CHAPITRE 16

AU ROYAUME-UNI

QUEL BONHEUR D’ÊTRE englouti à nouveau dans le tourbillon de tous ces gens affairés qui se hâtent vers leur destin à pied, en taxi, en autobus ou en tramway. Les bruits de la circulation, quel plaisir! La pluie fine et une journée grise n’affectent pas ma bonne humeur. Aujourd’hui, la vue de visages de femmes souriantes, d’enfants bruyants dans leur costume d’écolier, de marins, de soldats, d’aviateurs et de civils plus pressés les uns que les autres m’est un véritable plaisir.

Un taxi me dépose à la gare. Je m’adresse au comptoir de services pour les militaires itinérants et, en un rien de temps, la préposée me remet mes billets pour le long voyage jusqu’à Ripon, dans le Yorkshire, via Manchester, Leeds et York. Les gares sont bondées. À la périphérie de ces grandes villes, les trains ralentissent et se faufilent comme par miracle sur des voies bien à eux, à travers des milles de rails et de wagons. Me reviennent alors à la mémoire les cours de triage que nous avons bombardées en Italie et qui devaient être tout à fait semblables à celles-ci. Que de dégâts avons-nous pu causer en cette seule nuit du 17 septembre lors du raid sur Cerveteri, au nord de Rome...

Arrivé trop tard à Ripon pour pouvoir continuer, je passe la nuit à l’hôtel. Je prends l’autobus pour Tholthorpe après un petit déjeuner anglais. Sur le bas-côté gauche de la route, puisqu’ici on roule à gauche à l’inverse de notre usage en Amérique, l’autobus à deux étages fait de nombreux arrêts pour prendre ou déposer les gens du pays. Nous voyons défiler fermes et villages qui, en ce jour de pluie, sont si sombres que je commence peu à peu à regretter le soleil de l’Afrique.

Le village de Tholthorpe comporte un étang de 100 pieds de diamètre, quelques canards, un pub et cinq maisons. Voilà Tholthorpe. Après quelques pas, je demande à un passant la direction pour me rendre à la base aérienne. Il pointe le pont et, avec un accent incompréhensible, m’indique le chemin. Après 10 minutes de marche, j’aperçois une baraque militaire. Mes papiers vérifiés, un policier de la RAF m’avise qu’il n’y a pas d’avions ici et que la station n’est tout simplement pas active! Je demande à parler à l’adjudant de l’escadrille 425. Pas là, mon adjudant. On me pointe l’horizon. On me dit qu’un peu plus loin, là-bas, je trouverai sûrement des bureaux administratifs.

Tout cette affaire me semble très étrange. Me voilà au beau milieu de champs où des fermiers besognent, mais il n’y a pas ici le moindre signe d’une base aérienne. Arrivé enfin à la baraque, je trouve l’adjudant du 425.

Je suis le capitaine d’aviation Saint-Amour, adjudant du 425.

Le saluant, je lui réponds:

Monsieur, sergent Gilles Boulanger, mitrailleur du 425 de retour de Tunisie. À vos ordres.

Après une longue conversation – et une tasse de thé –, l’adjudant me dit qu’il va me loger dans le dispersal no 4 et que je suis libre de mon temps jusqu’à l’arrivée des escadrilles, c’est-à-dire dans six semaines! Je lui présente mon carnet de paye et lui dis que je n’ai tout simplement plus d’argent.

Le paie-maître est ici et vous êtes son seul client.

À vrai dire, je suis en effet bien seul ici. Le dispersal no 4 consiste en cinq Nissen huts d’acier et tout autant de huttes pour les douches et les toilettes, et j’y suis le seul et unique résidant. Pour six semaines! Tout un changement par rapport à l’Afrique.

Il ne se passe pas un jour depuis mon départ d’Alger sans que je pense à Wendy. Au village, au bord de l’étang, j’utilise le téléphone de la boîte téléphonique écarlate. Ces boîtes téléphoniques ressemblent à des abris de sentinelles. Je téléphone chez sa mère qui me dit que Wendy est maintenant à Perth, en Écosse. Je note le numéro de téléphone. Après plusieurs essais et attentes, j’entends enfin sa voix.

