L’ère de la biodiversité, officiellement ouverte par le sommet planétaire qui s’est tenu à Rio en juin 1992 et la ratification d’une convention sur la diversité biologique, est le premier événement révélateur d’une réelle prise de conscience mondiale de l’alerte lancée par Jean Dorst en 1965 – même si le sommet de Stockholm, dès 1972, en fut l’étape préparatoire nécessaire. Ce dernier obligea en effet à reconnaître que la montée en puissance des problèmes d’environnement représentait, pour un sain développement de nos sociétés, un handicap sérieux. Reconnaissance qui s’est traduite partout dans le monde par la création de ministères ou secrétariats d’État en charge de l’environnement – où, il est vrai, la nature restait le parent pauvre.
De fait, pour redécouvrir l’omniprésence essentielle de la nature, pour mesurer combien on en a besoin, il aura fallu accepter de la rebaptiser « biodiversité » – ce qui privilégie sa dimension vivante au risque de faire oublier sa base minérale, géologique, mais c’est une autre histoire.
Gageons que Rio 20121 – vingt ans après la naissance de la convention sur la diversité biologique – nous rouvrira toutes grandes les portes de la nature ; une nature revisitée dans laquelle nous et nos cultures aurions notre vraie place : le message ou, plutôt, le rêve de Jean Dorst pleinement réalisé !
Où en est-on vraiment, près de cinquante ans après la parution d’Avant que nature meure ?
D’abord, force est de constater que le tissu vivant de la Terre continue de se déchirer et que beaucoup d’espèces d’animaux et de plantes sont en déclin et, sauf changement radical, vouées à une extinction prochaine.
Ensuite, que des avancées significatives se sont produites, qu’il s’agisse du développement des connaissances, de l’approfondissement des stratégies de conservation de la nature ou d’une mobilisation croissante de diverses composantes de la société en faveur d’un développement soutenable, au-delà du seul monde naturaliste et des pouvoirs publics.
Enfin, la réalisation de l’espoir ultime de Jean Dorst – cet appel à une réconciliation planétaire des humains et des non-humains qui sous-tend la citation en exergue – se dessine, même si ça reste une utopie. Mais une utopie qui pourrait avoir commencé son travail de transformation : qu’on le veuille ou non, l’Évolution poursuit son cours et elle touche aussi nos esprits, nos cultures et nos civilisations !
Un tissu vivant qui se déchire
Nous ne voulons pas jouer les Cassandres. Mais chacun d’entre nous a eu parfois l’impression d’avoir pris place dans un train emballé dont il ne pouvait plus descendre. Nous ne savons où il nous mène. Peut-être vers un grand bien-être ; mais peut-être aussi à une impasse, voire à une catastrophe. L’homme a imprudemment joué à l’apprenti-sorcier et mis en marche des processus dont il n’est plus le maître.
L’objectif premier de Jean Dorst était d’attirer l’attention sur ce que l’on appelle aujourd’hui la sixième crise d’extinction en masse des espèces – pour que Nature ne meure !
Force est de reconnaître, d’abord, que cette alarme était pleinement justifiée et ensuite, puisqu’elle a fini par être entendue, même si cela paraît « un peu » tardif, que l’effondrement annoncé est toujours d’actualité. C’est ce que montrent les divers bilans et estimations réalisés ces dernières années, repris et synthétisés à l’occasion de l’Évaluation des écosystèmes pour le millénaire lancée par l’Organisation des Nations unies en 2001, d’une part, et de l’année internationale de la biodiversité en 2010, d’autre part2.
Mais avant d’en venir là il convient d’évoquer un nouveau venu dans la famille des concepts touchant à la nature – nouveau venu qui aurait (provisoirement ?) détrôné celui de nature sur lequel, d’ailleurs, de nouveaux regards portés éclatent les limites3. Je veux parler du concept de biodiversité. Puisque, aujourd’hui, c’est d’elle que l’on parle !
L’émergence de la biodiversité
Le fait que le vivant soit caractérisé, entre autres, par sa diversité est un constat aussi vieux que la biologie – pour ne pas remonter à ces temps lointains où Homo sapiens a commencé à s’intéresser à la diversité des êtres vivants qui l’entouraient. Pour manger, pour se vêtir, pour nourrir ses feux et pour mieux se protéger des prédateurs. Pour se soigner aussi. Et enfin pour rêver ou faire rêver, les parois d’Altamira, de Lascaux ou de la grotte Chauvet en témoignent.
La diversité du vivant, c’est ce sur quoi travaillent les biologistes de tous bords. Quoi de nouveau alors ?
Rebaptisée « biodiversité » dans le contexte du sommet planétaire de Rio – un événement géopolitique et non pas scientifique –, la diversité du vivant a pris une nouvelle dimension, recadrée qu’elle est dans une perspective sociale, anthropocentrée. Une perspective où les questions posées ne le sont plus seulement par la biologie, mais bien par toutes les sciences, et plus encore par toutes les consciences, par tous les acteurs de la société.
On s’intéresse à la diversité du vivant parce qu’elle est menacée ; parce que nous en avons besoin ; parce qu’elle est matière à profits. Mais aussi parce qu’elle est merveilleuse, parce qu’elle est une source de rêve et d’inspiration. À noter que c’est ce recadrage « environnement et développement » qui domine aujourd’hui toutes les affaires humaines : avec en objectif un développement soutenable sur le long terme pour les sociétés humaines. Je reviendrai plus loin sur ce qu’impose cette vision écologique au sens large du terme – pour n’en retenir ici que la dimension biodiversité.
Dans ce contexte, la biodiversité est bien plus qu’un catalogue d’espèces ou de gènes : c’est le tissu vivant de la Terre, un ensemble de réseaux d’espèces en interactions – écosystèmes, réseaux trophiques, paysages – dont le fonctionnement et la structure importent autant que la seule composition. Ce tissu se déchire, comme Jean Dorst le déplorait, et les quelques histoires qui suivent, qu’il aurait sûrement reprises lui-même, vont vous le démontrer concrètement. On pourra ensuite en venir aux bilans. À noter que ce regard écologique porté sur la nature est bien ce qui éclairait déjà Avant que nature meure. À cette époque, Jean Dorst participait au nouvel enseignement de troisième cycle d’écologie de l’université Pierre-et-Marie-Curie à Paris, aux côtés des professeurs Maxime Lamotte et François Bourlière.
Ce que nous « disent » quelques-uns de nos parents non humains
Les grands singes nos cousins
Les grands singes, nos cousins, sont plus que jamais menacés, comme les grandes forêts tropicales où ils vivent. Ainsi, selon la liste rouge des espèces menacées de l’UICN – l’Union mondiale pour la conservation de la nature –, l’Orang-outan de Sumatra, le Gorille de montagne et le Gorille oriental de plaine sont classés comme « en danger critique d’extinction ». Cela veut dire que leurs populations ont chuté de 80 % ou davantage au cours des dix années précédant l’estimation de 20044. Les effectifs sont de l’ordre de 7 000 pour l’Orang-outan de Sumatra et seulement de 700 pour le Gorille de montagne, par exemple. Quant aux autres espèces ou populations, elles sont toutes classées dans la catégorie « en danger », c’est-à-dire qu’elles ont subi des pertes de 50 à 80 % – ce qui reste considérable et préoccupant.
Pourtant, dans le droit-fil de l’alarme lancée par Jean Dorst, de nombreuses initiatives ont été prises pour protéger gorilles, chimpanzés et orangs-outans – particulièrement lorsque les rythmes d’exploitation des forêts tropicales s’intensifièrent. Ainsi, jusqu’en 1950 l’Indonésie – pays de l’Orang-outan – avait su préserver l’intégrité de la plupart de ses forêts. Mais au cours des cinquante années qui ont suivi, le couvert forestier est passé de 1 620 000 km² à 980 000 – et cette destruction s’accélère au point que l’on estime que les forêts de plaine pourraient disparaître à jamais de Sumatra et de Kalimantan (Bornéo indonésien) dans la dizaine d’années qui viennent5.
La situation n’est guère meilleure côté Afrique où vivent gorilles, chimpanzés et autres bonobos. Jusque dans les années 1980, la valeur commerciale moindre du bois de l’Afrique centrale et de l’Ouest limita les dommages subis par ses forêts et ses grands singes. Malheureusement, la situation se détériora dans les années 1990, en raison notamment de l’épuisement des forêts d’Asie du Sud-Est. De plus, parallèlement à la montée en flèche de l’exploitation du bois et de l’attribution des concessions forestières, on commençait à déplorer les dégâts provoqués par les conflits armés… et la survenue d’épidémies redoutables pour les grands singes comme pour les humains, telle la fièvre hémorragique Ebola.
Quelques chiffres ? C’est la moitié de l’espace forestier du Gabon qui est exploitée ou placée en concession forestière ; 70 000 km² au Cameroun, soit 76 % de son patrimoine forestier. En République démocratique du Congo, pays du Bonobo, jusqu’à 55 % de son territoire aurait été cédé sous concession forestière.
Quant au virus Ebola, identifié pour la première fois en 1976, il a depuis touché une douzaine de fois des populations humaines dans six pays d’Afrique équatoriale. Une récente épidémie en Afrique centrale a tué plus de 130 personnes et aurait emporté la moitié d’une population de quelque 1 200 gorilles. Mais l’incidence la plus dévastatrice de cette maladie chez les grands singes a été enregistrée au nord-est du Gabon, dans la région forestière de Mirkibé, où les populations de gorilles et de chimpanzés ont disparu de larges zones entre 1994 et 1996.
