CHAPITRE 28

L’ALOUETTE ET COUTANCES

LES MÉDIAS PUBLIENT LES premières photos du débarquement. Les premiers rapports officiels se font prudents. Plusieurs milliers de soldats américains, anglais et canadiens sont sur les plages et quelques unités sont entrées dans les terres.

Afin de ne pas inquiéter Marie, je ne lui ai pas dit que je repars pour un autre raid cette nuit. En effet, à 21 h 30, j’embarque avec l’équipage du lieutenant-colonel Leconte. Pour réussir, l’invasion exige un effort maximum de toutes les forces militaires. C’est mon deuxième raid en 24 heures. La cible: un pont de la ville de Coutances sur la côte ouest de la Normandie.

Après quelques heures de sommeil et de tendres moments, main dans la main, nous nous promenons dans le village. La journée est magnifique et la végétation a repris ses droits. La verdure et les fleurs ont changé le visage de ce coin de pays si triste en hiver.

Combien de temps encore vais-je vivre ces extrêmes? Il y a quelques heures, je me trouvais en pleine guerre et en ce moment, Marie et moi marchons dans ce village serein et coquet alors que meurent par milliers des soldats, des marins et des aviateurs. Suis-je avec Alice au Pays des merveilles?

Marie, à 21 heures, je retourne au combat.

Gill, tu viens tout juste d’arriver. C’est ton deuxième raid en moins de 24 heures.

Comment puis-je lui dire que j’ai dépassé de trois raids le nombre magique de 30 expéditions, ce qui signifie en principe la fin d’un tour d’opérations? Comment puis-je lui dire que j’ai accepté volontairement de continuer parce qu’il manque de mitrailleurs pour occuper les cellules sous le fuselage? Comment puis-je lui dire que je hais la position de mitrailleur de tourelle ventrale et lui avouer ma peur? Pourra-t-elle comprendre que je suis toujours un volontaire et que j’irai au bout de mon engagement? On demande à tous un effort maximum pour réussir l’invasion du continent. Je ne peux trahir mes compagnons. J’essaie de calmer son chagrin et je répète que bientôt, tout sera fini.

Ces raids sont faciles et comportent peu de dangers, Marie.

Je ne te crois pas. Tu oublies que j’occupais une position stratégique aux communications. C’est moi qui envoyais par télétype la liste des aviateurs et des avions qui ne revenaient pas.

Au retour de notre promenade, nous nous couchons. Elle pleure. Je ne peux pas la consoler.

Gill, qu’est-ce que je fais dans ce village si laid perdu dans les landes du Yorkshire? Je vis une peur terrible. D’une heure à l’autre, tu pourrais être sur une de ces listes que je dressais autrefois. Si au moins j’étais à Londres, je ne saurais rien de tout ça.

Marie, bientôt tout sera fini.

Je la caresse, elle pleure, nous nous enlaçons et je me laisse aller au sommeil.

À 20 heures, après une dernière étreinte, je la quitte pour me rendre au bombardier. La séparation est silencieuse. Nos regards se croisent. Je vois sa peine et j’espère qu’elle ne voit pas ma peur.

Notre bombardier est immobile sur la piste d’accès. Des fermiers et des fermières, la fourche à la main, ramassent près de la piste la récolte de foin. Dans deux heures, je vais quitter le Pays des merveilles d’Alice à bord du monstre et retourner à la réalité de la guerre.

La machine infernale de 35 tonnes dévore les 5 000 pieds de macadam en quelques secondes et s’envole dans le demi-jour vers sa mission de guerre. Elle est chargée de ses sept membres d’équipage et surtout de quatre tonnes de bombes à haute détonation, des engins de mort qui explosent au-dessus du sol.

Avec l’aide du mitrailleur Pagé, je prends place dans ma cellule sous le bombardier. Le tracé de la mission nous amène au-dessus de la ville de Bournemouth et poursuivant cap sud, nous traversons la Manche. De mon poste, je vois que la mer est couverte de toutes sortes de navires voguant vers la côte française. Je relaxe un peu, car je ne crois pas que la Luftwaffe sera dans ces parages. Nous approchons du port de Cherbourg qui est défendu avec acharnement par les troupes allemandes. Nous descendons à une altitude de 5 000 pieds afin de bombarder les ponts.

Ces attaques d’objectifs précis sont rarement réussies. Les bombardiers lourds larguent d’habitude leurs bombes à plus de 20 000 pieds d’altitude. Une attaque tactique comme celle-ci ne fait pas partie de nos missions habituelles. Tout doit être fait pour réussir Overlord, le nom de code donné à l’invasion.