Hello Wendy, this is Gill!

Who is this?

Gill, the Frenchman from Canada.

Elle se met à rire.

When did you come back?

J’explique. Une semaine de mer. La Tunisie. Le sable. La chaleur. Le retour, seul. Je lui dis que les aviateurs reviennent parfois...

Wendy, can I come up and see you in Perth?

Elle hésite longuement puis me dit qu’elle est fiancée à un lieutenant de la Marine royale, un sous-marinier.

I will be married next month...

Ah! Tout le scénario que j’avais échafaudé plus ou moins clairement dans mon esprit s’écroule d’un seul coup avec fracas. Durant ces longs mois en Tunisie, Wendy avait hanté mes désirs les plus voluptueux et les plus fous. Tout n’a été que chimères, bien sûr. Balbutiant des adieux et des bons vœux, je raccroche le combiné, tout penaud.

Assis près de l’étang, tout à fait insensible aux coin-coin des canards en quête de nourriture, je reprends doucement mes esprits. Il n’y avait eu qu’une nuit d’intimité à Londres, après tout. Il n’y avait donc aucune raison pour qu’elle m’attende. Suis-je bête! Elle avait déjà perdu Raymond, son amant, dans un accident d’avion. Pourquoi m’aurait-elle attendu? Notre nuit d’amour sous les bombes à Londres avait été une expérience sensuelle grisante mais sans lendemain. Voilà tout.

En Angleterre, tous les jeunes sont à la guerre. L’Empire, dit-on, doit être sauvé! Tous les citoyens anglais font des efforts incroyables pour gagner cette guerre. Chacun sait pourtant que la victoire n’est pas pour demain. Les pertes de vies sont énormes et incertaines les chances de simplement en sortir vivant. Quant à savoir si nous allons vraiment gagner comme nous le croyons... Wendy sait tout cela, comme tout le monde. Elle veut survivre. Il lui faut un compagnon, un mari. Le fait que son fiancé soit par ailleurs officier dans la marine est pour elle un gage de prestige social important dans une société anglaise très hiérarchisée. La Marine royale veille sur l’Empire et protège son droit d’aînesse avec force contre le prestige récent de l’armée de terre et de la Royal Air Force.

Tout de même bien dépité, je retourne à ma chambre. Encore quatre semaines à attendre mon escadrille. Quatre semaines! J’aurais aimé partir cette nuit même pour un raid et éloigner ainsi mon désarroi. Je me sens seul, très seul, tout à fait perdu dans les champs du Yorkshire. La nuit venue, j’entends le vrombissement lugubre des moteurs de nos avions. Je scrute le ciel afin de voir ces centaines de bombardiers en route pour porter la consternation et la destruction sur l’Allemagne. Ces engins charrient la mort avec eux. Je le sais mieux que quiconque.

Impossible de tenir aussi longtemps sans rien faire. Ce matin, je pars pour Londres. Je n’ai pas d’autorisation à demander, après tout. Alors je me sers de ma passe des chemins de fer. Le paie-maître m’a remis les sommes d’argent qui m’étaient dues depuis mon retour de Tunisie. J’ai ce qu’il faut pour me lancer dans les rues de Londres! Dans quelques heures, Londres est à moi.

Wendy m’avait montré comment utiliser les transports en commun dans la capitale. En un rien de temps, j’arrive au Maple Leaf Hotel, situé dans l’arrondissement de Kensington. La ville de Londres, je le constate, se défend fort bien des bombes lâchées par la Luftwaffe. Les journaux de la capitale font grand état des rencontres de Churchill et Roosevelt avec Tchang Kaï-chek au Caire, puis avec Staline à Téhéran, afin de décider des grands enjeux. En cette fin de novembre 1943, nous osons de plus en plus croire que nous gagnerons la guerre... Mais personne n’ose en prédire la fin prochaine.