L’avenir de nos cousins oubliés est donc sombre, plus peut-être que ce que prévoyait Jean Dorst. L’appétit de bois, les besoins d’espaces cultivables (mais les sols pauvres des forêts tropicales sont rarement reconnaissants aux planteurs trop avides et irrespectueux) quand ce n’est pas de palmiers à huile – à essence, devrais-je dire, puisque ce serait aussi pour nourrir les moteurs de nos voitures que leurs plantations se développent – restent difficiles à limiter. Mais la lutte pour sauver les grands singes n’est pas encore perdue. Elle s’est même renforcée.
Dès le début des années 1970, avec le soutien du WWF – Organisation mondiale de la conservation – et la Wildlife Conservation Society, de nombreuses ONG se sont engagées dans la protection des grands singes. Citons l’Institut Jane Goodall, créé en 1977, le Dian Fossey Gorilla Fund International, créé l’année suivante, ainsi que l’Orangutan Foundation International créée en 1986 – entre autres. En 2000 naît, sur cette toile de fond, l’idée d’un projet pour la survie des Grands Singes (le GRASP), qui s’appuie sur de véritables partenariats avec les gouvernements des pays concernés. Il est dirigé conjointement par deux agences des Nations unies, le PNUE (programme des Nations unies par l’environnement) et l’Unesco, qui en assurent le secrétariat depuis 2003.
La gent batracienne aux abois
De tous les groupes d’organismes connus, l’un des plus, sinon le plus menacé est celui des amphibiens, grenouilles, tritons et autres salamandres : selon les spécialistes plus d’un tiers des espèces d’amphibiens de la planète sont menacées d’extinction6.
Ces « parents », sensiblement plus éloignés j’en conviens, sont de sympathiques animaux qui vivent, à des degrés divers, entre la terre et l’eau, et ont donc terriblement besoin de milieux aquatiques, ne serait-ce que pour y pondre leurs œufs ou y déposer leurs têtards quand les œufs bénéficient de soins particuliers : pondus dans des nids d’écume accrochés dans la végétation qui surplombe une mare comme chez diverses rainettes tropicales ; portés sur le dos du mâle chez les crapauds accoucheurs… quand ce n’est pas dans la bouche, voire l’estomac comme chez ces Rheobatrachus d’Australie dont on a inconsidérément précipité l’extinction à la fin des années 1980. Quelle imagination, quelle inventivité chez ces petits animaux, direz-vous. C’est ça la biodiversité. Et sur ce registre, pour vous familiariser davantage avec ce monde extraordinaire des amphibiens, sachez que certaines lignées ont même su s’affranchir complètement du milieu aquatique – sinon de l’humidité (il n’y a pas de vie sans eau !). C’est le cas, par exemple, de ces petits crapauds d’Afrique tropicale du genre Arthroleptis qui pondent leurs œufs directement dans le sol, des œufs suffisamment riches en réserves nutritives, en vitellus, pour permettre un développement direct – sans passage par un stade larvaire comme chez la grande majorité de leurs congénères. Des nids enfouis dans le sol de la forêt émergent de petits Arthroleptis semblables à leurs parents. C’est le cas aussi de cette extraordinaire petite grenouille vivipare (!) du genre Nectophrynoïdes qui vit dans la prairie au sommet du mont Nimba, aux confins de la Guinée, de la Côte d’Ivoire et du Liberia. Un sommet de montagne exploité pour son fer : encore une merveille de l’évolution menacée de disparition. Destruction des forêts, assèchement des mares et zones humides, pollution des eaux – la vie est devenue très dure pour le peuple des grenouilles et ce n’est pas trop la faute de la grue qu’elles auraient prise pour roi comme nous l’a raconté La Fontaine : c’est de la nôtre ! Tel est le lot de tous les peuples non humains qui nous environnent. Le tragique, dans le cas des amphibiens, c’est qu’un diable particulier est entré dans la danse, favorisé semble-t-il par le réchauffement climatique que nous avons enclenché : Batrachochytrium dendrobatidis, champignon filamenteux épris de batraciens, comme son nom l’indique ! Cet agent pathogène, favorisé par l’accroissement des températures, est devenu un fléau pour la gent batracienne – peut-être déjà fragilisée par les stress environnementaux divers que nous lui faisons subir. Cela permet de comprendre pourquoi des espèces vivant dans des espaces protégés de montagnes du Costa Rica telles que la Grenouille arlequin de Monteverde ou le Crapaud doré se sont récemment éteintes – comme 110 autres espèces du genre Atelopus, espèces endémiques des tropiques américains, possibles victimes, entre autres facteurs, de Batrachochytrium dendrobatidis.
Menaces sur la Grande Barrière de corail
Avec cette histoire nous entrons dans le monde marin, où la vie est apparue et fut très longtemps cantonnée. Pour souligner la dimension écosystémique des problèmes qui nous concernent – avec ce regard écologique qui était déjà celui de Jean Dorst.
Les récifs coralliens sont des constructions particulièrement remarquables du vivant et parmi les écosystèmes biologiquement les plus riches et économiquement les plus importants de la planète. Ils ne couvrent, certes, que 0,16 % de la surface totale des océans, mais y concentrent près d’un tiers de la faune marine connue, avec près de 100 000 espèces. À la fois cathédrales de la mer et entreprises de fabrication de calcaire, ces hauts lieux de biodiversité fournissent aux sociétés humaines de précieux services écologiques : pêcheries, protection des côtes vis-à-vis de l’érosion, voire des tsunamis et autres raz-de-marée, fourniture de matériaux de construction, source encore largement inexplorée de molécules d’intérêt pharmaceutique et de modèles biologiques intéressants pour la recherche7 – sans oublier les industries touristiques.
Or, ces précieux et magnifiques écosystèmes apparaissent dangereusement menacés8.
Mais c’est quoi le corail, c’est qui ? Un petit animal de rien du tout, sorte d’hydre ou de minuscule anémone de mer (les spécialistes diraient un « Cnidaire »). De rien du tout, mais qui, en s’associant à une micro-algue, une zooxanthelle qu’il héberge en quantité à l’intérieur même de ses cellules, a créé une symbiose des plus performantes. La zooxanthelle, comme toute algue qui se respecte, produit par photosynthèse des sucres qui nourrissent son hôte corail. En échange, celui-ci fournit à l’algue tout ce qu’il lui faut pour prospérer, notamment des composés azotés. Cette symbiose fut un grand succès dans l’histoire évolutive des Cnidaires, puisque des dizaines de millions d’années après cette invention, on dénombre 845 espèces de coraux à zooxanthelles constructeurs de récifs. Au-delà de leur symbiose constitutive, ces coraux bâtisseurs de récifs ont permis la mise en place de nombreuses autres associations, les produits organiques sécrétés par le corail au sein du récif servant de nourriture à d’autres organismes, y compris des poissons. C’est tout un monde qui vit ainsi protégé dans une véritable forteresse, un écosystème en soi : le récif corallien. Constitués à partir du squelette du corail, accumulés couche après couche sur des millions d’années, les récifs sont des formations de carbonate de calcium, c’est-à-dire de calcaire, qui peuvent atteindre des épaisseurs de plus de 1 000 m et s’étaler jusqu’à 2 000 km de longueur comme la Grande Barrière de corail près des côtes de l’Australie.
On découvre depuis quelques années que ce qui paraissait si robuste, si puissant, défiant siècles et millénaires, est menacé – gravement menacé. Dans les quelques petites dizaines d’années qui viennent de s’écouler, pendant que l’on parlait de développement durable, 20 % des récifs mondiaux disparaissaient – et 50 % sont aujourd’hui considérés comme en danger.
Que se passe-t-il donc ? À quoi est dû le « blanchissement » des coraux, dénoncé un peu partout et qui se traduit par l’expulsion de leurs algues symbiotiques et leur mort ? Les spécialistes incriminent l’amplification de l’effet de serre et ses trois composantes : l’accroissement de température (de 1 à 3 °C), l’élévation du niveau des océans et l’acidification des eaux marines superficielles. Un triple stress pour le corail, son mariage avec la zooxanthelle et la subtile physiologie du système.
Insistons sur l’acidification des eaux, phénomène bien moins médiatisé que le réchauffement climatique et pourtant très menaçant pour l’avenir des organismes marins qui « biocalcifient ». L’acidité des océans, c’est-à-dire leur pH, est stable depuis au moins 20 millions d’années. Et voilà que le pH décline dans les eaux de surface sous l’effet d’une absorption croissante du CO2 atmosphérique (c’est 30 % du CO2 qui serait ainsi absorbé). De nombreuses expériences en laboratoire et dans la nature ont démontré qu’une telle acidification affectait la biominéralisation et la croissance des coraux. Une équipe australienne a produit récemment une synthèse de grande ampleur9 sur l’évolution du phénomène le long de la Grande Barrière de corail. Elle a étudié le taux de calcification dans 328 colonies de coraux massifs du genre Porites de 69 récifs s’étalant le long des 2 000 km de la Grande Barrière. Les Porites massifs, comme d’autres coraux, croissent en précipitant l’aragonite (forme la plus courante de carbonate de calcium dissout dans l’eau de mer) en une matrice organique dans l’espace étroit entre leur tissu vivant et la surface squelettique précédemment déposée. Ces coraux sont habituellement utilisés dans les analyses chronologiques parce qu’ils présentent des bandes annuelles de croissance dont la densité est mesurable, qu’ils sont largement distribués et peuvent croître pendant plusieurs siècles, enregistrant dans leurs squelettes les variations de l’environnement. Que constatent les spécialistes ? De forts déclins de calcification pour la période 1990-2005, enregistrés sur 189 colonies et 12 des 13 récifs analysés. Dans le cas des 10 colonies analysables pour la période 1572-2001 la calcification a crû en moyenne de 1,62 g/cm2/an jusqu’en 1700 ; elle atteignait la valeur de 1,76 en 1850 après quoi elle se stabilisait à ce niveau jusqu’en 1960 où s’amorce un déclin. En conclusion, la croissance des coraux du genre Porites bâtisseurs de récifs a été réduite, selon les cas, de 9 à 56 %. Si ces résultats s’avéraient généralisables à d’autres coraux récifaires, alors le maintien de la structure carbonatée de ces constructions serait sévèrement compromis.
