CHAPITRE 22

L’ALOUETTE A PEUR

À230 MILLES À L’HEURE, l’avion s’éloigne de la tempête de feu qui fait rage dans la ville de Brême. Seuls les mitrailleurs voient les flammes lancer des nuages de fumée colorée qui montent jusqu’à notre altitude. Un instant, je suis séduit par l’infernale beauté.

Le skipper me ramène à la réalité:

Crew! this is the Skipper! Keep alert!

Des bombardiers endommagés perdent de l’altitude et, dans un ultime effort pour se rendre en Angleterre, quittent la volée. En échange d’une perte d’altitude, ils gagneront de la vitesse leur permettant d’atteindre peut-être les côtes anglaises.

Nous traversons la Hollande vers la Manche. Anxieux, je reste aux aguets, activant ma tourelle de droite et de gauche, balayant le ciel de mes mitrailleuses. Nous volons à quelques centaines de pieds au-dessus des nuages et à la moindre alerte, nous y plongerons.

Les heures passent sans incident et je relaxe quelque peu. Soudainement à ma gauche, je vois une ombre émerger des nuages. Je reconnais la silhouette d’un Junker 88. J’appuie sur la gâchette, mes mitrailleuses crachent leurs balles et je crie:

Skipper! Dive! Dive!

En un instant, nous nous retrouvons dans une obscurité totale. Le radar allemand avait conduit le chasseur à 500 pieds de nous. Au bout de 20 minutes, le pilote remonte au-dessus de la couche de nuages. Le chasseur n’est plus à nos trousses. Nous rasons le sommet des nuages et la vitesse est enivrante.

Crew! this is the Skipper! Nous sommes au-dessus de la Manche.

La tension diminue à la seule pensée que nous serons bientôt en territoire anglais. Le skipper nous rappelle constamment de demeurer vigilants. À chaque silence un peu trop prolongé, nous entendons le même refrain:

Crew! stay alert!

Le black-out couvre le royaume. Une balise de grande intensité lumineuse révèle en code morse la position de notre base cachée dans la nuit. Cette balise, ce petit point de lumière nous appelle, nous invite à rentrer à la maison. À sa vue, nos cœurs bondissent de joie.

Skipper to the crew, I have our coded flashing beacon in view.

Nous amorçons la descente et nous approchons la base à 8 000 pieds d’altitude.

Base, this is Halifax LW147 approaching for landing.

Halifax LW, this is Base.

Descend to 6 000. You are no 12. Wait for further orders.

Base, Halifax LW147. Roger.

Les échanges entre le pilote et les contrôleurs sont brefs et précis. Nous ne pourrons voir la piste qu’à 3 000 pieds d’altitude, lorsque nous serons alignés sur elle.

Les roues et les volets s’abaissent. La vitesse diminue. L’avion touche le sol et roule sur ses roues avant. Lentement, la roue arrière touche le sol à son tour. Le Halifax, à vide, roule légèrement sur la piste bordée de lampes à l’huile. Puis, à la toute fin, il dégage la piste et suit une jeep qui l’escorte jusqu’à son alvéole.

Les moteurs coupés, les bruits et les vibrations cessent. J’ai envie de vomir. Je suis étourdi, les moteurs bourdonnent encore dans mes oreilles dans un silence insupportable. J’ai peine à quitter la tourelle. Depuis plus de six heures que je suis enfermé, mes muscles sont endoloris. Je me rends péniblement vers la sortie. Je suis épuisé. Mes pas sont incertains.

L’air frais et les odeurs des champs du Yorkshire me surprennent. Il y a quelques minutes à peine, nous étions dans un enfer de feu et de bruit. Soudainement, nous sommes entourés de silence et de paix. La sensation est indescriptible et irréelle.

Un camion nous conduit à la salle du rapport de vol. En attendant, fumer une cigarette calme mes nerfs. Arrivés au centre, nous déposons notre équipement de vol et nous allons libérer nos vessies. Les WAAF nous servent un café au rhum. Lentement les langues se délient et il se forme un brouhaha de voix chargées d’émotions et de rires nerveux.

Assis autour d’une table, nous racontons notre voyage à l’agent des services secrets. Le navigateur a inscrit dans le livre de bord les incidents. Le Junker 88 sortant des nuages comme d’une boîte à surprise l’intrigue. Après 20 minutes d’échanges, nous quittons la table pour le mess et le déjeuner.

L’odeur des œufs et du bacon frits ouvre nos appétits endormis. Les conversations vont bon train. Nous sommes surpris d’être vivants, mais n’osons pas en parler. Le jour se lève gris comme il s’était couché. Je retourne à ma Nissen hut avec mes compagnons. Je regagne mon lit. Les oiseaux chantent le jour. Au loin, un fermier s’affaire sur son tracteur aux tâches journalières. Comment pourrais-je lui raconter mes six heures d’effroi?