IL Y A 65 ANS, à 1 h 30 du matin, je quittais la base aérienne de Tholthorpe dans le Yorkshire, en Angleterre, comme mitrailleur, dans la nacelle installée sous le fuselage du bombardier Halifax MK I, LW T #620. L’avion était piloté par le lieutenant-colonel Lionel «῀Jos῀» Leconte, commandant de l’escadrille 425, dite des Alouettes. Cette escadrille appartenait au groupe n° 6 rassemblant des unités de bombardement canadiennes.
Notre objectif῀? La ville côtière de Houlgate, en Normandie. Nous allions bientôt y larguer 16 bombes de 500 livres dans le but de détruire des installations côtières ennemies. Notre raid dura 4 h 50 min.
C’était la nuit même du débarquement des troupes alliées en Normandie. C’était le début de la plus grande invasion de tous les temps au cours de laquelle 170 000 fantassins, 7 000 avions et 5 000 navires des forces armées du Canada, des États-Unis et de l’Angleterre envahirent la Forteresse Europe, nommée ainsi par les Allemands. Nous devions par cette opération complexe ouvrir la voie à une armée alliée de millions de soldats pour la libération de l’Europe du joug des nazis.
À l’aurore du 6 juin 1944, des centaines de bombardiers et de navires canadiens avaient pour mission d’appuyer le débarquement sur les plages de la Normandie.
Tous les soldats canadiens participant à cette opération étaient des volontaires. Tous les marins canadiens et tous les aviateurs canadiens étaient des volontaires. Contrairement à la croyance populaire, il n’y avait pas un seul conscrit canadien sur les plages de la Normandie. Mais ce jour-là, les intellectuels et les historiens de mon enfance étaient encore en service sur les plaines d’Abraham à attendre l’ennemi héréditaire῀: l’Angleterre...
Entre 1922, année de ma naissance, et 1945, les grands empires du monde s’écroulèrent. La guerre précédente, la Grande Guerre comme on l’appelait avant que n’éclate un nouveau conflit majeur en 1939, avait déjà annoncé la fin d’un monde. En 1945, l’Angleterre gagna finalement la guerre et perdit son empire. La France, qui perdit la guerre en 1940, ne sut pas non plus conserver le sien lorsqu’elle réussit à se ressaisir. L’Allemagne, évidemment, perdit elle aussi son empire. Le rêve insensé de Mussolini d’un nouvel empire romain ne fut que mirage. Et l’empire du Soleil-Levant des Japonais s’évaporait dans un nuage atomique.
Pendant ma vie, j’ai participé ou assisté à de grands événements qui changèrent à jamais la face du globe. Durant la Seconde Guerre mondiale, je n’étais au fond qu’un adolescent qui participait sans tellement s’en rendre compte à la mise en scène des tragédies causées par ce conflit dévastateur.
La guerre détruisit tous les systèmes politiques de l’Europe. Elle fit plus de 40 millions de victimes, civils et militaires confondus. Il n’y eut aucune victime civile au Canada ni aux États-Unis. Pendant ces années de guerre, le Canada et les États-Unis purent, sans danger pour leurs citoyens, s’enrichir en produisant du matériel de guerre.
Nous, du Bomber Command, avions pour cibles les grandes industries de l’Europe ennemie, mais il nous fallait aussi bombarder des objectifs civils. Il fallait coûte que coûte gagner la guerre contre les nazis. La Luftwaffe allemande avait le même type d’objectifs. Comme nous, ils souhaitaient d’abord détruire les industries. Nous ne réfléchissions pas trop alors à ceux qui mourraient sous les bombes. Il fallait gagner la guerre. On nous disait de bombarder. Nous bombardions.
La guerre fut profitable pour le Canada étant donné que notre pays pouvait produire sans craindre de représailles. La guerre contribua de la sorte à faire du Canada une puissance industrielle mondiale. Ainsi est né le Canada moderne du XXe siècle, rêve de Wilfrid Laurier. Quand je suis revenu chez moi en 1945, la pastorale et bucolique province de Québec n’existait plus. Elle avait été emportée par la guerre qui avait fait d’elle une puissance industrielle.
Ce 6 juin 1944, pendant les quelques heures qui suivirent le débarquement, 340 soldats canadiens moururent, 574 furent blessés ou mis «῀hors de combat῀», 67 furent faits prisonniers par l’ennemi. Au bout de six jours, 1 917 Canadiens étaient morts. Et à la fin de la campagne de Normandie, 5 020 Canadiens avaient péri. Mais faut-il mesurer l’importance de pareille opération seulement avec des chiffres῀?