D’une manière plus générale, il apparaît que les écosystèmes coralliens sont devenus vulnérables. Affaiblis par le réchauffement et l’acidification des eaux, ils se voient ici ou là attaqués par une étoile de mer et asphyxiés par des algues filamenteuses qui font des ravages. Ajoutez à tout cela la surexploitation humaine et la boucle est bouclée.
C’est la vie océanique entière qui est secouée
Les coraux ne sont pas, tant s’en faut, les seuls organismes marins à fabriquer du calcaire. C’est aussi le cas de tous les êtres à coquilles. C’est donc bien toute la biologie, c’est-à-dire le fonctionnement des océans – excusez du peu –, qui est bouleversée par les émissions de CO2 et l’acidification des eaux qui en résulte. Ainsi, foraminifères et coccolithophores, deux groupes importants d’unicellulaires planctoniques à coquille, à la base des chaînes alimentaires marines, sont clairement affectés par ce phénomène.
Dans ce sombre panorama, toutefois, la capacité d’adaptation que la diversité confère aux êtres vivants apporte une lueur d’espoir. Dans le groupe des coccolithophores, qui est un des producteurs de calcaire marin parmi les plus importants, on a observé selon les espèces des réponses très variées à l’acidification des océans. Il a été clairement établi, par exemple, que l’espèce Emiliania huxleyi y répondait positivement.
Une lueur d’espoir qui ne suffit pas à renverser le diagnostic. Car si l’on regarde à l’autre extrême des réseaux trophiques marins, vers les prédateurs de sommet, on découvre une hécatombe10, qui n’incombe plus à l’acidification des eaux mais aux ravages de la surpêche, hécatombe déjà dénoncée par Jean Dorst. C’est le cas entre autres des grands requins. L’effondrement de leurs populations au cours des trente-cinq dernières années, bien étudié dans les écosystèmes côtiers du nord-ouest de l’Atlantique – jusqu’à 97 % pour le requin-tigre Galeocerdo cuvieri, 98 % pour le requin-marteau Sphryna ewini et 99 % pour le requin taureau Carcharhinus leucas –, favorisa la prolifération de leurs proies, des espèces plus petites de raies et d’autres requins, avec des effets en cascade complexes. Ainsi, la prédation accrue de la raie Rhinoptera bonasus sur sa proie, une coquille saint-jacques, fut suffisante pour mettre un terme à une pêcherie séculaire.
C’est donc bien l’ensemble des écosystèmes marins qui sont profondément ébranlés, leurs réseaux trophiques démaillés, leurs espèces bouleversées : demandez aux pêcheurs, aux grands navigateurs, sinon aux baleines ou aux morues de Terre Neuve. Des effets en cascade sur lesquels Jean Dorst attirait déjà l’attention – un écologue naturaliste, disais-je. L’ensemble des mers, ça veut dire 71 % de la surface de la Terre…
Curieusement, Jean Dorst a sous-estimé les menaces qui pesaient sur la biodiversité marine. Sans doute parce qu’il connaissait la prodigieuse fécondité des espèces marines et, comme chacun d’entre nous, l’immensité des océans. Ainsi écrivait-il p. 354 : « Il est sans aucun doute a priori impossible de penser qu’une espèce marine puisse être exterminée par suite de la seule action humaine, sauf en ce qui concerne les mammifères : la Rhytine en a fourni un lamentable exemple, et certaines Otaries à fourrure ont été amenées au bord d’une éradication totale. Cela est impensable dans le cas de tous les autres animaux marins, aussi bien poissons qu’invertébrés. La mer est si vaste et la fécondité des organismes qui y vivent si démesurée qu’une telle probabilité n’est pas à envisager en pratique. »
Il est vrai que la survenue des changements climatiques et leurs effets sur la biodiversité n’étaient pas à l’ordre du jour en 1965. Mais venons-en maintenant aux tentatives de bilans généraux.
Une crise d’érosion du vivant bien réelle
Les espèces meurent aussi
En 1979 paraît, sous la plume du biologiste Norman Myers, un ouvrage des plus alarmants : l’arche de Noé est en train de couler et il disparaît de l’ordre de 40 000 espèces chaque année ! Deux ans plus tard c’est Paul Ehrlich, professeur d’écologie à Stanford, qui lance le chiffre de 250 000 espèces par an et annonce la perte de la moitié des espèces à l’horizon 2000. De son côté, l’éminent biologiste de Harvard et parrain du vocable « biodiversité » Edward Wilson avance la fourchette de 27 000 à 100 000 espèces par an. La mathématique de la sixième crise d’extinction en masse était lancée – et le SOS plus qualitatif de Jean Dorst enfin pris au sérieux.
On ne s’attachera pas ici aux chiffres avancés par Myers, Ehrlich ou Wilson sauf à souligner deux points de fond : (1) il s’agissait d’estimations élaborées à partir d’extrapolations fondées notamment sur les rythmes observés de déforestation en zone intertropicale et la relation bien connue des écologues et biogéographes entre la richesse en espèces d’un peuplement – qu’il s’agisse de plantes, d’oiseaux ou de papillons, c’est toujours vérifié – et la surface de l’habitat considéré ; (2) on parle indistinctement d’espèces, comme si on pouvait s’attendre à ce que tous les groupes d’animaux et de plantes répondent de la même manière aux menaces bien réelles décrites par Jean Dorst et reprécisées et analysées par l’écologie des extinctions qui s’est élaborée depuis11.
Certes, on s’intéresse ici, comme le faisait Jean Dorst, à l’ensemble de la diversité du vivant. Mais, comme lui, on conservera un regard de naturaliste, qui se porte tour à tour sur les oiseaux et les papillons, sur les crustacés ou les vers de terre, sur l’éléphant d’Afrique ou le grand panda de Chine – sans les confondre, biodiversité oblige !
Lorsque Dorst écrivait ce livre enfin réédité, l’UICN existait déjà, mais sa liste rouge des espèces menacées, maintenant fameuse, n’était encore qu’à l’état d’ébauche. Aujourd’hui, et depuis plus de quatre décennies, l’UICN publie chaque année ses analyses sur l’évaluation des espèces de la Terre – analyses qui se sont améliorées et étendues régulièrement. À titre d’exemple j’ai repris ici (tableau I) le bilan dressé en 2004 – le premier à avoir été conduit par le Consortium de la liste Rouge (commission sur la survie des espèces de l’UICN, Center for Applied Biodiversity Science de Conservation International et Nature Serve), le premier qui rapporte de larges analyses en profondeur et une évaluation des risques d’extinction pour toutes les espèces d’oiseaux et d’amphibiens puis de mammifères dès 2010. Cet effort d’élargissement du spectre des groupes et espèces analysé n’a cessé de s’étendre depuis, même si on comprend que le monde des invertébrés, largement méconnu, reste seulement effleuré. Pour illustrer cette dynamique d’approfondissement des connaissances, j’ai repris dans le tableau II la situation 2010.
On remarque notamment l’effort accompli pour couvrir la situation d’un maximum d’espèces. Ce nombre passe, chez les vertébrés, de 22 733 espèces en 2004 à 33 468 en 2010 ; il triple chez les invertébrés, mais n’atteint que la modeste valeur de 9 526 espèces quand on en recensait près de 1,2 million ; et au total, ce sont près de 56 000 espèces évaluées en 2010 au lieu des quelque 38 000 six ans auparavant.
Il apparaît clairement que l’on dispose d’une bonne vision de la situation et de son évolution pour les Vertébrés terrestres, mais que les estimations restent beaucoup trop fragmentaires pour être généralisables dans le cas des invertébrés – et même des plantes à fleur.
La question qui se pose en fait est simple à énoncer mais difficile à alimenter en éléments de réponse convaincants : sommes-nous confrontés, comme nous le disent les Myers, Ehrlich et autres Wilson, à une accélération du rythme des extinctions, étant entendu que la fin d’une espèce est un phénomène naturel, comme la mort pour tout individu qui naît sur cette Terre ?
