CHAPITRE 23

L’ALOUETTE ET LE ROI GEORGE VI

SUITE À UNE NOTE laissée dans mon casier, je me présente au bureau de l’adjudant Saint-Amour que nous appelons affectueusement «le Saint».

Gilles, tu dois te rendre dès aujourd’hui à Allerton Park, au quartier général du groupe no 6 du Bomber Command.

Sait-il pourquoi? Est-il arrivé un malheur dans la famille? Serais-je transféré à une autre escadrille? Il n’en a aucune idée.

Les transferts sont fréquents entre les escadrilles et le quartier général. Quelques heures plus tard, papiers en main, je me présente à la guérite de la Royal Air Force Police.

Sergeant Boulanger, go to office no 24 and check with the adjudant’s office.

L’adjudant m’annonce que j’aurai une entrevue avec le commodore de l’air McEwen dans 10 minutes. Je suis stupéfait!

Qu’ai-je fait pour être convoqué par le grand patron du groupe no 6? N’étant qu’un petit sergent mitrailleur, à ma connaissance, je n’ai rien fait pour attirer l’attention de mes supérieurs!

J’ai vu de loin ce commodore lors de départs des Halifax pour les raids. Le commodore McEwen, que nous avons baptisé du sobriquet de Black Mike, a les cheveux noirs et un regard perçant. C’est un aviateur chevronné et qui digère mal les incompétents, à ce que l’on dit.

Les fesses serrées, mais d’un pas militaire sûr, je me place devant son bureau et le salue d’une voix ferme, main sur le front.

Sir, Sergeant Boulanger reporting.

At ease, Sergeant, sit down please.

J’enlève mon képi, je prends la position de repos et je m’assois. Je vois le commodore feuilleter un dossier avec attention.

Sergent Boulanger, vous avez servi en Afrique du Nord avec le 425. Je vois dans votre dossier que vous avez 18 raids à votre crédit comme mitrailleur arrière.

Oui monsieur, et j’y suis habitué maintenant.

Vous êtes natif de Montmagny. Vous écrivez à votre famille?

Oui monsieur. J’ai quatre frères et quatre sœurs. Mon frère Robert est aussi dans la RCAF, à Patricia Bay sur l’île de Vancouver, dans l’administration.

Sergent Boulanger, je vous ai convoqué pour vous annoncer que le roi George VI vous décerne le grade d’officier dans la RCAF avec le rang de sous-lieutenant d’aviation. Je me fais un devoir de rencontrer mes officiers. Je vous félicite.

Pendant un moment, je reste immobile sur ma chaise, puis avec vigueur, je me lève, je remets mon képi et salue mon supérieur. Il me serre la main et me souhaite bonne chance.

Je n’ai qu’une envie, c’est de sortir de son bureau et reprendre mes sens. Il ne m’était jamais venu à l’idée qu’un tel honneur pourrait m’être accordé. J’ai peine à contenir ma joie. De retour à Tholthorpe, l’adjudant me remet une enveloppe et puis me conduit au bureau du lieutenant-colonel Lionel Leconte, commandant des Alouettes.

Le commandant me félicite. Après quelques minutes de conversation, je me retire. L’adjudant me donne des informations sur mon changement de statut. L’enveloppe contient un coupon pour un uniforme d’officier. Je retourne à ma Nissen hut. Je ne dis rien de cela à mes camarades, trop impressionné par ce qui m’arrive.

Je dois déménager chez les officiers et m’inscrire à leur mess. La pensée que les sous-officiers devront me saluer selon les règles m’intimide.

Marie et moi avons pris l’habitude d’aller à York assister aux représentations d’opéras, aux ballets et aux concerts symphoniques. J’aime particulièrement l’opéra. Ce monde artistique est toute une découverte pour moi. Marie a l’habitude de ces choses, car depuis son enfance, elle accompagne sa mère aux concerts et dans les musées.

Ce soir-là, nous allons à York voir le ballet Les Sylphides. Après la présentation, nous allons au Betty’s Bar, le lieu de rencontre favori des aviateurs canadiens à York. Je commande deux Guinness et, levant mon verre, je lui dis:

Marie, I have something very important to tell you. I have been commissioned an officer of His Majesty the King as of today.

Gill, is this true?

Marie, parole d’officier.

Elle ne peut cacher sa joie. Décidément, elle n’est pas une Anglaise traditionnelle. Je lui fais remarquer que son comportement est very un-British. Elle me fait raconter ma visite chez le commodore et je parodie la rencontre pour sa plus grande joie et celle de nos voisins de table.

Marie téléphone à ses parents et à sa sœur Grace pour annoncer ma promotion. Nous irons les visiter bientôt.

Parfois, je nous arrange un rendez-vous intime dans la chambre que je partage avec un autre officier dans nos quartiers. À la Saint-Valentin, nous allons à notre petit hôtel de Boroughbridge. Depuis que je suis officier, l’hôtelier et son épouse sont plus accueillants pour le Frenchman aux mœurs légères et sa maîtresse anglaise. Noblesse oblige. Nous avons voyagé à moto. Lors du souper, Marie me dit, songeuse:

Gill, I have something to tell you... I am pregnant!

Et elle fond en larmes.

Cette nouvelle m’étonne. Elle me dit qu’elle n’avait pas son stérilet un seul jour... Elle est au bord de l’hystérie et j’ai peine à la calmer.

Marie, do we love each other? Si oui, pourquoi ne pas nous marier?

Gill, are you sure that you want to marry me?

Yes, I want to marry you. Tomorrow is St-Valentine’s day. Let’s get engaged.

Gill, you are proposing?

Marie, life may be short for both of us. I am going to be the father of your child and then, he would have a name.

La nuit est remplie de pleurs, de rires et de tendresse. Dès le matin, Marie téléphone à Grace pour lui annoncer la nouvelle de nos fiançailles et lui demander d’en aviser leurs parents.

L’alouette est piégée.