C’était le jour J, le jour à l’origine d’une vaste campagne pour la libération de l’Europe qui devait durer près d’un an et sceller le sort de la guerre en faveur des Alliés.
La guerre de 1939-1945 a fait 49 500 victimes canadiennes dont 10 000 aviateurs, tous des volontaires. La France se souvient encore de nous mais les gens du Québec, pour des raisons politiques et des rancœurs historiques, fondées ou non, ont souvent oublié leurs enfants partis affronter les ténèbres du jour le plus long῀: le 6 juin 1944. J’ai survécu à ce jour terrible et vous comprendrez mon désarroi toujours présent lorsque je songe à tous ceux qui, autour de moi, n’échappèrent pas à l’horreur.
Ce 6 juin, Philippe et Maurice Rousseau, fils de Lacasse Rousseau, une des familles les plus respectées de Montmagny, furent tués au combat. Ils étaient tous deux officiers chez les parachutistes. Philippe, harnaché à son parachute, fut tué avant même d’avoir touché le sol à Gonneville-sur-Mer. Il avait 33 ans. Son frère Maurice, lui aussi parachutiste, assistait les membres de la Résistance dans l’opération «῀Loyton῀» dont le but était de saboter les voies ferrées. Il est mort en Lorraine, au mois de septembre 1944. Comme nombre de jeunes soldats, il avait épousé une Anglaise, Agnes Horsnby, juste avant de traverser la Manche.
Raymond «῀Bizo῀» Béchard, un compagnon de mon adolescence, pilote de l’aviation canadienne, fut tué en Angleterre avec tout son équipage au retour d’un raid. Il était le fils de M. Philippe Béchard, président de la compagnie A. Bélanger ltée, le plus gros employeur de Montmagny.
Que sait-on de Roger Coulombe, Croix de vol, fils d’un cultivateur de Berthier-en-Bas῀? On le surnommait le «῀Berlin Kid῀». Il était le pilote de Lancaster le plus connu au Canada῀: 10 raids successifs sur Berlin, capitale de l’Allemagne, la ville la plus défendue du Troisième Reich. Un fait d’armes très rare pour un militaire, il fut décoré sur-le-champ de la Croix de vol.
Que sait-on encore de Maurice Walsh, fantassin, un petit-cousin, ou de Charles Laberge, pilote de l’aviation canadienne῀? Ou encore du général Jacques Chouinard des Forces armées canadiennes, fils d’Alexandre Chouinard, avocat de Montmagny, ou du général Paul Bernatchez du 22e régiment de la campagne d’Italie, ou de mon compagnon d’enfance et frère d’armes, Édouard Jean, Croix de vol, pilote sur les Lancaster, fils du notaire Jean de l’Islet-sur-mer῀?
Il y en a bien d’autres de ces soldats oubliés, de ces hommes qui ont laissé dans le sillage de leurs efforts et de leurs sacrifices un Québec et un Canada prospères aux nouvelles générations.
Quand on affiche «῀Je me souviens῀», de quoi se souvient-on au juste῀? Il n’y a ni rue, ni rivière, ni ruisseau, ni école, ni pont qui porte le nom des frères Rousseau, de Raymond Béchard, de Paul Bernatchez et de tant d’autres. Est-il suffisant que leurs noms soient gravés sur les monuments des anciens combattants pour qu’on puisse ensuite en toute bonne conscience les oublier῀?
Dollard des Ormeaux à la tête de ses joyeux fêtards, est-il encore le héros mythique de l’histoire de la Nouvelle-France῀? Heureusement que j’avais pour héros mon grand-père Elzéar, capitaine au long cours, au temps de mon enfance, plutôt que ce faux héros qui ne remporta victoire que sur des malheureux déjà vaincus, les Indiens.
Lors du 6 juin 1944, je fis un deuxième raid en Normandie, celui-ci très tard dans la nuit. Nous volions en direction de la ville de Coutances. Lors d’une visite de ma sœur en France, l’historien Yves Brion, intéressé au fait que j’avais bombardé Coutances durant la nuit du 6 juin, lui raconta que notre opération aérienne avait détruit plus de 1 000 immeubles et fait au-delà de 200 victimes civiles.
C’est le prix de la liberté, à ce que l’on dit.
On me demande parfois si j’ai des regrets d’avoir bombardé ces villes allemandes où il y eut plus de 650 000 victimes, dont 70 000 enfants. La barbarie des hommes est due à l’incompétence, la tromperie diplomatique, l’orgueil, l’intolérance, l’ignorance des représentants de toutes les religions, principalement de la chrétienté, car ce fut une guerre fratricide entre chrétiens.