Tableau I. Nombre d’espèces menacées référencées par l’UICN12 en 2004
Nombre d’espèces décrites | Nombre d’espèces évaluées | Nombre d’espèces menacées en 2004 | Nombre d’espèces menacées en % d’espèces décrites | Nombre d’espèces menacées en % d’espèces évaluées | |
Vertébrés | |||||
Mammifères | 5 416 | 4 853 | 1 101 | 20 % | 23 % |
Oiseaux | 9 917 | 9 917 | 1 213 | 12 % | 12 % |
Amphibiens | 5 743 | 5 743 | 1 856 | 32 % | 32 % |
Reptiles | 8 163 | 499 | 304 | 4 % | 61 % |
Poissons | 28 500 | 1 721 | 800 | 3 % | 46 % |
Sous-total | 57 739 | 22 733 | 5 274 | 9 % | 23 % |
Invertébrés | |||||
Insectes | 950 000 | 771 | 559 | 0,06 % | 73 % |
Mollusques | 70 000 | 2 163 | 974 | 1 % | 45 % |
Crustacés | 40 000 | 498 | 429 | 1 % | 86 % |
Autres | 130 200 | 55 | 30 | 20,2 % | 55 % |
Sous-total | 1 190 200 | 3 487 | 1 992 | 0,17 % | 57 % |
Plantes | |||||
Mousses | 15000 | 93 | 80 | 0,5 % | 86 % |
Fougères | 13 025 | 210 | 140 | 1 % | 67 % |
Gymnospermes | 980 | 907 | 305 | 31 % | 34 % |
Dicotylédones | 199 350 | 9 473 | 7 025 | 4 % | 74 % |
Monocotylédones | 59 300 | 1 141 | 771 | 1 % | 68 % |
Sous-total | 287 655 | 11 824 | 8 321 | 2,89 % | 70 % |
Autres | |||||
Lichens | 10 000 | 2 | 2 | 0,02 % | 100 % |
Sous-total | 10 000 | 2 | 2 | 0,2 % | 0,2 % |
Sous-total | 1 545 594 | 38 046 | 15 589 | 1 % | 41 % |
Tableau II. Nombre d’espèces menacées référencées par l’UICN13 en 2010
Nombre d’espèces décrites | Nombre d’espèces évaluées | Nombre d’espèces menacées en 2010 | Nombre d’espèces menacées en % d’espèces décrites | Nombre d’espèces menacées en % d’espèces évaluées | |
Vertébrés | |||||
Mammifères | 5 491 | 5 491 | 1 131 | 21 % | 21 % |
Oiseaux | 10 027 | 10 027 | 1 240 | 12 % | 12 % |
Amphibiens | 6 638 | 6 296 | 1 898 | 29 % | 30 % |
Reptiles | 9 205 | 2 806 | 594 | 6 % | 21 % |
Poissons | 31 800 | 8 848 | 1 851 | 6 % | 21 % |
Sous-total | 63 161 | 33 468 | 6 714 | 11 % | 20 % |
Invertébrés | |||||
Insectes | 1 000 000 | 3 269 | 733 | 0,1 % | 22 % |
Mollusques | 85 000 | 3 149 | 1 288 | 2 % | 41 % |
Crustacés | 47 000 | 2 152 | 596 | 1 % | 28 % |
Coraux | 2 175 | 856 | 235 | 11 % | 27 % |
Arachnides | 102 248 | 33 | 19 | 0,02 % | 58 % |
Vers | 165 | 11 | 9 | 5 % | 82 % |
Autres | 68 662 | 56 | 24 | 0,03 % | 46 % |
Sous-total | 1 305 250 | 9 526 | 2 904 | 30 % | |
Plantes | |||||
Mousses | 16 236 | 101 | 80 | 0 % | 79 % |
Fougères | 12 000 | 243 | 148 | 1 % | 61 % |
Gymnospermes | 1 052 | 926 | 371 | 35 % | 40 % |
Plantes à fleur | 268 000 | 11 584 | 8 116 | 3 % | 70 % |
Algues vertes | 4 242 | 2 | 0 | 0 % | 0 % |
Algues rouges | 6 144 | 58 | 9 | 0,1 % | 16 % |
Sous-total | 307 674 | 12 924 | 8 724 | 3 % | 68 % |
Autres | |||||
Lichens | 17 000 | 2 | 2 | 0,01 % | 100 % |
Champignons | 31 496 | 1 | 1 | 0,003 % | 100 % |
Algues brunes | 3 127 | 15 | 6 | 0,2 % | 40 % |
Sous-total | 56 623 | 18 | 9 | 0 % | 50 % |
Sous-total | 1 727 708 | 55 926 | 18 351 | 1 % | 33 % |
La réponse est difficile parce que, d’abord, ce type de phénomène s’inscrit sur des échelles de temps qui nous dépassent : les espèces peuvent vivre des millions d’années et leur extinction, c’est-à-dire la disparition des dernières populations survivantes, peut prendre des dizaines, voire des centaines d’années – heureusement, puisque cela veut dire que l’on peut redresser la situation. Ensuite, qu’est-ce qu’un taux d’extinction normal ? Quelle est la référence ?
Un taux d’extinction 1 000 fois plus rapide
Cette dernière question a fait l’objet de nombreuses recherches tant de paléontologues que de géologues et d’écologues. Aujourd’hui, on peut s’appuyer sur l’évaluation des écosystèmes réalisée à la demande de l’Organisation des Nations unies entre 2001 et 200514 – et qui a mobilisé quelque 1 300 experts dans le monde entier : par rapport aux taux d’extinction « normaux » (c’est-à-dire hors l’une ou l’autre des cinq crises d’extinctions en masse passées) estimés à partir des registres fossiles, le rythme d’extinction observé durant la phase d’expansion de l’espèce humaine a été multiplié par cent et se situerait, pour la période actuelle, à des valeurs dix fois supérieures encore pour la plupart des groupes. Les récentes révisions ou estimations effectuées à l’occasion de l’« échéance 2010 » ont confirmé ce diagnostic.
Petit rappel : engagées par la convention sur la diversité biologique ratifiée après le sommet planétaire de Rio de Janeiro, les délégations de plus d’une centaine de pays rassemblées à Johannesburg en 2002 s’engagèrent à freiner l’érosion de la biodiversité à l’horizon 2010. L’Union européenne, plus ambitieuse (ou inconsciente ?), a même parlé de stopper (« to halt ») cette érosion.
L’échéance est passée et le bilan qui fut fait décevant. Comme chacun s’y attendait, en effet, l’effondrement de la biodiversité n’a pas été stoppé ni ralenti – même si ça n’est pas simple à démontrer en toute rigueur, et cela pour trois raisons qui tiennent à l’objet en cause. D’abord parce que la biodiversité est un ensemble multiple, complexe, qui reste très inégalement connu et compris ; ensuite parce qu’elle présente une grande inertie – tout en bougeant sans cesse – et qu’il faut y regarder de près pour y déceler des changements significatifs et interprétables sur une période de temps finalement brève (l’engagement de Johannesburg date de fin 2002 et la mobilisation effective pour y répondre ne fut ni immédiate, ni intense) ; enfin, parce que les moyens de mesure et de suivi sont restés insuffisants, malgré des progrès significatifs.
Revenons à la biodiversité elle-même, c’est-à-dire à l’état des écosystèmes, des faunes et des flores. Que nous dit la troisième édition des Perspectives mondiales de la diversité biologique (2010) préparée par la convention sur la diversité biologique ? Que le déclin de la biodiversité se poursuit au rythme excessif déjà dénoncé par le MEA… et Jean Dorst quarante ans plus tôt ! Pis : que les pressions qu’elle subit, et qui sont la cause de cette érosion, semblent plutôt se renforcer.
Les mesures directes les plus développées, à savoir les indicateurs « espèces » que sont l’Index liste rouge de l’UICN et l’Index planète vivante du WWF, vont dans le même sens. Le premier fait état de pourcentages d’espèces menacées élevés pour les Gymnospermes et les Amphibiens (un tiers des espèces) – et les Oiseaux sont encore à 12 %. Le cas des Amphibiens, très étudié, est particulièrement préoccupant, nous l’avons vu.
Des habitats sous pression
Jean Dorst explique très bien dans son essai l’articulation que représentent les milieux naturels entre, d’une part, la dynamique des activités humaines et, d’autre part, l’évolution des effectifs de plantes et d’animaux. On peut comprendre et prévoir ce qui va arriver à ces derniers, insectes, arbres, fougères ou oiseaux, en suivant ce qu’il faut bien appeler la dégradation des milieux naturels et la réduction de leur étendue : défrichements, conversion des forêts ou des savanes en pâturages… ou en déserts ; érosion des côtes et des sols ; fragmentation des massifs forestiers ; assèchement ou détournement des rivières et des fleuves ; pollutions des eaux et des sols ; arasement des haies ; extension tentaculaire des villes et des surfaces bétonnées ou goudronnées… Avant que nature meure est une remarquable synthèse de cette question appréhendée à travers l’évolution et, parfois, l’effondrement des civilisations. Cette approche historique adoptée par Jean Dorst donne à son travail une grande portée explicative et lui conserve toute son actualité dans un style extrêmement accessible. Bref, d’une lecture autrement plus agréable et facile que les bilans quantitatifs récents publiés ici ou là.
En outre, ce faisant, Jean Dorst dégage très clairement les principaux processus et pressions qui pèsent encore aujourd’hui sur la biodiversité – même si leur reformulation actuelle apparaît plus « technocratique » que sous sa plume :
– la disparition, la fragmentation ou la transformation des habitats ;
– la surexploitation des populations d’espèces sauvages ;
– la pollution ;
– les espèces introduites qui deviennent envahissantes ;
– le changement climatique.
