CHAPITRE 29

PARIS LIBÉRÉ

LADJUDANT SAINT-AMOUR me remet les documents qui me séparent de l’escadrille ainsi qu’une permission de 15 jours. Je pars pour Londres avec Marie en emportant mes effets personnels qui se résument en un kit-bag de vêtements. À bord du train qui nous emmène à Londres, je consulte les papiers qu’il m’a remis et trouve un ordre de transfert dans un camp de repos en Écosse.

Je suis déconcerté. Jamais l’on ne m’a demandé si j’en avais besoin. Et je suis en furie. Je ne peux expliquer à Marie ce transfert au camp Brackla, près de Nairn, tout au nord de l’Écosse. J’ai besoin d’être avec elle et non pas enfermé dans une colonie de vacances pour les fous.

Dès mon arrivée à Londres, je téléphone au lieutenant Saint-Amour et celui-ci me dit qu’il n’y peut rien. Je dois me rendre à ce camp tel qu’ordonné. Le 1er août, je prends le train pour Nairn et voyage pendant 24 heures, avec changement de train à Édimbourg.

Nairn est une ville portuaire avec des rades pour sous-marins. Une voiture de l’armée m’amène au camp Brackla et dès mon arrivée, je sais que je n’y resterai pas. La réception est plutôt froide. On me conduit à ma chambre dans une baraque au beau milieu des champs. C’est le temps des récoltes et les fermiers besognent à engranger. Le paysage est magnifique et d’une tranquillité bucolique. Il y a très peu de «patients» et je ne vois aucun officier ou soldat en patrouille près des baraques.

Dès le lendemain matin, je me rends à l’administration et insiste pour voir le commandant, un officier de l’armée. Mon rang d’officier et ma DFC bien en vue donnent des résultats. Il m’explique que je dois rester au camp pendant un mois et que je peux participer aux loisirs proposés.

Pour moi, il n’en est absolument pas question et je le lui fais savoir: «Que vous me donniez ou m’obteniez ou non la permission de quitter ce camp dans une semaine, je partirai de mon propre chef et retournerai à Londres auprès de mon épouse qui attend un enfant.»

Quand les choses ne vont pas selon leurs désirs, les officiers des forces britanniques, depuis longtemps sous l’uniforme, ont tendance à nous rabaisser en nous traitant de «coloniaux». Il y a longtemps que nous acceptons cela comme une marque indéniable de reconnaissance et de respect.

Au sixième jour, je me présente au bureau de l’officier et l’avise que je quitte le camp pour Londres. Je lui laisse l’adresse de M. Rees, soit le 13, Highbury New Park, Londres, ainsi que le numéro de téléphone.

Il aurait pu me retenir. Il ne le fit pas. Tout au long de mon voyage vers Londres, je regarde tout autour de moi pour voir si la police militaire ne me guette pas. Le commandant a dû se dire qu’un «colonial» de moins était une bonne chose pour sa santé mentale. À Édimbourg, je téléphone à Marie pour lui annoncer mon retour.

Quelques jours après mon arrivée, je reçois une convocation d’un M. Burton de l’«Air Ministry». Mes beaux-parents sont terrifiés depuis que je leur ai annoncé que j’ai quitté le camp de Brackla sans y être autorisé. «This is so un-British.»

Ma rencontre avec M. Burton est d’une civilité très «british». La secrétaire m’apporte une tasse de thé, il s’informe de ma famille et de mon séjour à Londres, de Marie et de mes beaux-parents. Puis il me dit que je suis envoyé en poste à Bournemouth comme officier de liaison des Canadiens français en Angleterre. Je dois réunir les éléments français afin de former des équipages pour l’escadrille 425, les Alouettes.

Il sait que je viens d’y terminer mon tour d’opérations. Je dois me rendre à Bournemouth et y remplacer un officier à qui on a confié d’autres tâches. Documents de voyage en main je retourne au 13, Highbury New Park pour annoncer la bonne nouvelle à Marie et à ma belle-famille. M. Rees est étonné, mais heureux. (Ah! ces coloniaux.)

Pendant des semaines, je fais des allers-retours de Bournemouth à Londres et je visite des écoles d’aviation ailleurs en Angleterre afin de recruter des candidats pour l’escadrille des Alouettes, tâche qui n’est pas facile car plusieurs aviateurs ne veulent pas s’y joindre. Ils envisagent leur avenir d’une autre façon. Les aviateurs canadiens représentent 25 % de la RAF. Les choix possibles sont nombreux et tous mes candidats sont bilingues. L’attrait des pilotes pour les avions de chasse, tels les Hurricane, les Spitfire, les Typhoon, et celui des navigateurs pour les Flying Boats Sunderland, les Mosquitos et autres est évident. Il n’en tient qu’à leur habileté.

