CHAPITRE 9

L’ALOUETTE EST ORPHELINE

POUR LE RAID DE ce soir, je fais partie de l’équipage de l’officier Anderson. Son mitrailleur, atteint du paludisme, a dû retourner en Angleterre. Depuis cinq jours, depuis notre atterrissage en catastrophe du 19 août, j’étais sans équipage. L’officier Anderson, accompagné d’un adjudant, est venu me rencontrer pour que je me joigne au sien. En fait, si je refuse, il ne pourra tout simplement pas partir en mission.

Mes coéquipiers Chuck et Joe sont à l’hôpital militaire d’Alger. On me dit que leur vie ne tient qu’à un fil. J’apprendrai plus tard que le pilote est mort. Je n’ai plus eu de nouvelles du second. Quant à moi, je n’ai, par miracle, aucune séquelle physique du crash. Je sens que je dois revenir à l’action le plus vite possible. Si je ne le fais pas, mes peurs risquent de prendre le dessus. Revoler au plus vite: c’est bien la seule façon de les combattre.

Mais depuis quelques jours, à la suite de l’écrasement, je réfléchis à mon sort comme volontaire dans l’aviation. Je sais désormais que des dangers beaucoup plus grands encore m’attendent. Mais que puis-je faire, sinon me résoudre à vivre mon destin sans hésiter? Je comprends, il me semble, la signification des mots «honneur, famille et patrie». Après tout, personne ne m’a forcé à aller à la guerre. Si au départ, je n’y voyais qu’aventures, je sais maintenant que ma participation représente une infime part dans les grands enjeux historiques qui se jouent en Afrique du Nord. Une infime part, mais une part tout de même.

J’ai le choix. Je ne suis pas coincé dans une souricière. Je peux refuser de continuer. L’idée de tout arrêter, de rentrer chez moi, effleure parfois mon esprit, mais le danger m’attire plus que tout. Les départs palpitants vers les cieux courroucés, les traversées de la Méditerranée dans un avion chargé de bombes et d’essence m’enivrent. Les efforts que feront nos ennemis pour nous abattre ne m’effraient pas au point d’abandonner. J’ai une envie téméraire d’affronter ces dangers.

Les autres membres de l’équipage me sont inconnus. Le fait que je remplace l’un des leurs est pour eux un mauvais présage. Je suis un étranger qui s’introduit dans une famille du ciel. Pour subjuguer leurs peurs, certains traînent des fétiches auxquels ils confient leur âme, d’autres s’en remettent à leur dieu pour assurer leur protection. Pour ma part, je pense à ma famille, à mon père, à Margot, à Madelon, à Clément, à Marcel, à Suzanne, à Monique, à Denis le benjamin et à Robert, mon frère aîné... Tout ce monde-là tourne en boucle dans ma tête. Mon frère Robert, volontaire lui aussi dans l’aviation canadienne, travaille comme administrateur à la base militaire Patricia Bay en Colombie-Britannique, soit à 8 000 kilomètres de la Tunisie...

À 22 heures, nous quittons l’aérodrome à bord de notre Wellington. L’avion est chargé à bloc. Destination: Capodichino, près de Naples. Le voyage durera six heures. À part des cumulus qui tentent de nous barrer la route au-dessus de la Méditerranée, le voyage est sans incident. Mais je reste aux aguets sans relâche puisque l’ennemi est forcément là, tapis dans les ténèbres... La vue du Vésuve à l’orée de Naples est étonnante. Je suis émerveillé à la vue du volcan, toujours actif et menaçant, qui sert de balise au navigateur pour mieux repérer notre cible. L’éruption du Vésuve, en l’an 79, a anéanti la ville de Pompéi et ses habitants. Désormais, ce sont nos bombes qui transforment en cendres le pays.

Les armées allemandes sont en fuite vers le nord de l’Italie. Elles résistent néanmoins férocement. Les forces alliées ont beaucoup de peine à les déloger de leurs positions.

Soudain, le tir des canons antiaériens se fait de plus en plus précis. Notre avion est violemment ébranlé. Nous ne sommes pas touchés, mais les obus passent très près. Parfois je vois apparaître dans l’ombre un autre bombardier qui suit pratiquement la même trajectoire que nous. La crainte d’une collision nous hante avec raison. À grande vitesse, dans les ténèbres, les 40 bombardiers se dirigent vers la même cible. Lorsque nous nous en rapprochons, nous sommes forcément de plus en plus près les uns des autres, mais sans nous voir, sans possibilité de contrôle. Les communications radio sont impossibles, étant donné le risque qu’elles représenteraient par ailleurs pour nous.

Les éclairs produits par les explosions des obus antiaériens et les faisceaux lumineux dirigés sur nous révèlent parfois l’ombre fuyante de l’un des nôtres. Les nerfs tendus à l’approche de la cible, nous gardons le silence, pendant que le viseur de lance-bombes donne des ordres au pilote afin de maintenir l’alignement sur la cible. Nous attendons les mots magiques, les mots qui sonnent le début de la fin, les mots qui vont nous libérer de notre mission: «BOMBS GONE!»

Soulagé de sa charge, l’avion fait comme toujours un bond vers l’espace, puis plonge vers la mer afin de prendre la direction du retour. Nuit après nuit, l’aventure se poursuit et la chance m’accompagne. Je n’appartiens plus à aucun équipage et je vais de l’un à l’autre. Je suis un Spare Tail-end Charley, une roue de secours. Je m’habitue à cette fonction de substitut.

Sous les coups, l’empire de Mussolini finit par s’écrouler. Le 3 septembre, l’Italie signe un armistice avec les Alliés. Mussolini est emprisonné dans les Abruzzes avant d’être assassiné. La Corse est à son tour libérée par le général Giraud de l’armée française d’Afrique. L’armée allemande occupe l’Italie et arrête les armées alliées au mont Cassino. La guerre n’est pas gagnée. Loin de là.

Au retour d’un raid sur Battibaglia, le 8 septembre 1943, à 15 000 pieds d’altitude, je suis témoin de la capitulation de la marine italienne. Celle-ci se rend à la Marine royale britannique qui escorte la flotte captive vers le port d’Alexandrie en Égypte. Tout a l’air si calme du haut des airs. Les rayons orangés du soleil s’étendent sur une mer lisse comme un miroir tandis que le jour se lève sur un horizon aux couleurs douces du Moyen-Orient. Le rêve insensé de Mussolini de devenir le César d’un nouvel Empire romain s’éteint. Tant de beauté me réjouit au point d’en avoir la larme à l’œil. Il n’y a pas que réjouissances dans ce spectacle; je sens aussi de la tristesse à assister à l’humiliation de la nation italienne, déshonorée pour avoir appuyé les chimères de son dictateur.

Tout le long de septembre et octobre, les raids continuent. Ils sont entrecoupés de quelques permissions. Je profite de celles-ci pour faire du tourisme en Tunisie. Depuis mon arrivée, je n’ai pas fait la moindre rencontre avec les filles du pays. Les Tunisiennes sont voilées. Nous ne devons en aucun temps leur adresser la parole. Mais beaucoup de familles françaises vivent dans les villes de Sousse, Tunis et Monastir. J’ai bien l’intention d’y faire des rencontres. Lorsque je m’ennuie, je pense encore à Wendy et à notre nuit d’amour sous les bombes à Londres.