Seuls les changements climatiques, au sens où on l’entend ici, à savoir les modifications induites par l’accroissement des gaz à effet de serre lié aux activités humaines, ne sont pas évoqués par Jean Dorst. De fait, la prise de conscience de l’importance de ce phénomène est postérieure à la parution d’Avant que nature meure. L’analyse de ses effets sur le tissu vivant planétaire s’est principalement développée à partir des années 1990.
Les indicateurs « habitats » ou « pressions » sont donc évidemment essentiels pour appréhender globalement l’évolution du degré de vulnérabilité des faunes et des flores. Et, sur ce plan, les diagnostics qui ont été dressés tant par le MEA que dans les bilans effectués au titre de « l’objectif 2010 » restent préoccupants : les cinq pressions rappelées ci-dessus sont, selon les régions du monde concernées, au mieux stables, mais le plus souvent croissantes du fait de l’accroissement de la population humaine et de ses consommations – qui ne marquent aucun signe de fléchissement.
Ainsi, beaucoup de régions riches en biodiversité telles que l’Indonésie ne cessent de perdre de grandes superficies d’habitats naturels. En Amazonie et quelques autres régions forestières, des actions de conservation jointes à une certaine récession économique ont toutefois freiné les pertes15. Quant à l’état des écosystèmes coralliens et, plus largement, des milieux océaniques, on a déjà vu ce qu’il en était : l’horizon s’assombrit.
L’indice planète vivante du WWF, qui s’appuie sur les évolutions de 8 000 populations d’espèces de vertébrés appréhendées comme indicatrices de l’état des écosystèmes, montre une différence marquée entre sa composante tropicale et sa composante tempérée : l’IPV tropical a chuté d’environ 60 % en moins de quarante ans, alors que l’IPV tempéré a augmenté de 29 % sur la même période16. Cette différence d’évolution s’explique vraisemblablement par la différence dans les taux et rythmes de changements d’utilisation des terres observés entre pays tropicaux et pays tempérés.
Bref, les perspectives ne sont pas brillantes17, même si on relève une progression régulière des surfaces mises en protection : on est passé de 5 millions de km² en 1970 à 25 millions en 2008 pour atteindre en 2010 13,5 % des terres émergées – soit l’équivalent de la surface de l’Amérique du Sud. Un gros effort reste à faire pour les océans dont seulement 0,5 % de la superficie bénéficie du statut d’aire marine protégée. Dans cette intéressante prospective, Paul Leadley et ses collaborateurs attirent notre attention sur l’importance critique des effets de seuil et des processus de rétroaction. De quoi s’agit-il ? Considérons une lente évolution, déclin ou croissance, de telle ou telle composante d’un lac – abondance d’une espèce, température de l’eau, concentration en azote… Celle-ci, par simple effet en cascade sur d’autres espèces ou caractéristiques de l’écosystème, peut précipiter un changement complet de son fonctionnement une fois franchie une valeur seuil. Paul Leadley et son équipe parlent de « points de basculement » et soulignent que ceux-ci rendent les impacts des changements globaux sur la biodiversité difficiles à prédire, difficiles à contenir une fois devenus visibles, et difficiles et onéreux à inverser une fois installés. C’est ainsi qu’une savane peut devenir un désert.
Maintenant, si vous voulez vraiment comprendre pourquoi, depuis l’appel de Jean Dorst et en dépit d’une prise de conscience qui n’a cessé de s’étendre, la situation de la nature a continué de se détériorer, relisez Avant que nature meure : c’est déjà expliqué, tout est écrit !
Comment répond la biodiversité aux changements climatiques
Que les espèces soient influencées, dans leur physiologie, leur distribution géographique ou leur écologie, par les facteurs climatiques – température, vent, précipitations, périodes de gel, etc. – n’est pas une découverte récente pour le biologiste ou l’écologue.
Mais l’essentiel de l’attention s’est longtemps focalisé sur l’action des facteurs climatiques à l’échelle locale, négligeant à peu près totalement la nature holistique, c’est-à-dire globale et intégrée, du système climatique – et a fortiori ses dérives liées à ce que l’on appelle aujourd’hui les changements « globaux », les premières synthèses de ce type d’approches n’apparaissant qu’à la fin des années 1990 et au début du XXIe siècle. En d’autres termes, on a, simultanément à la prise en compte de ce que l’on appelle le réchauffement climatique sensu GIEC (Groupe intergouvernemental d’expertise sur l’évolution du climat), une attention croissante portée aux « patterns » de variabilité climatique à grande échelle et à impacts écologiques marqués sur des intervalles de temps interannuels ou plus longs.
De fait, si les écologues intéressés par les impacts des facteurs climatiques sur la faune ou la flore n’ont pas ignoré le rôle de la variabilité climatique locale (et les paléoécologues en ont fait leur cœur de métier), c’est seulement depuis peu qu’ils mesurent, par exemple, le rôle déterminant de l’Oscillation Nord-Atlantique (NAO) ou de l’El Niño-Southern Oscillation (ENSO) sur la végétation, les herbivores puis les carnivores comme sur la biologie des océans ou les stocks de poissons.
Parmi la diversité des réponses observées à l’échelle des espèces, on distinguera : des décalages de rythmes saisonniers ; des glissements d’aire géographique ; des dynamiques complexes, à l’échelle des peuplements et réseaux trophiques, compte tenu de réponses évolutives possibles.
La phénologie – c’est-à-dire le positionnement dans le temps des activités saisonnières des animaux et des plantes – est peut-être le processus le plus simple, le plus aisément quantifiable, pour déceler les changements d’écologie des espèces en réponse aux changements climatiques.
Très généralement, depuis les années 1960, les activités saisonnières sont observées plus précocement dans leur déclenchement et plus tardivement pour leur cessation. Ces changements incluent des premiers chants et nidifications plus tôt dans la saison chez les oiseaux, des arrivées plus précoces elles aussi des migrateurs, des émergences avancées de papillons et autres insectes, des chœurs et reproductions anticipés chez les amphibiens, des débourrements et floraisons plus tôt dans l’année chez les plantes.
Ainsi, depuis 1960, on relève des feuillaisons et floraisons avancées de 1,4 à 3,1 jours par décennie chez de nombreuses plantes en Europe et en Amérique du Nord ; des émergences avancées de 2,8 à 3,2 jours par décennie chez 18 espèces de papillons en Grande-Bretagne et des migrations de printemps avancées de 1,3 à 4,4 jours par décennie, suivies de reproductions plus précoces de 1,9 à 4,8 jours par décennie chez de nombreux oiseaux d’Europe et d’Amérique du Nord18.
En ce qui concerne les indications de cessations automnales plus tardives, les résultats apparaissent moins nets et plus hétérogènes selon les groupes considérés.
Glissements d’aire géographique
Ce sont les effets les plus immédiats des changements climatiques, aussi attendus que les précédents. Chaque accroissement de 1 °C de température déplace les aires écologiques terrestres d’environ 160 km vers le pôle. Ainsi, si le climat se réchauffe de 4 °C à l’horizon 2100, les espèces de l’hémisphère Nord auront à remonter vers le nord d’environ 500 km – ou, en altitude, de 500 m – pour conserver le régime climatique auquel elles sont supposées adaptées. Mais l’aptitude des espèces à survivre à de tels changements dépendra largement de leur capacité à « suivre » les zones climatiques qui leur sont favorables en colonisant de nouveaux territoires… ou à modifier leur physiologie et leurs comportements saisonniers pour s’adapter aux nouvelles conditions19.
De fait, des glissements vers les pôles et en altitude des domaines géographiques de nombreuses espèces se sont produits chez une vaste gamme de groupes taxonomiques et ont été bien documentés au cours de la seconde moitié du XXe siècle.
À titre d’exemples, on citera le cas des plantes alpines qui remontent en altitude de 1 à 4 m par décennie ; celui d’une quarantaine d’espèces de papillons d’Amérique du Nord et d’Europe qui, en vingt-sept ans, ont avancé leur frontière nord jusqu’à 200 km et le cas de nombreux passereaux en France comme en Grande-Bretagne qui remontent vers le nord en moyenne de 19 km en vingt ans.
Très récemment, I-Ching Chen et ses collaborateurs20 ont entrepris une méta-analyse des études disponibles pour l’Europe, l’Amérique du Nord, le Chili, la Malaisie. Elle montre que les espèces se sont éloignées de l’équateur au rythme moyen de 17,6 km par décennie pour 22 groupes d’espèces analysées, soit 764 espèces au total – ce qui traduirait une accélération significative par rapport à ce qui avait été signalé dans les décennies précédentes.
Il y a lieu de distinguer entre ce qui est observé et ce qui est extrapolé. Compte tenu des corrélations constatées entre augmentation des températures moyennes et déplacement des aires géographiques des espèces, il était tentant d’extrapoler aux décennies à venir à partir des évolutions climatiques futures estimées par le groupe d’experts du GIEC. Avec cet objectif on a vu se généraliser l’utilisation de modèles « bioclimatiques », appelés aussi modèles d’« enveloppes climatiques », parce qu’ils induisent l’espace géographique qu’occuperont les espèces considérées à partir des glissements climatiques extrapolés à l’horizon 2030 ou 2050, voire 2100. Il s’agit là d’outils précieux pour explorer le champ des possibles, même s’ils ont tous en commun le grand tort d’ignorer le rôle que devraient jouer les interactions biotiques dans une telle évolution – c’est-à-dire les relations avec d’autres espèces.
