CHAPITRE 14

LES ÉTOILES

SITÔT LE SOLEIL COUCHÉ, la nuit s’accompagne d’un air doux qui court sur le sol chaud puis me caresse de sa fraîcheur sensuelle. La nuit nous offre le repos autant que les craintes du jour en condensé.

Je ne connais que l’étoile polaire, ce qui n’est pas fameux pour un petit-fils de marin. Un compagnon navigateur pour qui les constellations n’ont pas de secret guide ma curiosité pour le cosmos. Avec patience, Ian me fait découvrir le ciel et ses constellations.

L’étoile polaire est la balise de la voûte céleste! affirme-t-il.

Étendu sur une natte, enveloppé dans ma couverture militaire, le ciel africain brillant d’étoiles me semble si près que j’ai l’impression de n’avoir qu’à étendre le bras pour les cueillir du bout des doigts. Ian m’amène dans les méandres du cosmos, au pays d’Andromeda, de Pégase, d’Aquarius, des Pisces, de Virgo, d’Orion et d’Ursa qui partagent la voûte céleste avec tant d’autres. De l’astronomie nous glissons à l’astrologie.

What is your astrological sign? me demande Ian.

I was born on the third of June 1922.

Then you are a Gemini! Let us find your constellation.

Après quelques minutes de recherche, là, à l’ouest, tout près de l’horizon, il pointe la constellation des Gémeaux.

Does castor mean beaver in French? me demande-t-il.

Yes, Ian, castor is beaver. Why do you ask?

Well, Gilles, you are in luck! You see the bright star in the constellation? Meet Castor the beaver, Pollux’s twin star.

J’ai plutôt peine à comprendre et à croire ce qu’il me raconte. La fatigue rend le rire plus facile. En chantant et hurlant des mots inventés à Castor, nous dansons des danses indiennes de notre cru. Les fous rires nous tiennent éveillés jusqu’à l’épuisement complet.

You are crazy! me dit Ian en s’éloignant. I am going to my tent.

Seul, agenouillé dans le sable, je reprends mon souffle. Le regard fixé sur mon étoile, je ne peux retenir mes larmes. Je regarderai désormais souvent les étoiles dans ma vie. Soldat, pour tuer l’ennui, je m’étends sur ma natte près de ma tente, les yeux au firmament. Mes pensées tournent alors à la rêverie.

J’en ai plus que marre de ce désert. J’en ai marre de tout le pays. Me manquent ces gens ordinaires qui font la vie de tous les jours. Et les filles, les plaisirs, tout ce que j’ai laissé en Angleterre! Je m’ennuie de Wendy.

À l’occasion, je vais à Kairouan visiter les souks. La bouffe tunisienne est bonne, mais rare. Le pays a été ravagé durant les combats. Il manque de nourriture. Heureusement la péninsule du cap Bon regorge de fruits et de légumes. Les musulmans ne mangent pas de porc. L’agneau est le mets principal. La viande de dromadaire est délicieuse, paraît-il, mais je n’en ai pas mangé.

De temps à autre, je reçois des lettres de Papa, de mes frères et de mes sœurs, lettres qui ont pris des mois à me parvenir. Raymond Côté, mon ami d’enfance, m’écrit. Il apprend le métier de bijoutier de son père Ernest. Je ne l’envie pas. Il me dit que les gens chez nous se plaignent du rationnement d’essence. Montmagny est loin de la guerre et de la réalité des Tunisiens. Somme toute, je suis bien content d’être parti à l’aventure.

Leurs lettres me font comprendre que je vis une grande aventure, et que si elle est périlleuse parfois, je n’échangerais pas ma vie pour la leur, qui me semble ennuyante à force d’être sans dangers. Les lettres de Suzanne et de Monique, mes jeunes sœurs, sont comme des contes d’enfants. Celles de Margot et de Madelon sont plus sages. Elles s’inquiètent de moi. Qu’est-ce que je peux leur raconter? Je ne peux rien écrire sur les opérations militaires, pas même leur dire où je suis, la censure l’interdit. Mes réponses à leurs lettres sont forcément sans intérêt. La guerre, c’est tout ce que je vis, c’est toute ma vie, et je n’ai pas le droit d’en parler!

Les raids de nuit continuent. Je fais des allers-retours au-dessus de la Méditerranée pour bombarder les villes de Formia, Tarento, Torre et Annunziatta. Bien d’autres villes aussi sont frappées par le feu du ciel. Au retour d’un vol sur Formia le 4 octobre 1943, lorsque nous descendons de l’avion, les mécaniciens se ruent vers nous afin de nous annoncer le retour en Angleterre des trois escadrilles canadiennes. Fini la Tunisie! L’alouette est folle de joie à la pensée de revoir enfin la fière Albion et les White Cliffs of Dover.