Les canons antiaériens sont à ma gauche, sur l’île de Jersey occupée par l’armée allemande. Nous restons près de la côte française tout en perdant de l’altitude. Je ne vois aucun des 20 bombardiers qui nous accompagnent. La côte de Normandie est visible. La population doit vivre une terreur pour nous inconnue. Au-dessus de la côte, les nuages sont nombreux, ce qui pourrait rendre difficile l’identification de la cible.

Skipper, change le cap pour 100°, cible dans cinq minutes, de dire Régimbald.

À une vitesse de 275 milles à l’heure, nous volons à 5 000 pieds d’altitude dans une zone parsemée de nuages. Nous écoutons avec attention les échanges entre le pilote et le viseur de lance-bombes. Le moment est stressant, tragique. C’est le moment où l’adrénaline se précipite dans nos veines. Trente-cinq fois, j’ai attendu ces mots qui nous assurent que nous avons accompli notre devoir. Ces mots, bombs gone, qui nous disent: «Sauvez-vous maintenant.»

La route du retour est tracée de manière à nous ramener en Angleterre en minimisant les risques. Elle me donne le loisir de songer à cette fin de combat. Je suis moins stimulé par le sentiment d’invincibilité que chaque raid me procure. Ma vie n’est plus la même. Mon amour pour Marie m’éveille à d’autres défis. Je vacille.

Dois-je aviser mon adjudant que je ne veux plus voler? J’en ai pourtant le droit.

Nous sommes heureux de nous retrouver sains et saufs, jusqu’au moment où je lui dis que de nouveau, je serai au combat demain le 7 juin avec le capitaine d’aviation Dupuis, comme mitrailleur sous le fuselage.

Marie, je ne peux pas refuser, je me dois d’aller jusqu’au bout. J’ai le rang d’officier et il est de mon devoir d’obéir. J’ai le droit de refuser, il n’y aurait rien de déshonorant à le faire, mais je ne le ferai pas. Je suis un volontaire.

Elle reste silencieuse. Elle sait bien que le peuple anglais tout entier est à bout de souffle et que la nation fait des efforts ultimes pour remporter la victoire.

La victoire sera à nous bientôt, Marie. Ton frère Arthur reviendra du Moyen-Orient, ta mère cessera son travail de guerre, Grace reviendra à la maison et nous serons parents au mois d’octobre. Nous aurons gagné notre bonheur.

Une nuit paisible d’amour nous réunit. Est-ce la dernière? Mes jumeaux mythiques Castor et Pollux veillent-ils toujours sur moi?

Le raid sur Achères est sans histoire, si ce n’est que le mauvais temps nous a suivis du départ au retour. Les turbulences causées par les cumulus ont ébranlé le bombardier tout au long des cinq heures de vol.

Au retour, Marie et moi passons la journée entière à York. Moment de détente qui nous fait oublier quelque peu la guerre. Marie est une fille de la ville et Londres lui manque terriblement. Être enterrée dans ce village sans âme est pour elle une vraie punition. Avant de retourner à Tholthorpe, nous assistons à une comédie musicale de Gilbert et Sullivan, The Pirates of Penzan.

Le 9 juin, je retourne au combat avec l’équipage de Léopold Brochu, le seul équipage entièrement canadien-français de l’escadrille, composé comme suit:

P/O Brochu, pilote

P/O Camiré, navigateur

W/O Labrecque, viseur de lance-bombes 

F/O Audet, opérateur radio

F/S Daoust, ingénieur mécanicien 

F/S Sévigny, mitrailleur arrière

W/O Racicot, mitrailleur du dessus du fuselage 

P/O Boulanger, mitrailleur de tourelle ventrale

L’objectif est l’aéroport du Mans. Le vol dure en tout 5 h 35 min., lors duquel nous larguons quatre tonnes de bombes d’une altitude de 15 000 pieds. La France entière est couverte de nuages. C’est avec difficulté que nous localisons notre cible. Au retour, nous traversons à haute altitude les zones de guerre. À 6 heures le matin du 10 juin, sains et saufs, nous sommes de retour à la base.

Après le débriefing, l’adjudant Réal Saint-Amour me prend à l’écart et me dit:

Gilles, c’est ton dernier raid. Tu en as accompli 37 et ce sont maintenant les vacances pour toi. Marie sera bien heureuse de cette nouvelle.

En toute hâte, je me rends au village chez les Barnett. Marie est à la barrière.

Je la prends dans mes bras et lui dis:

Marie, it is over. J’ai terminé mon tour d’opérations.

Et l’alouette sans retenue éclate en sanglots.