Ainsi, en simulant ce type d’extrapolation sur dix-sept ans, de 1989 à 2006, l’équipe du CRBPO (Centre de recherche sur la biologie des populations d’oiseaux du Muséum de Paris… créé par Jean Dorst !) a montré que la centaine d’espèces d’oiseaux nicheurs suivie par son réseau d’observateurs était en retard en moyenne de 182 km dans leur remontée vers le nord par rapport à celle des bandes climatiques auxquelles elles étaient adaptées21.
Des dynamiques complexes
Si l’on revient aux larges approches développées par Jean Dorst, on s’attend à trouver des dynamiques beaucoup plus complexes que ces simples décalages phénologiques ou glissements d’aires relevés espèce par espèce et rapportés au seul accroissement de température.
En bref, il faut aussi appréhender les réponses aux changements climatiques à l’échelle de communautés entières et s’intéresser aux impacts de ces derniers sur les interactions entre espèces.
Même s’il est clair que les organismes individuels sont la cible première des altérations des conditions climatiques, leurs réponses ne peuvent que se répercuter par des effets en cascade, à travers les populations qu’ils constituent, sur l’ensemble de l’écosystème auquel elles appartiennent.
Ainsi, les réponses manifestées par des populations végétales peuvent retentir sur les populations d’herbivores, puis sur celles de leurs prédateurs – les unes et les autres étant éventuellement affectées directement par les variations climatiques. Avec des effets qui peuvent être catastrophiques, suite à des ruptures de synchronisations vitales. Ainsi, des dénombrements annuels effectués aux Pays-Bas dans dix populations nicheuses du gobe-mouches noir, petit passereau insectivore qui se reproduit en Europe et passe l’hiver en Afrique, ont montré que celles-ci avaient décliné de 90 % entre 1987 et 2003 dans les secteurs forestiers à pics d’abondance de chenilles devenues plus précoces et seulement de 10 % là où les chenilles continuent de se développer plus tardivement (« calées » sur le débourrement des feuilles dont elles se nourrissent) – l’écart entre les deux extrêmes étant de l’ordre de vingt jours22.
Des dynamiques complexes sont bien à l’œuvre et elles touchent, on l’a entrevu, non seulement les espèces en tant que telles, mais aussi leurs interactions – la déstabilisation des systèmes plantes/pollinisateurs étant particulièrement préoccupante23 – par exemple. Car à la charnière du facteur environnemental cause et de la réponse démographique de la population considérée, il y a toujours un organisme, des individus. Ils sont premiers à réagir.
Quid de la part de la plasticité phénotypique (au nivau de l’organisme) – on s’acclimate au changement – et de celle d’une micro-évolution (au niveau des gènes) – on s’adapte au changement et c’est héritable – dans ces dérives orientées ? Plusieurs travaux publiés récemment ont démontré que des changements dans le comportement moyen de diverses populations animales induits par le réchauffement climatique étaient génétiquement fondés tandis que d’autres suggéraient plutôt un rôle dominant de la plasticité phénotypique24.
Ces réponses des espèces aux changements climatiques passés et récents ont conduit les spécialistes à voir dans ce phénomène de réchauffement climatique une cause majeure d’extinction. Il vient s’ajouter aux trois facteurs responsables de l’érosion de la biodiversité – dégradation des milieux (y compris par les pollutions), invasions biologiques et surexploitation – et amplifie leurs effets.
Une amplification des rythmes d’extinction
Dans la mesure où le réchauffement climatique va de pair avec d’autres changements – destruction de l’habitat, invasions biologiques, pollutions… –, il est difficile d’imputer tel ou tel diagnostic d’accélération de taux d’extinction à ce phénomène et à lui seul. Il faut, pour faire la part des responsabilités, rechercher les mécanismes avec une approche de type expérimental. Ainsi, parmi les grands groupes zoologiques supposés particulièrement affectés par le réchauffement climatique, on évoque souvent dans cette perspective le cas des coraux et des amphibiens dont j’ai raconté l’histoire en introduction de ce chapitre.
Pour quantifier les conséquences de cette modification du climat, l’écologue britannique Chris Thomas, entouré d’une équipe internationale, a cherché à établir l’évolution des aires géographiques de 1 130 espèces de plantes et d’animaux25 à partir des scénarios de changements climatiques proposés par les experts et de leurs impacts supposés sur les habitats, c’est-à-dire sur les milieux et les espèces qui y sont inféodées.
La probabilité d’extinction est estimée à partir de la relation – bien connue des écologues et biogéographes – entre le nombre des espèces (S) et la superficie des habitats (A) qu’elles occupent, soit S = cAz où c est un paramètre qui varie selon les groupes et écosystèmes considérés et z la pente de la droite qui mesure l’accroissement de S en fonction de A. Cette relation fondamentale permet de prédire le nombre d’espèces appelées à disparaître à partir de la réduction de surface attendue. Au-delà du principe général, les applications sont évidemment plus complexes – comme la relation entre réchauffement climatique et variation de l’aire géographique d’une espèce donnée.
Thomas et son équipe retiennent trois scénarios différents de réchauffement des températures à l’horizon 2050 – faible (de 0,8 à 1,7 °C), moyen (de 1,8 à 2 °C) et fort (plus de 2 °C) – pour élaborer les taux d’extinction et prennent en compte l’existence ou non d’une capacité de dispersion chez les espèces considérées et les spécificités des régions du monde concernées. Pour un réchauffement moyen, les taux d’extinction pourraient atteindre 20 % si les espèces sont capables de dispersion et 37 % dans le cas contraire.
Quelle que soit l’incertitude qui pèse sur les scénarios climatiques et la complexité des réponses des espèces animales et végétales à ces changements, cette étude fait bien apparaître l’importance de la menace climatique. Surajoutée à la destruction des milieux (déforestation dans les pays tropicaux, pollution, morcellement des paysages) et à l’impact des espèces envahissantes, l’ampleur des effets des changements climatiques permet de pronostiquer des taux d’extinction très élevés : on est bien confronté à une crise d’extinction en masse.
Pourquoi en est-on toujours là
Pourquoi les menaces n’ont-elles pas fléchi ? Pourquoi le problème, malgré son ampleur, n’a-t-il pas été pris au sérieux ? Souvenons-nous de l’entrée en matière de Jean Dorst, qui intitulait son avant-propos « Le déséquilibre du monde moderne ».
Voilà pourquoi nous en sommes toujours là : parce que nous sommes une espèce qui a particulièrement réussi. Un succès qui s’exprime à travers une croissance démographique impressionnante – le seuil des 7 milliards d’humains a été franchi (quand on en était à 3 milliards à l’époque où Jean Dorst écrivait) –, une espérance de vie individuelle dont ne pouvaient même rêver nos ancêtres les Gaulois (enfin, façon de parler), l’appropriation totale de la planète et de ses ressources, et des développements scientifiques et techniques qui semblent sans limites. Et comme la Terre a des limites, il y a problème !
C’est cette perception du « déséquilibre du monde moderne » qui a aussi conduit le géochimiste Paul Crutzen (prix Nobel de chimie, 1995) à proposer en 2000 que l’on reconnaisse une nouvelle ère dans l’histoire de la Terre, l’Anthropocène.
L’Anthropocène
Dans son article paru dans la revue Nature en 2002, Paul Crutzen26 écrit : « Depuis trois siècles, l’impact de l’humanité sur l’environnement planétaire s’est aggravé. En raison des émissions anthropogéniques de dioxyde de carbone, le climat de la Terre pourrait dériver significativement de son régime naturel pour les millénaires à venir. On peut à juste titre désigner par le terme “Anthropocène” l’époque géologique actuelle, dominée de diverses manières par l’Homme, qui succède à l’Holocène – la période chaude des 10-12 derniers millénaires. On peut dire que l’Anthropocène a commencé dans la dernière partie du XVIIIe siècle, puisque les analyses de l’air emprisonné dans les glaces polaires montrent l’augmentation des concentrations de dioxyde de carbone et de méthane à l’échelle du globe à partir de cette époque. Cette période coïncide aussi avec la conception de la machine à vapeur de James Watts, 1784. »
Pour justifier sa proposition, Paul Crutzen évoque alors l’expansion accélérée de la démographie mondiale et l’utilisation croissante, par habitant, des ressources de la Terre ; la population de bovins, producteurs de méthane, qui dépasse le 1,4 milliard de têtes ; les quelque 40 % des terres exploitées par les humains ; le rythme élevé de disparition des forêts tropicales, qui augmente le taux de dioxyde de carbone dans l’atmosphère et l’océan et précipite l’extinction des espèces ; l’utilisation par l’humanité de la moitié des ressources en eau accessibles de la planète ; l’effondrement de nombreuses pêcheries. Il souligne aussi que l’utilisation de l’énergie a été multipliée par 16 au cours du XXe siècle, engendrant des émissions de dioxyde de soufre dans l’atmosphère à hauteur de 160 millions de t/an, c’est-à-dire plus du double des émissions naturelles. Quant à l’agriculture, elle consomme plus d’engrais azotés que les écosystèmes terrestres n’en fixent naturellement… Et la Terre se réchauffe – plus personne ne peut l’ignorer.
Ni faire semblant de croire que la Terre est sans limites…
La croissance et ses limites, quarante ans après
Le rapport du Club de Rome
Croissance zéro, décroissance, croissance sélective – quarante ans après la parution du rapport du Club de Rome, The Limits to Growth, le sujet est plus que jamais d’actualité27. Amorcé par Thomas Malthus et son fameux « principe de population » paru en 1798, le débat fut fort bien relancé en cette année 1972 où D. H. Meadows, dans le sillage des travaux de Jay Forrester au Massachusets Institute of Technology (MIT), s’appuyait sur une modélisation de l’écosystème mondial pour tirer le signal d’alarme : nous vivons dans un monde fini.