La télévision, la radio et les journaux ont maintenant accès à des tonnes de renseignements sur la guerre, autrefois secrets d’État. La nouvelle génération, les enfants et petits-enfants des baby-boomers, s’intéressent à cette guerre oubliée par leurs parents.
Les gouvernements démocratiques qui ont plié sous les demandes insensées d’Hitler sont aussi responsables. Le seul pays qui osa lui tenir tête fut la Grande-Bretagne, sous la gouverne de son premier ministre Winston Churchill. Du 18 juin 1940, date de la capitulation de la France, au 7 décembre 1941, date d’entrée des États-Unis dans la guerre, la Grande-Bretagne et son empire fut la seule à résister aux nazis.
À la fin de la guerre, contrairement à la croyance générale, les volontaires de nos forces armées ne reçurent pas de pension pour avoir servi leur pays. Seuls les «῀permanents῀» y avaient droit. Les volontaires étaient des employés temporaires. Tout le temps de mon service militaire, mon pays m’a protégé, nourri, logé et a su s’occuper de tous mes besoins. Mon pays, le Canada, ne me devait et ne me doit rien.
L’invasion fut l’événement le plus marquant de mes cinq ans à la guerre car elle mettait fin à mes opérations militaires, fin à la peur, à l’angoisse pour ma femme et moi.
Ce temps passé dans l’aviation militaire m’a enseigné la valeur de la camaraderie, la discipline, le respect des autres et le leadership. Ces valeurs m’ont aidé toute ma vie. Mais même si j’ai porté l’uniforme, je ne suis pas né pour me battre. J’ai conservé en moi à jamais le souvenir des infortunes de la guerre.
Au mois d’avril 2002, j’accompagnais mon ami Alexandre Tarusov à Moscou pour une visite dans sa famille. Dans la capitale russe, j’ai été accueilli avec chaleur et affection. Lors de la visite de la ville, c’est Natasha, sa mère, qui me servit gentiment de guide.
Devant le Kremlin, quelques rafales de neige se perdaient sur la place Rouge, puis soudainement le vent venait balayer le pavé. Le Kremlin, entouré d’une muraille imposante de briques rouges, a dédié une partie de ce mur à la mémoire de ses soldats morts au combat.
Des soldats de l’Armée russe montent la garde d’honneur près de la Flamme éternelle. Sans bruit, poussée par le vent, elle frôle le sol puis le vent d’avril la fait tourbillonner vers les nuages.
Au loin, je vois un vieil homme qui, chapeau à la main, salue le mur.
—῀῀Natasha, cet homme est un vétéran, un soldat, lui dis-je.
—῀῀Comment le savez-vous῀? me dit-elle.
—῀῀Je le sens, je suis sûr, lui dis-je. Je veux lui parler.
Il me semble si frêle dans son grand manteau. Je me tiens à l’écart pendant que Natasha lui explique que je suis un vétéran canadien, que j’ai combattu en Tunisie et en Europe et que j’aimerais lui serrer la main. L’URSS a compté à elle seule plus de 20 000 000 de soldats et civils victimes de la guerre et de toutes ses horreurs.
Il se tourne vers moi, s’approche, me regarde profondément dans les yeux, me prend dans ses bras et se met à sangloter. Je ne peux retenir mes larmes non plus. Les larmes appellent bientôt les sanglots.
—῀῀Spasibo῀! spasibo῀! spasibo῀! répète-t-il d’une voix remplie d’émotion. Spasibo῀! spasibo῀!
Pendant de longues minutes, sur la place Rouge, deux vieux soldats qui ne se connaissaient pas avant partagent un moment d’émotion si intense que les mots en deviennent inutiles. Nous étions des survivants῀! Nous le savions. Cela suffisait.
Peut-être qu’en nos âmes résidait un sentiment de culpabilité, du fait d’être là, vivants, malgré la mort des autres, malgré tout. Le regard embrouillé par les larmes, on finit par se quitter. Lentement, mon soldat inconnu s’éloigna pour se perdre dans la foule tandis que je faisais de même. Malgré la foule, nous restions tout de même à jamais unis par l’expérience commune de la déraison humaine.
La guerre est une insulte à la raison, à la dignité humaine. Je n’ai pas été un guerrier, je ne suis pas un guerrier.
Je crois qu’un jour, un jour peut-être pas si lointain, la raison dominera tous les esprits de la terre. Les nouvelles générations ne laisseront alors plus aucun dogme, politique ou religieux, s’emparer de leurs esprits et faire d’elles des esclaves.