du frère cadet de Cecil, Dudley.
– Je devrais expliquer, dit Jake, que Robin connaît tout le monde. » À ce moment-là, comme on appela Jake au téléphone à l’autre bout du bureau, il abandonna ses deux interlocuteurs à une nouvelle relation inattendue. Ils pénétrèrent dans la semi-intimité du box de Robin qui posa son café sur sa table de travail ; à la différence des autres, il se servait d’une tasse et d’une sous-tasse en porcelaine, et ses livres étaient rangés avec un semblant d’ordre : une étagère d’auteurs grecs et latins de la collection Loeb Classics, une d’archéologie, une d’histoire ancienne… Sur le radiateur séchaient une serviette marron et un maillot de bain. Tout dans ce réduit renvoyait à une vie de célibataire, à une routine rigoureuse. Robin poussa les papiers qui encombraient la seconde chaise. « Je suis le rédacteur en chef de la section d’histoire ancienne, expliqua-t-il. Tout le monde trouve ça très approprié. » Paul risqua un sourire en s’asseyant ; à côté de lui il nota toute une étagère de Debrett’s et de Who’s Who, ainsi que les volumes sinistrement utiles de Who Was Who dans lesquels on trouvait les passe-temps et les numéros de téléphone des défunts de longue date. Tard, un soir, Karen et lui avaient appelé Sebastian Stokes : un moment de silence puis le bourdonnement saturé et négatif du néant. Naturellement, il fallait convertir les anciens indicatifs en nouveaux numéros – peut-être s’étaient-ils trompés. « Au fait, ne vous appuyez pas contre le dossier de cette chaise, vous risqueriez de vous retrouver par terre !
– Je m’inquiétais pour… Daphné », dit Paul, avançant sur son siège et revendiquant sa propre chaleureuse intimité avec la dame. « Personne ne semblait se soucier d’elle.
– Je suis certain que vous avez fait de votre mieux, dit Robin, un brin sur la réserve.
– Je n’ai vraiment pas fait grand-chose… La connaissez-vous depuis longtemps ? »
Robin le fixa et émit un grognement, à l’idée, sans doute, de l’effort que cela représenterait de tout expliquer, avant de répondre, enfin, très lentement : « La demi-sœur du deuxième mari de Daphné a épousé le frère aîné de mon père.
– Ah… ah !… bien… » Paul scruta le monde de l’autre côté de la vitre sale, l’étage du pub d’en face.
« Daphné est donc ma grand-tante par alliance.
– Précisément. Je suis ravi de vous avoir rencontré. Voyez-vous, je souhaiterais l’interviewer mais elle n’a pas répondu à un courrier que je lui ai adressé en novembre. Cela fait trois mois donc…
– Elle a été malade, comme vous devez le savoir. » Une fois de plus, Robin rentra le menton.
Paul fit une grimace. « Je craignais bien que ce soit la raison.
– Elle a cette dégénérescence maculaire.
– Ah, oui ?
– Elle n’y voit pratiquement plus rien. Et, comme vous le savez peut-être, elle a un emphysème.
– Est-ce que cela vient du fait qu’elle a beaucoup fumé dans sa vie ?
– Je crains que les deux en soient des séquelles, répondit Robin, poussant un soupir à l’intention de son cendrier.
– Va-t-elle mieux ?
– Je ne suis pas sûr que ce genre de maladie s’améliore jamais. »
Paul eut l’exécrable pressentiment qu’elle mourrait d’asphyxie avant qu’il ait eu l’occasion de l’interviewer. « J’ai été surpris de voir qu’elle fumait encore, après que Corinna… vous savez.
– Hum. » Robin laissa son regard s’attarder sur lui. « Vous connaissiez donc aussi Corinna.
– Oh, oui, plutôt bien », affirma Paul, notant, du coin de l’œil, pour ainsi dire, tout le bien qu’il pensait d’elle, maintenant qu’elle n’était plus là pour le démasquer et le diminuer ; elle était devenue un élément utile de son projet. « C’est par son intermédiaire que j’ai rencontré Daphné. J’ai travaillé pour Leslie Keeping pendant plusieurs années.
– Ah, vous étiez à la banque. Je vois. » Robin rangea son briquet et son paquet de cigarettes sur la table comme s’il s’était lancé dans un savant calcul. « Étiez-vous encore présent lors de la mort de Leslie ?
– Non, j’étais déjà parti.
– D’accord, d’accord.
– Mais j’en ai entendu parler, cela va de soi. » C’était l’événement le plus spectaculaire auquel Paul eût jamais été mêlé et, malgré son horreur, il y restait très attaché.
« Cela a beaucoup affecté Daphné, naturellement.
