CHAPITRE 21

L’ALOUETTE SE DÉFEND

LORS DE VOLS D’ENTRAÎNEMENT durant le jour, j’ai observé le territoire qu’occupe la base dans ce petit comté du Yorkshire. Les sentiers de bitume reliant les alvéoles, les hangars et les baraques de l’administration sont les voies pour accéder aux 40 bombardiers. Pareils aux fils d’une toile d’araignée qui s’entrecroisent, ils semblent le tissu qui soutient l’unique piste d’envol au cœur de cette toile.

Le père Laplante fait sa tournée de prières, de confessions et de bénédictions auprès des membres de l’équipage. Il est accompagné d’un pasteur protestant. Je n’ai rien à confesser à Dieu.

Le pilote signale que le temps est venu de prendre nos postes. Le mitrailleur supérieur et moi entrons par la trappe arrière et je me dirige vers la queue par un corridor qui se rétrécit à mesure que j’avance. À ma droite se trouvent les caissons de balles .303 qui me barrent quasiment la route. Les dévidoirs des balles suivent la paroi du fuselage et plongent sous la tourelle pour alimenter les Browning. J’ouvre les portes coulissantes de ma tourelle. Après avoir déposé mon parachute sur le support à cet effet, pieds en premier, je hisse et glisse mon corps vers le siège, je baisse la tête et entre dans la tourelle. J’attache ma ceinture de sécurité et connecte mon oxygène. Viennent ensuite le micro et le rhéostat qui contrôle l’intensité de la chaleur de mon habit de vol.

Skipper, ici Gilles.

Oui Gilles, communication 5 sur 5. Vérifie ton matériel et avise-moi une fois terminé.

Roger.

Avec une tige d’acier, je charge les culasses des mitrailleuses et je remets l’outil dans son étui. Avec ma main droite, j’actionne une manivelle qui fait tourner la tourelle à bâbord, puis à tribord.

Skipper, ici Gilles, vérification terminée.

Roger and out, de dire Yvon.

Mes écouteurs bourdonnent des échanges entre l’ingénieur mécanicien et le pilote. J’entends le bruit sourd du premier moteur lancé, suivi rapidement par les trois autres. Ils ronronnent allègrement. Une fumée d’huile, opaque et lourde, s’introduit par maints orifices dans ma tourelle. Je sens par les vibrations des quatre moteurs Hercule toute la puissance du bombardier qui s’éveille. Le géant n’a plus sommeil.

Pendant 20 minutes, les membres de l’équipage passent au peigne fin les listes de vérification. Les moteurs exigent la plus grande attention. Si un problème majeur est détecté, nous serons cloués au sol.

Afin que l’ennemi ne puisse nous repérer, le silence radiophonique est de rigueur. La puissance des moteurs est accrue et lentement le bombardier quitte son aire de repos, chargé à bloc d’essence et de bombes. Avec agilité, le pilote se sert des moteurs, donnant de la puissance tantôt à gauche, tantôt à droite pour guider le monstre sur l’étroite bande de bitume qui nous conduit à la piste. Un geste malheureux et notre avion s’embourberait dans la terre vaseuse qui borde la piste.

Bientôt, des dizaines de bombardiers sont alignés à la queue leu leu sur les pistes d’accès, prêts pour le départ. Notre bombardier s’avance avec bruits et grognements lourds comme une truie prête à mettre bas. Le contrôleur pointe son feu vert sur l’avion et nous prenons place au bout de la piste. Le pilote fait un dernier appel à l’équipage et met les gaz à fond.

Le bombardier chargé de six tonnes de bombes et plein de carburant est lui-même une bombe. Une maladresse, un incident mécanique et sa colère se retournerait contre lui. À la vitesse d’une tortue, il roule sa masse sur son train d’atterrissage surchargé et après d’éternelles secondes, l’arrière du fuselage quitte le sol en soulevant ma tourelle. Les moteurs rugissant de plus belle, la vitesse de l’air s’accélère sous les grandes ailes et notre Halifax, défiant la gravité, s’envole lourdement dans la nuit.

Le navigateur nous dirige vers une position magnétique au-dessus de la mer du Nord. L’avion traverse plusieurs couches de nuages et termine son ascension à 23 000 pieds d’altitude sous le regard des étoiles. À la vue des avions sortis des nuages, ma peur des collisions diminue. La fin du jour trace l’horizon d’un fin ruban de clarté. Elle change en ombres chinoises les Lancaster et les Halifax qui dévorent la distance nous séparant de Brême.

Sitôt alertés, les chasseurs de la Luftwaffe partiront de bases en Hollande et en Belgique pour venir à notre rencontre. Pour garder secrète notre cible, nous changeons de cap toutes les heures. Cette manœuvre a aussi pour but d’épuiser les réserves de carburant des avions ennemis, les forçant ainsi à retourner à leur aérodrome respectif pour faire le plein.

La masse informe des bombardiers a maintenant été repérée par les radars et tous les moyens seront mis en œuvre pour les arrêter. D’abord, les chasseurs dirigés par les radars monteront à notre altitude pendant que nous sommes au-dessus de la mer. Ceux-ci se mettront en position pour nous tirer dessus avec leurs canons. Les bimoteurs Junker 88 sont les plus redoutés.