Un jour, lors d’une tournée de recrutement, je me rends à South Cerney, près de Londres. Étant autorisé à demander un passage sur des avions d’entraînement pour me rendre d’une école à l’autre, je m’adresse en anglais à un pilote pour me faire transporter à Boscombe Down, une école pour pilotes. Celui-ci se nomme Charles Laberge et il est originaire de Montmagny. Jusqu’à ce moment, chacun ignorait l’existence de l’autre.

Ma vie à Bournemouth est ennuyeuse et je n’attends que le moment de retourner à Londres pour voir Marie. Au début du mois d’août, lors d’un retour dans la capitale, je rencontre à bord du train un jeune officier de la marine américaine, capitaine sur une barge de débarquement. Il m’invite à une traversée de la Manche à destination du Havre, en France. Sans cesse, les navires déversent dans ce port du matériel de guerre pour les armées alliées.

J’accepte l’invitation et dès la semaine suivante, je me présente à la rade de Southampton. En un rien de temps, un sergent de la marine américaine me conduit au navire et je monte à bord. Le capitaine a mon âge et il est natif du Rhodes Island. Je note que des marins noirs besognent dans les cuisines.

Durant la nuit, nous quittons Southampton et le lendemain vers midi, le capitaine lance la barge à toute vitesse sur la rive ensablée du Havre. Cette ville portuaire a été dévastée par les bombardiers anglais et américains durant l’invasion exécutée il y a quelques semaines.

À mon étonnement, des dizaines d’enclos entourés de fils barbelés couvrent les plages. Dans ces enclos, des milliers de prisonniers allemands attendent d’être envoyés en Angleterre, au Canada et aux États-Unis, où ils seront emprisonnés dans des camps. Ces prisonniers sont sous la garde de la milice américaine qui se sent le devoir de les humilier. Ces Allemands ne sont-ils pas la race supérieure comme Hitler l’a clamé?

Je demande à l’officier qui m’accompagne si je peux pénétrer dans un de ces enclos. Sitôt demandé, sitôt accordé. Mon uniforme bleu de l’aviation canadienne et le «Canada» brodé sur les manches de mon uniforme attirent l’attention. L’un des prisonniers s’approche de moi et demande en anglais à l’officier américain s’il peut me parler.

Si, lors de mon entrée dans l’enclos, je me sens orgueilleux et vainqueur, cette sensation se dissipe dès que je regarde ce soldat, aussi jeune que moi, inquiet, au regard perdu. Il claque des talons tout en me saluant.

Il veut échanger une médaille contre des cigarettes. Je lui donne mes cigarettes mais ne peux me résigner à prendre sa médaille. Accompagné de l’officier américain, je fais le tour de l’enclos. Une tente en particulier attire mon regard.

Des mosaïques ornées d’inscriptions religieuses et faites de pierres et de briques fracassées, venant des ruines du Havre, encerclent la tente. Les «Paix sur terre» et les croix décorent ces chefs-d’œuvre. Le prisonnier allemand me présente l’aumônier, un jésuite parlant français.

Pendant plusieurs minutes, je réponds aux questions des Allemands. Il y a un malaise quand je leur dis que je suis membre d’une escadrille de bombardement. Ils doivent être très inquiets pour leurs familles qui vivent sous nos bombes.

Je quitte l’enclos. Pendant que je déambule à travers ces enceintes, je pense à mon ami Raymond Barry, qui est prisonnier quelque part en Allemagne depuis le 26 mars.

Dans une ruelle du Havre, je trouve un barbier. Il fait commerce dans une pièce sans porte avec les fenêtres brisées. Mon entrée étonne le propriétaire et les clients, et l’étonnement croît quand je m’adresse en français au maître du salon. L’accueil est chaleureux car l’armée canadienne est reconnue pour ses succès lors de l’invasion.

De retour sur la berge, je vois que la barge de débarquement se prépare à retourner à Southampton, emportant quelque 200 prisonniers dans la grande soute qui avait transporté chars d’assaut et camions lors de notre traversée.

Lorsqu’on arrive au port de Southampton, avant que je quitte la barge, le jeune capitaine me remet quatre gallons de confitures de fruits et un veston de la marine. Je garderai le coupe-vent et je remettrai les confitures à ma belle-mère qui n’a rien vu de si beau et de si bon depuis belle lurette.

Le 15 août 1944, 400 000 hommes, sous le commandement du général américain Patch et du général français de Lattre de Tassigny, partent de bases situées en Corse, à Naples et en Tunisie pour envahir le sud de la France. Sur tous les fronts, les armées allemandes reculent vers leurs frontières. Le 25 août, Paris est libéré et la ville de Bruxelles l’est à son tour le 8 septembre.

Ce même jour, Londres et Anvers sont attaquées par les V2. Cette nouvelle arme allemande est quasi invisible. Elle peut voyager de jour comme de nuit sans être vue. Sa vitesse est de 3 000 milles à l’heure. Ces fusées sont propulsées dans l’espace à partir de bases secrètes en Allemagne et retombent sur Londres. Marie et moi sommes témoins de ces bombes qui explosent soudainement dans les quartiers. Il n’y a aucune façon d’alerter les citoyens.