– Cela va sans dire… » Paul marqua une pause respectueuse. « La première fois que je les ai tous rencontrés, c’était en 1967. Mais je ne suis pas certain que Daphné s’en soit souvenue quand je l’ai revue plus tard.
– Sa mémoire est, il est vrai, quelque peu… disons… tactique. »
Paul rit bêtement. « Je comprends… Mais je me demandais… elle ne vit pas seule, n’est-ce pas ?
– Non, non… son fils Wilfrid, de son premier mariage… vous le connaissez ? Il vit avec elle.
– Je connais Wilfrid, oui. » Instantanément, Paul se remémora l’étrange danse amoureuse au Corn Hall de Foxleigh, la première et dernière fois qu’il l’avait rencontré. Il eut du mal à l’imaginer dans le rôle de garde-malade ou de gardien du palais. « Et son fils de son deuxième mariage ? » Robin agita énergiquement la tête, comme s’il avait été pris de frissons. « D’accord… » Paul rit. « Et les fils Keeping, ils ne la voient pas ?
– Oh, John est bien trop occupé, dit Robin, d’un ton ferme mais sans doute ironique. Et vous savez que Julian est devenu un marginal… (Il eut l’air perplexe d’un magistrat face à une déposition sur la foi d’autrui.) Wilfrid héritera du titre sous peu.
– Oui, bien sûr.
– Il deviendra le quatrième baronnet. » Ils se regardèrent tous deux d’un air pensif puis se mirent à rire, un peu gênés, comme à la suite d’un léger malentendu. Paul trouva qu’il y avait un certain sous-entendu sexuel à leur conversation, y compris dans la vitesse à laquelle ils avaient abordé le sujet au milieu des affaires courantes du bureau.
« Pour être franc », dit Robin, prenant une cigarette dans son paquet, tandis que Paul attendait, mal à l’aise, qu’il l’allume, inhale la fumée puis le scrute à nouveau de son regard bleu par-dessus la monture de ses lunettes, « je crois que Daphné a très mal pris votre article sur son livre dans le New Statesman… » Son air sembla témoigner qu’il partageait son avis. « Elle a eu l’impression que vous l’assassiniez.
– Mais pas du tout ! rétorqua Paul, l’air coupable bien qu’une pointe de fierté à l’idée d’avoir été tranchant adoucît légèrement le soudain sentiment d’avoir été maladroit et grossier. « Mon article avait été sévèrement coupé, je le lui ai dit.
– Sans nul doute.
– Le journal a coupé tout un tas de compliments que je lui adressais. » Se la remémorant dans le taxi pour Paddington, il l’entendit se plaindre de la méchanceté de certains critiques. Le fait d’avoir prétendu ne pas avoir lu son compte rendu lui sembla, à rebours, témoigner d’une courtoisie et d’une dignité insignes. Elle avait réussi à l’accuser et à l’excuser dans le même souffle. « C’était mon intention d’écrire une sorte de lettre de fan.
– Je ne suis pas certain que c’est l’impression donnée. Bien que vous n’ayez pas été le pire.
– Loin de là. » (Dans le Sunday Times, le verdict de Derek Messenger avait été : « Malheureux fantasmes d’une épouse rejetée. »)
Robin sirota son café et tira sur sa cigarette, comme s’il avait mesuré les regrets et évalué les possibilités. D’une manière indéfinissable, il était dans son élément et Paul devina qu’il avait de la chance de l’avoir rencontré : s’il pouvait se le mettre dans la poche, sans doute pourrait-il aussi s’attirer les bonnes grâces de Daphné. « Je dois dire que j’ai aimé le livre », avoua Robin avec un nouveau hochement d’une totale franchise.
« Moi aussi, je l’ai beaucoup aimé. Il y a bien sûr d’autres détails que j’aurais souhaité apprendre… », déclara Paul, en adressant un sourire presque entendu à Robin ; mais il lui demanda d’abord quelque chose d’anodin : « Qui était vraiment Basil Jacobs ?
– Oh, Basil (Robin parut agacé lui-même par cette question trop faible). Eh bien, Basil fut certainement le plus plaisant de ses maris, quoique, d’une certaine façon, il ait été aussi… aussi affligeant que les autres.
– Oh, mon Dieu ! Revel Ralph, affligeant aussi ? »
Robin tira sur sa cigarette comme s’il avait voulu se stabiliser. « Revel était impossible. »
Paul sourit. « Vraiment ? Vous ne pouvez pas l’avoir connu, tout de même…
– Eh bien… » Robin joua de cette flatterie. « Je suis né en 1919, donc faites le calcul.