Nous sommes plus vulnérables si nous quittons la volée ou nous en éloignons. Celle-ci est formée de 500 bombardiers en vagues de 100 avions, 20 milles séparant la première vague de la dernière.

Je vois des balles traçantes parcourir la nuit, signe que des chasseurs attaquent les bombardiers. Soudainement, à bâbord, une immense explosion. Un bombardier a dû être touché en plein dans la soute aux bombes. Je rapporte l’incident au navigateur qui inscrit dans son livre de bord l’heure et la position de l’impact.

L’adrénaline m’envahit et je lance des invectives insensées entendues de moi seul. C’est de la folie, car je ne suis pas à armes égales. Le bombardier doit absolument éviter le combat, ne pas attirer l’attention et se cacher dans les nuages. Nous approchons de la côte hollandaise et le pilote rapporte que droit devant nous, à quelques milles seulement, des faisceaux de lumière balaient le ciel sans arrêt. La chasse commence.

Attention crew! this is it, we are getting some flak!

En un rien de temps, tout change. La turbulence causée par les bombes qui explosent près de nous ballotte notre avion comme un jouet. Puis un objet inconnu frappe le fuselage et ma tourelle. Je mets quelques secondes à réaliser que ce sont des éclats des bombes qui nous sont destinées. Des faisceaux illuminent le ciel et tentent de nous empoigner.

Skipper! des faisceaux de lumière nous ont repérés! Je suis aveuglé par l’intensité des rayons.

Skipper! Start evasive actions to the left. Corkscrew! Corkscrew!

À cet instant, Yvon, le pilote, fait plonger l’appareil vers le sol, virant à gauche puis à droite dans le but de nous dégager de ces faisceaux qui convergent sur nous. Les manœuvres sont violentes. Selon la tactique, nous volons à une vitesse vertigineuse, en plongeant sur les phares afin de leur échapper par des manœuvres rapides, de gauche à droite. Par la suite, nous reprenons l’altitude perdue pour rejoindre le groupe.

Je suis en état de tension extrême. C’est comme si l’adrénaline ne suffisait plus pour me contenir. Après un moment, j’arrive à me resaisir. Le bruit des moteurs n’a pas changé. Le pilote fait l’appel de l’équipage et, bien qu’ébranlés, mes compagnons ne sont pas blessés.

Skipper! change de cap pour 270°. Nous serons à Brême dans une heure, de dire le navigateur.

Pourrons-nous y arriver? De ma tourelle, je vois des avions qui tentent désespérément de fuir les phares. Tout près de nous, un Lancaster pris dans un cône de lumière plonge en spirale afin de leur échapper. Il disparaît de ma vue. Sans cesse je scrute le ciel, le pouce sur la gâchette de mes mitrailleuses, prêt à les actionner toutes.

En un clin d’œil, l’ombre fuyante d’un chasseur passe à angle droit près de ma tourelle. Il doit avoir une cible plus facile en vue. Tout se passe si vite que je n’ai pas le temps d’en aviser l’équipage. Nous volons au-dessus d’une zone industrielle très défendue. Puis les faisceaux de lumière disparaissent, signe que les chasseurs prendront la relève des canons.

Ce raid ne ressemble en rien à ceux que nous avons faits en Italie. Là-bas, en traversant la Méditerranée, nous avions quelque répit. Ici, dans le ciel allemand, nous sommes constamment aux aguets.

Crew! I see Bremen a few miles away. It is easy to find. It is burning furiously.

Plusieurs bombardiers ont atteint la ville et déversé leurs bombes incendiaires. Des centaines de faisceaux de lumière éclairent de nouveau le parcours. Une bataille terrible fait rage dans le ciel, bataille étrange, car nous, nous n’entendons que le bruit de nos moteurs. Les feux de la ville projettent une lueur rouge orange dans le ciel et éclairent les bombardiers volant sous notre appareil. Les explosions de bombes antiaériennes nous secouent. Des avions en feu perdent de l’altitude et disparaissent de ma vue.

Skipper, open bomb doors! demande le viseur de lance-bombes.

Les portes sous le fuselage s’ouvrent. Il active le bouton de lancement.

Steady... steady. Bombs gone, de dire le viseur de lance-bombes.

Le Halifax, libéré de son énorme charge, fait un bond vers le haut de plusieurs centaines de pieds. Les portes des soutes sont refermées. La fusée éclairante s’échappe de l’avion, s’allume, et la caméra sous le fuselage prend une photo de la ville en flammes. Je ne peux m’empêcher de regarder vers le sol. Nos bombes culbutent sur elles-mêmes pour aller rejoindre les milliers d’autres qui torturent la ville. Pendant une demi-heure, les vagues d’avions déferlent sur Brême.

Il est impossible de quitter rapidement cet enfer. Nous appartenons à une meute que nous ne pouvons pas laisser. Le cap doit être maintenu. En périphérie de la ville, nous entamons un long cercle vers le sud, puis nous mettons le cap vers la Belgique.

Nous sommes des centaines de milles à l’intérieur du territoire ennemi. L’avion délivré de ses bombes et d’une grande quantité de carburant, notre vitesse de croisière augmente. Échapperons-nous pour autant aux dangers?