Le modèle utilisé pour simuler la dynamique de notre monde et explorer son futur intégrait cinq variables fondamentales : les ressources alimentaires ; les ressources naturelles non renouvelables telles que pétrole, charbon, métaux ; la production industrielle et l’évolution du capital productif ; les niveaux de pollution et leurs conséquences pour l’environnement ; et la population mondiale.
Quant aux conclusions dégagées, les voici résumées : (1) si les rythmes observés de croissance démographique, de surconsommation des ressources et de pollutions se poursuivent inchangés, les limites à la croissance seront atteintes dans le prochain siècle avec pour résultat un déclin incontrôlable des conditions de vie et de notre capacité industrielle ; (2) il est possible de corriger cette dérive et de s’orienter vers des conditions de développement écologiquement soutenables ; (3) si la population humaine opte pour cette solution, plus tôt elle le fera, plus grandes seront les chances de succès.
Quarante ans après, tout cela paraît fort bien vu. Alors pourquoi ces sages recommandations n’ont-elles pas été entendues ? N’est-ce pas le même propos qu’a repris et solidement étayé le Millennium Ecosystem Assessment ? N’est-ce pas la même vérité qu’a révélée la crise financière et sociale déclenchée en 200828 ?
Une accélération préoccupante
Anthropocène ou pas, ce qui caractérise l’histoire moderne d’Homo sapiens, c’est bien une phénoménale accélération qui impacte de plus en plus lourdement son environnement, c’est-à-dire la Terre, son climat, ses ressources et toute cette vie sauvage qu’on tient à distance mais qui n’en est pas moins pour autant notre source de vie et notre avenir.
Bien que le constat ne date pas d’aujourd’hui, on en est toujours là ! C’est bien ce que déplorait déjà Jean Dorst en nous rappelant « l’œuvre de George P. Marsh, dont l’ouvrage Man and Nature, publié en 1864 à Londres, constitue encore aujourd’hui un véritable classique quant à l’influence de l’homme sur le monde et sur l’harmonie qui doit exister entre lui et son habitat naturel » (p. 115).
Il est vrai qu’à l’époque on ne disposait guère d’instruments efficaces pour « mesurer » l’état de la nature. Mais surtout, s’affirmait déjà cette confiance aveugle dans le progrès, que l’on appelle aujourd’hui la croissance. Alors pourquoi s’inquiéter ? C’est le même syndrome qui régnait dans les années 1960, quand Dorst, après Rachel Carson (1962), lançait son cri d’alarme.
Pour sortir de cet aveuglement, Mathis Wackernagel et William Rees proposent en 1996 le concept d’empreinte écologique (ecological footprint29). Aussitôt vulgarisé par le WWF, ce concept vise à traduire le poids des actions de l’homme sur la planète, que ce soit pour un individu, une population, un pays ou l’humanité tout entière, par un indicateur chiffré. C’est une mesure du fardeau imposé à la nature, appréhendé par le biais de la superficie de terres « sauvages » et cultivées nécessaire pour assurer durablement les niveaux de consommation et le recyclage des déchets correspondants propres à une population ou un pays donné. Cette approche d’évaluation de l’empreinte écologique de l’homme repose sur l’idée que, conscients de notre impact et de son évolution, nous serons plus enclins à prendre au sérieux l’objectif d’un développement soutenable – quitte à réviser, sinon le concept de croissance, du moins son indicateur dogmatique, le produit intérieur brut – et davantage en mesure de justifier les stratégies proposées pour y répondre efficacement. Mais, surtout, elle s’inscrit dans le cadre d’une compréhension écologique du monde, celui-ci étant perçu comme un seul système planétaire dont nous sommes partie prenante. Dans cette perspective, l’économie humaine n’est qu’une composante de l’écosphère et l’espèce humaine un consommateur parmi d’autres – même s’il est vrai qu’à travers ses activités de production, de consommation et de pollution l’homme est devenu l’espèce dominante dans la plupart des écosystèmes de la planète.
Notre empreinte écologique dépend de nos consommations – en aliments, en bois et en combustibles fossiles – et des déchets que nous produisons. L’organisation non gouvernementale Global Footprint Network (GFN) installée en Californie, qui calcule chaque année depuis 2003 l’empreinte écologique de l’humanité, estime qu’il faudrait actuellement 1,4 Terre pour satisfaire nos besoins. À noter que cette estimation dépend du mode de vie adopté et que certains pays pèsent beaucoup plus que d’autres. Ainsi, dans son estimation de 2009, le GFN souligne qu’il faudrait 5 planètes pour satisfaire les besoins d’une humanité adoptant le train de vie des États-Unis, 2,7 si tous s’alignaient sur la France… mais seulement 0,4 avec un mode de vie comme en Inde.
Quel que soit le caractère grossier de ce type d’indicateur, il a le grand mérite de permettre des comparaisons dans l’espace et dans le temps, et de nous aider à prendre conscience de nos responsabilités vis-à-vis de l’ensemble de l’humanité, actuelle et future. Gandhi ignorait tout, et pour cause, de la mesure de l’empreinte écologique des nations. Mais il avait bien saisi l’essentiel quand il déclara : « Il a fallu à la Grande-Bretagne la moitié des ressources de la planète pour accéder à la prospérité, combien de planètes faudra-t-il à l’Inde pour son développement30 ? »
Pourquoi en sommes-nous là ? Parce que telle est la trajectoire que notre civilisation occidentale nous a tracée : la trajectoire de la croissance. Et il est bien vain de rétorquer, comme l’aurait fait l’écologiste américain Edward Abbey : « La croissance pour la croissance, c’est l’idéologie de la cellule cancéreuse », stratégie qui conduit, comme on sait, à la mort de l’organisme dans lequel elle se multiplie. Mais si ça permet de comprendre une bonne fois que l’on vit dans un monde fini où toute croissance exponentielle ne saurait se poursuivre indéfiniment, pourquoi se priver de cette méchante comparaison ? Depuis le temps qu’on reste sourd ! Sourd à Dorst (1965). Sourd à l’appel du Club de Rome (1972). Sourd au Millennium Ecosystem Assessment (2005)…
Mais changer notre vision du monde, changer nos comportements, n’est-ce pas ce qu’il y a de plus difficile ? Voilà pourquoi nous en sommes toujours là. L’exemple qui suit, que j’ai choisi de rapporter ici comme un clin d’œil à Jean Dorst, en donne une triste image.
On a créé un continent… de déchets !
Originalité et prémonition, Jean Dorst consacre tout un chapitre aux « déchets de la civilisation technique à l’assaut de la planète ».
Sa prophétie s’incarne, si j’ose dire, dans un gigantesque « continent » de déchets qui atteint aujourd’hui près de 3,5 millions de km² – un tiers de la superficie de l’Europe –, flottant dans le Pacifique nord entre Hawaii et la Californie. Un continent constitué à 90 % de déchets en plastique, alimenté d’année en année par les courants marins et les effets tourbillonnants du grand vortex nord-Pacifique qui lui apportent brosses à dents, bouteilles… et quantité de fragments de tailles variées – jusqu’à des débris microscopiques – produits par les mouvements de l’eau, les ultraviolets, le sel et chargés de polluants divers. Tout cela en provenance des côtes ou des navires. Selon les observations et le suivi effectués depuis plus de dix ans par l’Agalita Marine Research Foundation, ce « monstre boulimique » aurait triplé de taille depuis les années 1990 et rassemble jusqu’à un million de déchets persistants par km².
Ce qui pose problème c’est le temps nécessaire à la dégradation de ces plastiques, estimé généralement entre cinq cents et mille ans, et la toxicité des éléments qui les composent. Un continent mortel non seulement pour les tortues qui s’étouffent avec des sacs en plastique assimilés à des méduses, mais aussi pour de nombreux oiseaux et mammifères qui consomment des poissons pollués par les petits débris qu’ils ont ingérés.
Ainsi, Greenpeace estime qu’à l’échelle de la Terre, environ 1 million d’oiseaux et quelque 100 000 mammifères marins mouraient chaque année de l’ingestion de plastiques.
Mobilisation pour la biodiversité
On pourrait presque dire d’une manière paradoxale que le problème le plus urgent que pose de nos jours la conservation de la nature est la protection de notre espèce contre elle-même : l’Homo sapiens a besoin d’être protégé contre l’Homo faber. […] Il convient donc de lutter sur tous les fronts, non seulement pour la nature, mais aussi pour l’homme…
Depuis la première parution de Avant que nature meure, le contexte géopolitique et nos savoirs sur la nature ont beaucoup changé. Si les pressions exercées par nos activités et nos gaspillages n’ont cessé de croître, on relève une montée en puissance régulière d’initiatives visant à freiner la tendance, sinon à la renverser. On voit même poindre ici ou là une mobilisation citoyenne et institutionnelle qui touche tous les champs de la société. Sur un fond de progrès des connaissances qu’il convient de souligner.
Avant de voir ces différents points, un bref rappel de quelques étapes clés aidera à se repérer.