– Hum, je vois ! » dit Paul sans que ce fût vraiment le cas. Robin suggérait-il avoir eu lui-même des liens avec Revel ? Ce dernier avait quarante et un ans quand il avait été tué, il devait donc être encore très actif, si l’on peut dire, et Paul imaginait aisément que Robin ait pu être un jeune soldat plutôt coquin – mais il lui était impossible d’en demander plus.
« Oh, mon Dieu, oui ! s’exclama Robin qui, soudain dégoûté par sa cigarette, l’écrasa et la plia sous son pouce dans le cendrier. Basil n’était pas indécrottable de la même manière, il était beaucoup plus conventionnel. J’imagine que Daphné a pensé qu’elle avait eu sa part d’artistes caractériels.
– Que faisait-il ?
– Homme d’affaires… il avait une usine où l’on fabriquait… j’ai oublié, des sortes de… lessiveuses, me semble-t-il.
– Bien.
– Quoi qu’il en soit, il a fait faillite. Il avait une fille d’un précédent mariage et ils sont venus vivre chez elle. Ce fut cauchemardesque, je crois.
– Ah, oui, Sue…
– Exactement, Sue. » Robin esquissa un sourire, sur ses gardes. « Vous semblez connaître quasiment toute la famille.
– Oh… Ils ne me sont pas vraiment utiles dans mes recherches sur Cecil. Mais il est bon de savoir qu’ils sont de mon côté. » Il s’était levé, souriant, comme pour partir, et c’est alors seulement qu’il demanda, avec un hochement de tête désolé : « Que pensez-vous qu’il se soit réellement passé entre Cecil et Daphné ? »
Robin lâcha un rire sec comme pour signifier qu’il y avait des limites. Paul savait qu’une information était comme un bien : les gens qui étaient en sa possession aimaient la protéger, accroître sa valeur à coups d’allusions et de rétention. Ensuite seulement, sans doute, pouvaient-ils poursuivre en goûtant à la douce sensation issue de l’amour-propre et de l’abandon quand ils racontaient ce qu’ils savaient. « Eh bien… », dit Robin, rougissant un peu, sous la pression de sa discrétion personnelle.
« Voudriez-vous prendre un verre un de ces soirs ? Je ne veux pas vous ennuyer avec ça aujourd’hui. » Paul songeait qu’une rencontre discrète, avec une vague saveur de rendez-vous amoureux, pourrait plaire à Robin. Il vit, car il faisait exactement pareil lui-même, ailleurs, la façon dont ses yeux se posaient pendant une fraction de seconde à chaque mouvement du regard vers le haut ou de biais sur la convergence des jambes de son jean noir. Mais Robin hésita, comme pour contourner un autre obstacle.
« Voyez-vous, je ne bois pas pendant le carême, répondit-il. Mais après… (suggérant qu’il buvait comme un trou pendant tout le reste de l’année liturgique). Ah, Jake… » Jake était de retour, debout derrière eux, avec dans le regard la lueur qu’on voit chez ceux qui pensent détecter un secret.
« J’espère que je n’interromps rien.
– Point du tout, répondit Robin d’un ton suave.
– Je vous passerai un coup de fil, si vous m’y autorisez, dit Paul. Après Pâques ! »
Jake emmena Paul enregistrer ses livres dans le système, un processus incompréhensible de fiches et de cartes tapées à la machine. « Je viens de parler au rédacteur, dit-il. Nous nous demandions si vous aimeriez couvrir cette nouveauté pour nous. » Il lui tendit une feuille de papier. « Ignorez le haut de la page. » Deux autres noms avec des points d’interrogation et des numéros de téléphone, lourdement griffonnés à l’encre sans doute pendant des coups de fil qui n’avaient manifestement rien donné. « Il vous faudra rester là-bas une nuit. Il s’agit de seulement sept cents mots pour la colonne “Commentaires”. » Difficile à ingurgiter : Balliol College, Oxford, une conférence, un dîner, le Warton Professor of English… Paul fut la proie d’un frisson de panique, qu’il fit évoluer en un rire voilé.
« Eh bien, si vous pensez que je peux faire l’affaire.
– Vous n’êtes pas un ancien de Balliol, au moins ?
– Oh que non ! » Paul frémit. « Absolument pas. Eh bien, merci… ah, je vois qu’il y aura une intervention de Dudley Valance.
– C’est en partie pour cela que je me suis dit que, peut-être… J’ignorais qu’il était encore en vie.
– Pas en bonne santé, je le crains.
– Vous devez le connaître…
– Seulement un peu… Linette et Dudley passent la plus grande partie de l’année en Espagne. » Paul ressentit à nouveau le picotement de l’étrange ; il vit là un signe secret, la réaffirmation du fait qu’il devait écrire son livre. Il y avait des moments dans la vie qu’on ne reconnaissait qu’au moment de les vivre, les moments décisifs, quand on s’apercevait que les décisions avaient déjà été prises pour nous.