Pour leur part, les fusées V1 sont maîtrisées, car les rampes de lancement ont été saisies par les armées alliées. Il n’y a pas de panique à Londres, mais les gens sont inquiets.

Je suis à Londres tous les week-ends. Malgré la menace des fusées V2, nous allons quand même au théâtre et au cinéma. Le National Health Service a réservé une place pour Marie dans une clinique d’accouchement à Reading, dans la banlieue de Londres.

Le 19 septembre, je suis convoqué au quartier général du groupe no 6 à Allerton Park. Comme j’ai déjà ma promotion de lieutenant d’aviation, je pense alors qu’on veut me confier une autre tâche. On me conduit dans le bureau du commodore McEwen. Son aide de camp, d’une voix ferme, dit:

Gentleman, attention.

Le commodore arrive et l’adjudant commande un:

At ease, Gentleman.

Son aide de camp lit le document qu’il tient dans ses mains:

Officer Boulanger, it is most gratifying to me to learn that His Majesty the King has been pleased to confer upon you the Distinguished Flying Cross. I wish to convey to you my heartfelt congratulations. Your fine record, displaying as it does, gallant service and devotion to duty, is worthy of the highest praise. My best wishes for your continued work.

Signed Air Vice Commodore, C.M. McEwen, M.C. DFC & Bar.

Je m’avance vers le commodore. Il se rappelle notre première rencontre. Puis il me dit que plus tard, il y aura une cérémonie au palais de Buckingham pendant laquelle je rencontrerai le roi.

Je quitte Allerton Park et retourne à Londres. J’ai beau chercher ce que j’ai fait de si extraordinaire pour mériter une telle décoration, je ne trouve pas. J’étais volontaire et je devais accomplir mon devoir et honorer ma parole. Je ne peux contenir ma joie en pensant au plaisir que cette décoration fera à mon père. Il sera fier de son fils.

Devant la famille Rees, je lis le document officiel de ma décoration. Marie est heureuse comme tout. Ses parents sont ébahis. Marie s’empresse de téléphoner à sa jumelle.

Le temps passe sans événement majeur. Les troupes alliées gagnent de plus en plus de terrain. Le 10 octobre, avec ma belle-mère, j’accompagne Marie à la clinique d’accouchement à Reading. C’est un endroit sombre et de triste allure. Elle pleure et je ne peux pas la consoler. Je n’ai même pas le droit de me rendre à sa chambre. Je suis inquiet.

Nous retournons à Londres. Je ne vais à Bournemouth que quelques jours par semaine. Je vais visiter Marie à Reading le vendredi d’après. Il n’y a aucun endroit où l’on peut être seuls. Plus elle me parle de la clinique, plus j’ai peur. Il n’y a que de jeunes médecins en service à cette clinique du National Health. Il n’y a aucune séance préparatoire à l’accouchement. Les parents ne peuvent pas être présents.

Chaque fois que je la quitte, je suis inquiet comme je ne l’ai jamais été lors de raids ou de bombardements sous le feu des Allemands. Je pressens un danger inconnu.

Le 20 octobre, j’arrive en catastrophe à Reading. Marie doit accoucher sous peu. La patronne de la clinique m’interdit la visite. Je passe la nuit dans la salle d’attente. Vers 8 heures du matin, on me fait venir à la salle d’accouchement. Marie est endormie. Le bébé est né. C’est un garçon. Dans la pouponnière, un jeune médecin me montre mon fils, un nourrisson à la tête blonde. Il me fait signe de le suivre.

Your son is born with spina-bifida.

Je ne comprends pas et je lui demande de m’expliquer. Sur une carte, il m’indique que deux des disques de la colonne vertébrale ne se sont pas soudés. Le terme médical pour cette malformation est le spinabifida. Avant que je ne le lui demande il me dit:

The infant will die within a few days.

À son réveil, je trouve Marie faible. Je ne sais pas comment lui dire ce qui se passe. Elle demande à voir l’enfant. Je lui dis que c’est un garçon.

I will call him Michael Pierre, me dit-elle.

Marie, I have seen the doctor and he told me that Michael was born with a malformation called spinabifida. He will die within a few days.

It was so hard to give him birth. I was in labor for ten hours. Please I want to see him.

Ils amènent le bébé dans un berceau. Nous ne pouvons pas le soulever. Elle le garde près d’elle quelques minutes. L’infirmière le ramène à la pouponnière. Deux jours plus tard, Michael meurt.

Une semaine après la mort de notre enfant, Marie revient à Londres chez sa mère. Elle souffre de grandes douleurs au dos. Le médecin de sa mère lui annonce que deux de ses vertèbres ont été déplacées par le difficile accouchement.