ORDRE EST DONNÉ DE porter nos revolvers Smith & Wesson en tout temps. C’est le lieutenant-colonel Richer qui nous l’ordonne. La nuit dernière, deux Wellington sont entrés en collision au décollage à la base de l’escadrille 420. Dix aviateurs ont été tués. Du sabotage῀? Peut-être. On ne peut pas en tout cas expliquer cette tragédie. Je ne sens guère d’animosité de la part des Tunisiens à notre égard, mais chose certaine, certains d’entre eux ont collaboré avec les Allemands lors de l’occupation. Ici, les Français aussi sont de trop. Les habitants du pays ont espoir qu’un jour ils se libéreront de cet impérialisme venu de Paris. Par crainte de troubles intérieurs, la police militaire a augmenté la sécurité dans la périphérie de notre base. La cadence des bombardements n’est pas diminuée pour autant.
Des rumeurs courent que nos escadrilles seront rapatriées en Angleterre. Nous accueillons avec joie cette possibilité, mais aucun officier ne veut confirmer cette nouvelle. Qu’est-ce qui se prépare du côté de l’Angleterre῀?
En attendant, les raids se poursuivent. L’Italie, toujours et encore. Je suis convoqué pour me joindre à l’équipage du lieutenant d’aviation Anderson pour un raid sur Cerveteri, situé au nord de Rome. Nous transporterons 18 bombes de 250 livres chacune.
Avant le départ, le père Laplante bénit, confesse, réconforte et donne la communion. Je suis pour ma part tout à fait indifférent à ces gestes. Oui, je suis d’un pays catholique. Mais qu’est-ce que Dieu peut bien faire au milieu de tant de malheurs῀? Ce soir, j’irai bombarder près de Rome et de l’enclave du Vatican, pinacle d’où Sa Sainteté le pape Pie XII, représentant de saint Pierre, dirige la chrétienté universelle.
L’Allemagne et l’Italie sont des pays chrétiens. Nous jetons nos bombes sur des objectifs militaires, mais tout ce feu et ce fer lancés du ciel affectent aussi les habitants des villes. Le ceinturon des Allemands affirme que Dieu est avec eux῀! Tout le monde croit en Dieu et plus personne ne croit dans les hommes. Dans cette guerre fratricide, nous demandons en somme au même dieu des chrétiens de nous protéger les uns contre les autres alors que nous nous entretuons. Je trouve peu de réconfort dans cette situation religieuse, pour dire le moins. Comment le père Laplante peut-il résoudre ce dilemme῀? Y songe-t-il seulement῀? Mes pensées se tournent encore une fois vers ma famille. C’est bien tout ce qui arrive à me rassurer un peu. Il y aussi ma bonne étoile qui semble veiller sur moi.
Cette fois, nous volons trop loin des côtes italiennes pour être ennuyés par les chasseurs allemands. L’île de la Sardaigne apparaît à ma droite. De faibles lumières, ici et là, dévoilent sa présence dans la nuit. Cette lugubre tache sur la mer me donne la frousse. Un peu plus au nord se trouve la Corse, qui vient elle aussi d’être libérée de l’occupation allemande. Un autre pas vers la victoire, nous l’espérons tous. Le navigateur indique au pilote un nouveau cap. Direction῀: Cerveteri, un important centre de triage ferroviaire aux abords de Rome.
—῀῀Attention all crew῀! This is Andy῀! Stop relaxing῀! Be alert῀! The holiday cruise is over. It could be rough.
Personne n’en doute. Au briefing, le commandant a insisté sur le fait que les Allemands accordent à ce centre une importance stratégique considérable. Ils vont donc tout faire pour le défendre.
Nous sommes à 125 milles de Cerveteri. De ma tourelle, je vois maintenant à l’ouest les îles de la Corse et de la Sardaigne. Nous serons dans le feu de l’action dans 30 minutes.
