CHAPITRE 12

RAYMOND BARRY ET MA LESSIVE

IL FAIT CHAUD, TRÈS chaud, toujours plus chaud. Le thermomètre franchit allègrement la barre des 35°C. Cela rend la vie difficile, voire impossible. Les tentes sont évidemment invivables. Nous ne trouvons qu’un peu d’ombre sous les ailes des bombardiers. Après le coucher du soleil, la température chute très rapidement et un air frais envahit le désert.

À l’occasion, un représentant du YMCA, responsable des divertissements, monte un cinéma en plein air. La bâche d’un gros camion sert d’écran pour la projection. Une génératrice fournit l’électricité nécessaire au projecteur. Comme plus de 500 hommes vivent sur la base, le cinéma est toujours populaire, quel que soit le film. Assis sur des bancs que nous avons fabriqués avec des caissons de bombes, nous attendons le coucher du soleil pour que le spectacle commence.

Les méchants sont adulés et les bons sont hués. Les films de cow-boys sont très appréciés, alors que les films d’amour font l’objet de blagues et de remarques grivoises. Nous y allons volontiers de commentaires osés. En fait, nous cachons par ces remarques l’ennui terrible qui nous tourmente.

Ce soir, nous irons donc au cinéma. À mesure que l’heure approche se profilent à l’horizon de plus en plus de silhouettes d’êtres humains qui ondulent dans les derniers soupirs du jour. L’une d’elles retient bientôt toute mon attention. Je connais cette démarche. Tout est possible pour l’imagination dans le désert. Mais je ne rêve pas. Et ce ne peut être un mirage: il n’y en a pas la nuit. Je connais cette démarche qui se distingue des autres et qui semble s’avancer droit vers moi. L’homme porte un sac sur son épaule. Et soudain, je sais qui c’est! Je crie!

Raymond, c’est toi?

Oui Gilles! Je t’ai rapporté ta lessive que tu avais laissée à Moreton-in-Marsh!

Je ne peux contenir mes larmes. De joie, je lui saute littéralement dans les bras. Il a vu mon message et a récupéré mes effets. Raymond demeure imperturbable devant mon comportement. Il connaît parfaitement le tempérament émotif des Boulanger: il est l’ami de ma sœur Madelon. Il attend que je me calme un peu avant de me narrer son histoire. Pas de cinéma ce soir! Nous irons à ma tente afin de parler!

Raymond se trouve en Tunisie depuis trois semaines avec l’escadrille 420, les Lyons de Hamilton. Son aérodrome est à 30 milles de chez nous. Quelle veine de nous retrouver ici dans les terres perdues de la Tunisie! Nous ne savons pas grand-chose de ce qui se passe dans nos familles. La poste est irrégulière et parfois le courrier n’arrive tout simplement jamais. Il est transporté par des navires marchands venant de l’Amérique, et ceux-ci sont souvent victimes des sous-marins allemands. Depuis plusieurs nuits, nos bombardiers ont les mêmes routes et les mêmes cibles. Étions-nous près l’un de l’autre en haut des airs? Qui sait? Raymond est beaucoup plus occupé que moi durant ces raids, puisqu’il est le numéro un, le navigateur. On ne peut pas se passer du navigateur. Pendant que j’observe le ciel pour repérer l’ennemi, le navigateur est à sa table de travail, sous le plancher du pilote, totalement dans le noir. Il n’a pas de hublot et ne peut voir les effets immédiats de nos bombardements. Parfois, il tire le rideau qui le sépare du viseur de lance-bombes et regarde par-dessus ses épaules. Le viseur de lance-bombes s’installe allongé dans le nez de l’appareil, prêt à larguer les bombes. Le navigateur ne voit rien, mais il permet en quelque sorte à l’avion de voir où il est. Curieux travail.

Je lis à Raymond une lettre que j’ai reçue de Robert, mon frère aîné, basé à Patricia Bay sur l’île de Vancouver. Les avions de Patricia Bay font la patrouille sur l’océan Pacifique, à la recherche de sous-marins japonais. Il m’écrit qu’il a une amie du nom de Margery Rice-Jones qui demeure à Victoria. Il est amoureux. Ça me fait chaud au cœur d’avoir de si bonnes nouvelles. De chez moi, je n’ai rien reçu d’autre depuis belle lurette. Revoir Raymond me fait d’autant plus plaisir.

J’effectue des raids sur l’aéroport de Naples, le port de mer de Tarento, les cours de triage de Marettimo, Battibaglia, Castel Nuovo, Eboli, Torre Annunziatta. Nous bombardons aussi Formia à plusieurs reprises. Des bombes, des bombes et des bombes.

Un jour, au retour d’un raid, un de nos avions Wellington s’égare au-dessus du désert. Nous partons à sa recherche. Le chef du groupe assigne aux cinq avions participants une portion d’une étendue de 2 500 milles carrés. Pendant des heures, l’équipage, les yeux rivés sur le sol, cherche l’avion dans cette vaste étendue de sable et poussière. Après cinq heures de vol, nous atterrissons pour faire le plein sur une base américaine du 79e groupe de la 12e Air Force commandée par le général Doolittle.

L’aérodrome est couvert de B-25 Mitchell Bomber, de Marauder et de chasseurs P-38 Lightning au fini aluminium. Ces avions paraissent ultramodernes en comparaison des nôtres. Les Américains n’en croient pas leurs yeux. Nos bombardiers sont recouverts de toile peinte avec des couleurs de camouflage. Ils sont mus par des hélices de bois et n’ont qu’un seul pilote à bord. C’est pour eux un équipage inconcevable. De plus, notre pilote n’a qu’un grade de sergent tandis que le navigateur est un officier... Voilà beaucoup de bizarreries, pour les Américains.

Nous mettons quelques minutes à expliquer qui nous sommes. Nous sommes des Français du Canada associés à la RCAF, et prêtés par la RAF à la US Air Force pour conduire des raids de nuit en Italie après avoir été entraînés en Angleterre. C’est compliqué, mais c’est comme ça! Quelques-uns d’entre eux ignorent tout à fait que le Canada possède une armée, une marine et une aviation. Ne sommes-nous pas voisins en Amérique?

Au mess, le choix de mets américains est tout simplement prodigieux. Et tout est disponible en quantité industrielle. Pain frais, jus de tomate, beurre, fromage, spaghetti et boulettes de viande, biscuits, Coca-Cola. Du café aussi, du vrai.

Un DC-3 spécial, que l’on surnomme The Ice Cream Wagon, vole d’aérodrome en aérodrome et distribue de la crème glacée aux Américains. Depuis mon arrivée en Tunisie, je n’ai pas encore bu un verre d’eau froide et voilà qu’en plein désert, les Américains m’offrent de la crème glacée! C’est renversant.

Nous retournons bredouilles à Sidi el Hani. À notre arrivée, on finit par apprendre que cet avion manquant n’est en fait pas des nôtres, mais plutôt un appareil de la RAF basé en Libye. Mais où est-il? Personne ne le sait.