Jake l’accompagna jusqu’à la porte du bureau, où ils bavardèrent quelque temps encore, mais ils durent s’écarter pour laisser passer un gros garçon en blue jean et T-shirt qui poussait un chariot chargé de balles serrées de journaux ; il en jeta un paquet sur le plancher, où les journaux produisirent un agréable son mat. « Lisez tout sur la grande affaire du moment ! », cria-t-il, observant leur réaction avec un curieux sourire cynique.
« Ah, tenez… voici », dit Jake, avec une vantardise charmante, pour amuser son hôte. Un ou deux autres employés se levèrent et s’agitèrent en quête de ciseaux, d’un couteau acéré, en ignorant le livreur qui repartit dans le couloir, arborant encore son maigre sourire. En un instant, le lien en plastique sauta et l’exemplaire du dessus fut arraché à la pile, retourné et offert à Paul avec un geste théâtral et désinvolte : « Pour vous ! » : le nouveau TLS, le TLS du vendredi, prêt le mercredi, « tout chaud sorti des presses », dit quelqu’un, goûtant sa réaction, même si le papier était frais, voire légèrement humide. On vérifia rapidement – Paul se joignit d’ailleurs à la vérification – que les photos étaient bien sorties, qu’une correction de dernière minute avait bien été intégrée, et une atmosphère de satisfaction professionnelle parut saturer l’air puis (dans la mesure où cet événement capital était une routine hebdomadaire) s’estomper presque aussitôt, tandis que les employés retournaient à leur bureau et se concentraient de nouveau sur des numéros à paraître dans des semaines voire des mois. Paul prit congé de Jake et sortit, envisageant quantité d’autres rencontres de ce type.
En remontant le morne couloir, il obliqua vers les toilettes des hommes. Il venait tout juste de déboutonner sa braguette lorsqu’il entendit la porte bâiller dans son dos et, un instant plus tard, un « Aha… ! » mi-content-mi-gêné. Il se retourna. Légèrement déconcertant, Robin Gray ne suivit pas l’étiquette mais vint s’installer à l’urinoir juste à côté du sien, ignorant les trois autres vides. Il émit un murmure comique et fronça les sourcils en gigotant quand il se mit à l’ouvrage, dans sa posture robuste, comme sur un bateau en pleine tempête, et il lança un coup d’œil franc, amical mais professionnel aussi, à la progression de Paul de l’autre côté de la séparation en porcelaine. Puis, regardant devant lui, Robin dit : « Vous aviez tout à fait raison, au fait, tout à l’heure.
– Ah… vraiment ? demanda Paul en le regardant de biais, un peu troublé. Quand ?
– À propos de Cecil Valance et des garçons. »
Ce fut au tour de Paul de lâcher un « Aha… ! Je m’en doutais ».
Robin rentra le menton et son air témoigna d’une discrétion lourdement connotée. « Pas maintenant, je pense. » Il lâcha un rire qui ressemblait à une quinte de toux. « Mais je crois que vous trouverez ça amusant. Je vous en parlerai lorsque nous nous reverrons. » Avec cette promesse rondelette, il remonta sa braguette et retourna à son bureau.
Paul descendit d’un pas léger le large escalier et arriva avec un grand sourire dans le hall du bâtiment du Times. Il avait dans sa sacoche Une amitié singulière et en lui le sentiment de quelque chose d’encore plus drôle – le premier signe d’un accueil favorable du monde littéraire ; les rideaux relevés pour lui, des portes entrouvertes sur des pièces à peine aperçues qui regorgeaient de bizarreries et de trésors paraissant presque normaux à leurs occupants. Dans le long hall d’entrée, tardivement éclairé d’une lumière d’après-midi, sur des tables basses entre des fauteuils en cuir, étaient étalés des exemplaires du Times du jour, du Sun et des trois suppléments du Times, preuve excitante de ce qui se passait à l’étage. Paul fit un signe au réceptionniste en uniforme lorsqu’il passa devant lui. La porte principale, à tambour, laissa passer un coursier en pantalon de cycliste et casque de moto, étiquettes rouges marquées URGENT sur un paquet qu’il avait à la main ; Paul arriva dans la rue, esquissa un sourire gracieusement affairé aux passants qui n’auraient jamais accès à ces arcanes. Il garda sous le bras, bien en évidence, son exemplaire du TLS du surlendemain. Il ne pensait pas que les gens dans la rue pussent en saisir toute l’importance mais, dans la salle de lecture nord de la British Library, il se dit que cela susciterait une bonne dose d’envie et maintes conjectures.