—῀῀Crew῀! This is Andy. We have the coast in sight. Keep alert.
La tension monte. L’adrénaline se rue dans mes veines et estompe bien vite toute angoisse. Je me sens invulnérable. Je vérifie mes mitrailleuses et je tire une salve vers la mer. Je scrute le ciel, à gauche puis à droite, le balayant de mes Browning, le pouce sur la gâchette, prêt à tirer 6 000 balles à la minute sur l’ennemi.
—῀῀Crew this is it῀! Search lights are on. They know we are coming. Keep alert῀! Keep silent῀!
Nous ne serions plus rien déjà sans discipline. Notre pilote agit comme un grand patron. Nous devons être unis pendant quelques heures afin de réaliser notre mission et de revenir à notre base. Le succès de la mission et la préservation de nos vies exigent discipline, détermination et, forcément, un esprit de corps. Cet esprit n’est pas fondé sur une amitié quelconque, mais bien sur le désir primitif de survivre.
—῀῀Search lights ahead῀! They are waiting for us῀! de dire Andy.
Les projecteurs de la DCA dardent leurs rayons dans le ciel, à la recherche d’une proie. Des bombardiers ont déjà atteint la cible. Mes compagnons voient les obus éclater au-dessus de la ville.
Au-dessus de la mer, les canons antiaériens ne peuvent nous atteindre et les chasseurs allemands ne semblent pas au rendez-vous. L’attente du combat est pire que le combat lui-même. Nous sommes à une lieue du port de mer. Les obus explosent tout autour de nous, mais je ne les entends pas. Puis, des bruits anormaux me font sursauter῀: notre bombardier a été touché par des éclats d’obus.
—῀῀Andy῀! did you hear῀? We have been touched by flak῀!
—῀῀Yes῀! Gilles, we heard. Everyone is fine. My instruments all read OK. We are starting our bombing run now.
La tension monte encore. Ajuster notre course sur l’objectif exige un vol précis alors que notre bombardier progresse plutôt dans le noir, tant bien que mal, secoué par un feu constant de mines antiaériennes. Pendant tout ce temps, les projecteurs de la DCA balaient le ciel de leurs faisceaux qui, comme des bras impalpables, tentent de nous attraper. Nous continuons malgré tout notre course sans dévier. Durant d’interminables minutes, nous attendons que les mots magiques soient enfin prononcés῀: Bombs gone.
Lâchée en dernier, une bombe de phosphore, attachée à un parachute, éclate pour illuminer la scène du malheur. La nuit devient le jour. À 15 000 pieds d’altitude, je vois toute la ville et les cours de triage pendant que l’appareil photo, installé sous le ventre de l’avion, prend automatiquement de nombreux clichés.
Voilà. Tout est terminé. Tous en chœur, avec des voix tonitruantes, nous lançons le «῀let’s go home῀!῀» rituel. Comme si on avait gagné, comme si tout était réglé, comme si plus rien ne pouvait nous arriver.
Cap au sud pour la base de Sidi el Hani. Au-dessus de la mer la nuit est belle et calme. Les hélices tournent de concert dans l’air frais de la nuit. Les gros moteurs, libérés de 4 000 livres de bombes et de centaines de gallons d’essence, permettent maintenant à l’appareil d’avancer à 200 milles à l’heure.
À chaque retour de mission, je rêvasse. Je pense à la famille et m’imagine la vie de chacun. C’est le temps des vacances. Papa a dû amener Denis, Suzanne, Monique et Clément au lac Isidore, dans sa Buick, pour y faire un tour et pour pêcher à la mouche. Robert est à Patricia Bay. J’imagine Margot et Madelon à la maison. Je songe à Lorraine et à Gisèle, à mes compagnes d’enfance avec qui je rêvais d’amour. Nous étions si jeunes, si innocents, si tendres. Raymond Côté, Jean-Noël et Roger Paquet, mes cousins Hervé et Roger Boulanger, Léo Boulanger, Lucien Blais et les autres, que font-ils῀? Je suis à la guerre. Suis-je le seul à vivre cette guerre῀?
—῀῀Attention crew῀! Andy here. The port engine is heating up and we are losing fuel. Gilles and Mac, go to the fuel system῀!
Le moteur a dû être touché pendant que nous aspergions d’obus la ville de Cerveteri. Ce n’est pas de chance.
Sortir de ma tourelle en vitesse est pratiquement impossible. Je dois détacher mon harnais, aligner la tourelle sur le fuselage, ouvrir les minuscules portes et me glisser à l’intérieur de l’avion, tout en prenant bien soin de débrancher les écouteurs et l’oxygène.
À Moreton, au moment de l’entraînement, j’ai passé plusieurs heures, comme tout le monde, à étudier le système de distribution d’essence de nos Wellington. Le système n’est pas situé dans la cabine de pilotage, mais près de la poutre principale des ailes. C’est là que Mac et moi nous rendons. Après avoir branché nos écouteurs et l’oxygène, nous communiquons avec Andy.
Aucun autre avion n’a un système de distribution de carburant aussi bizarre. Sans savoir exactement ce que nous faisons, nous exécutons les ordres d’Andy. Nous devons couper le robinet no 2 et transférer de l’essence dans les réservoirs no 8 et no 10. Toute la manœuvre dure environ 15 minutes. Puis, soudainement, le bruit que fait l’avion change. Andy a coupé le moteur gauche. «῀OK῀! Gilles and Mac, return to your posts῀!῀»
Andy avise l’équipage que le moteur de gauche a chauffé en raison d’un manque d’huile causé par une rupture de tuyau. Le moteur de droite, au moins, ronronne sans faille. Nous avons canalisé l’essence vers les réservoirs du moteur de droite. Andy a eu le temps de mettre les pales de l’hélice en drapeau afin de l’empêcher de tourner et ainsi créer de la résistance. Tout n’est pas gagné pour autant.
—῀῀Our cruise speed is now down to 150 mph, and we are losing altitude at rate of 200 feet a minute῀!
À cette vitesse, nous ne pouvons plus maintenir notre altitude. Combien de temps pouvons-nous tenir en vol si nous poursuivons cette descente de 200 pieds par minute῀? Les calculs sont faits rapidement. Nous pourrons sans doute atteindre notre base avec un seul moteur dans une heure et quart. Au pis, nous serons au-dessus de la Tunisie dans une heure. On verra alors où nous en sommes...
Le calme revient. Le bruit a sensiblement diminué. Il y a tout de même la possibilité d’un amerrissage forcé durant la nuit. Sauter en parachute῀? Au-dessus de la mer, ce serait tout simplement un suicide. Notre seule chance de survie est de rester à bord, quoi qu’il advienne. Les minutes passent et nos peurs s’amenuisent. Le danger demeure pourtant, mais le seul fait de vivre avec lui depuis un moment nous laisse croire qu’il nous laissera vivre. Au moins, il est peu probable qu’un chasseur ennemi nous coure après, mais je dois tout de même rester vigilant.
Enfin la côte tunisienne, nous annonce Andy. L’horizon oriental semble vivant avec ses jaunes et ses oranges qui annoncent le jour nouveau. Nous y sommes parvenus῀! L’avion touche le sol sur les roues avant, rebondit, puis touche le sol à nouveau, un peu plus lourdement. La roue de queue roule enfin sur la piste poussiéreuse. La vitesse diminue lentement. Nous voilà à l’arrêt, enfin. Le moteur est coupé. Pendant un temps, mon corps meurtri de bruits et de vibrations accueille le silence qui entre en moi comme de l’air frais.
L’alouette, une autre fois, est revenue à son nid, les ailes intactes. Peut-on croire qu’à chaque vol elle risque de ne plus jamais revenir῀?