Le tournant des années 1970
En 1972, à Stockholm, se tient un sommet planétaire qui fait de l’Environnement un enjeu majeur : notre développement pourrait pâtir de l’effondrement des ressources de la planète et des dégradations que nous faisons subir à notre environnement. Les premiers secrétariats ou ministères de l’Environnement vont se créer dans de nombreux pays.
Trois événements mondiaux parallèles méritent d’être relevés : 1971 voit le lancement du programme de l’Unesco sur l’homme et la biosphère (MAB), dans la foulée d’une conférence de la biosphère initiée par l’Unesco et l’UICN et organisée à Paris en 1968 ; en 1972 paraît The Limits to Growth (maladroitement traduit par Halte à la croissance dans la version française) ; c’est aussi en 1972 qu’est créée une nouvelle institution mondiale – le programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE).
C’est là un virage majeur – et reconnu comme tel par Jean Dorst en 1976.
Les années 1980 et l’émergence de l’écologie de la conservation
En 1980 paraît, à l’initiative de l’UICN et avec l’appui du WWF et du PNUE, la Stratégie mondiale de la conservation, qui marque un virage et une évolution dans ce qu’on appelait la « protection de la nature » – évolution qui reprend les courants de pensée qui ont conduit au lancement du programme sur l’Homme et la biosphère. Parallèlement paraissent les premiers manuels universitaires marquant l’existence d’un nouveau champ de recherche, appelé aux États-Unis puis partout ailleurs « Conservation Biology » : la communauté scientifique se structure pour porter cette nouvelle discipline et crée en 1985 la Society for Conservation Biology.
Sur un autre terrain, 1988 voit paraître, d’un côté, Biodiversity, sous la direction d’Edward Wilson (le mot venait d’être composé… et attendait d’être porté sur les fonts baptismaux à Rio) et, d’un autre côté, Notre avenir à tous de Go H. Brundtland, qui pose31 les bases du développement durable : on prépare déjà ce qui sera le sommet planétaire de Rio de Janeiro (1992).
Le tournant de 1992 : la biodiversité vient au monde
Ce sommet lance dans le grand public le mot biodiversité, qui devient le porte-drapeau des biologistes de la conservation. Une convention sur la diversité biologique y est adoptée.
La Stratégie mondiale de la conservation de 1980 devient la Global Biodiversity Strategy (1992). Trois ans après, avec le soutien financier du PNUE, paraît l’« énorme » Global Biodiversity Assessment – 1 140 pages –, une synthèse des connaissances qui mobilisa plus de 1 500 experts, sous la coordination de Vernon Heywood (1995) mais n’eut pas le succès attendu, car trop scientifique et inadapté tant pour ce qu’on appelle les « décideurs » que pour le grand public.
2005 : la biodiversité, ça nous « intéresse »
La préparation, de 2001 à 2005, de l’évaluation des écosystèmes pour le millénaire (MEA), à la demande de l’ONU, marque une vraie rupture – dans la logique toutefois de l’évolution amorcée dans la décennie 1970 et mûrie au long des deux décennies suivantes. Le MEA paraît en 2005. Il fait accepter et popularise le concept de service écosystémique : la biodiversité, par les biens et les services qu’elle garantit, est essentielle pour notre propre bien-être. Je reviendrai au chapitre 3 sur l’évolution que cela traduit et sur les débats que cela ouvre.
Un bond en avant dans la connaissance
Progresser, c’est le propre des sciences, leur fonction même. Ici, dans l’esprit qui animait Jean Dorst, l’objectif est de souligner les développements scientifiques qui apparaissent comme des réponses aux attentes que son appel a soulevées : ils étayent les constats et interprétations qu’il présentait en 1965 et permettent d’éclairer la scène, de rendre intelligibles les drames qui s’y jouent et de guider nos actions pour redresser la situation.
Trois champs scientifiques ont connu, depuis les années 1960, une montée en puissance particulière dans l’esprit évoqué ci-dessus :
– (1) celui de la découverte, de la description et de l’histoire des composantes mal connues ou inconnues de la diversité du vivant – avec en particulier le redéploiement de la systématique enrichie par les approches moléculaires et informatiques et l’essor de la phylogénie ;
– (2) celui de l’agencement spatial et fonctionnel de la biodiversité – avec la montée en puissance des sciences écologiques et de l’évolution ;
– (3) celui des relations et interactions entre humains et non-humains, qui chevauche en partie le champ précédent (écologie parasitaire et épidémiologie écologique ; agro-écologie ; écologie du paysage ; écologie de la restauration ; etc.), mais concerne largement des sciences humaines et sociales qui s’ouvrent vers la nature (anthropologie ou ethnologie ; économie écologique ; philosophie de l’écologie).
Mais c’est aussi la prise de conscience et la reconnaissance de la valeur et de l’importance des « savoirs traditionnels », donc la remise en perspective d’autres cultures que celle promue par la civilisation occidentale – cultures dont on reconnaît l’intérêt, qui méritent l’attention et contribuent à cette précieuse diversité culturelle qui prolonge la stricte diversité biologique. La diversité culturelle fait désormais partie de la « biodiversité » !
Compte tenu du cadrage de cette mise en perspective et actualisation de la pensée de Jean Dorst, je n’aborderai ici que quatre points : l’accélération de l’inventaire du vivant ; l’entrée en scène de la mal-nommée « biologie de la conservation » ; le développement d’indicateurs d’état de la biodiversité, de protocoles de suivis ainsi que de scénarios d’évolution ; et l’émergence du concept de « services écosystémiques ».
La seconde moitié du XXe siècle a vu l’expansion intellectuelle de l’écologie – la science des relations des êtres vivants entre eux et avec leur environnement32. De fait, celle-ci n’a cessé d’étendre ses champs de réflexion : géographie, éthologie, génétique, géologie, mathématiques, médecine, économie, etc. De nouvelles revues scientifiques spécialisées apparaissent et se développent, portées par de nouvelles communautés de chercheurs, de nouvelles sociétés savantes : écologie des paysages, écologie ou biologie de la conservation, écologie industrielle, écologie de la restauration, économie écologique, écologie urbaine, écologie de la santé – sans oublier l’écologie humaine et l’écologie globale dont les racines remontent aux années 1940, voire plus loin encore (l’ouvrage La Biosphère, de Vladimir Vernadsky, date de 1929 pour la première édition en français). Une telle effervescence est un signe de vitalité qui confirme l’intuition d’Ernst Mayr, immense naturaliste et biologiste, lequel écrivait en 1982 dans son magistral essai The Growth of Biological Thougth : « Dans un domaine de recherche aussi vaste que la biologie, il y a presque toujours une discipline dominante, qui marque une époque donnée, telle que la systématique au temps de Linné, la physiologie dans les années 1830 à 1850, l’évolution et la phylogénie dans les années 1860 et 1870, la génétique au cours des deux premières décennies du XXe siècle… la biologie moléculaire depuis les années 1950 et peut-être aujourd’hui l’écologie. »
Quoique parler, à propos de la science écologique, de « discipline dominante » me paraisse impropre, sinon déplacé – car n’est-ce pas l’ensemble de la biologie qui se renouvelle en profondeur, grâce à l’essor tant des approches moléculaires que des approches évolutionnistes –, il reste vrai qu’elle accède à une pleine maturité. Mon propos n’est pas d’en décrire ici les nombreuses dimensions mais seulement de souligner les changements de perspective que cela nous ouvre, dans l’esprit qui animait Jean Dorst. Je vais le montrer plus loin à propos de la « biologie de la conservation » et j’y reviendrai d’une façon plus diffuse dans le troisième chapitre, en insistant sur cette évolution décisive et encore ignorée ou sous-estimée que traduit l’émergence de l’éthique environnementale33.
Mais auparavant, comment ne pas évoquer aussi la spectaculaire réémergence de la systématique, la science de la description et de la classification de la diversité du vivant qu’Ernst Mayr associait « au temps de Linné ». Certes, sa naissance prend corps à cette époque, mais elle a profité aussi de – et à – l’épanouissement technique et théorique de la biologie dans son ensemble – et de l’émergence du concept de « biodiversité ». L’essor de la phylogénie moléculaire en particulier a réactualisé ses interfaces avec l’écologie et le reste de la biologie tandis que les préoccupations relatives à l’effondrement annoncé de la biodiversité, doublé de l’effarant constat d’une méconnaissance « astronomique » de son étendue réelle, favorisèrent la relance des grandes explorations et initiatives pour inventorier la diversité du vivant.
Combien d’espèces
Voilà un terrain sur lequel Jean Dorst ne s’est pas aventuré ! Et son collègue Philippe Bouchet, professeur au Muséum, le comprend, qui publie quarante-deux ans après un article intitulé « L’insaisissable inventaire des espèces34 ». On est toujours dans le flou, en dépit de progrès considérables. Si les spécialistes s’accordent aujourd’hui sur le chiffre de 1,9 million d’espèces décrites (quand Philippe Bouchet écrivait, en 2007, il parlait de 1,8 million), les spéculations vont bon train quant au nombre à découvrir : 10 millions ; 100 millions ? Un article récent, repris dans Science par Daniel Strain35, proclame même le chiffre plus précis de 8,7 millions – chiffre qui ne concerne que les eucaryotes, c’est-à-dire hors bactéries et archées. D’où sort-il ? Tout simplement d’un constat et d’une hypothèse : le constat est que les nombres de phylums, de classes, d’ordres, de familles et de genres s’inscrivent selon une relation de croissance géométrique régulière ; l’hypothèse est que le nombre d’espèces s’inscrirait tout aussi régulièrement dans cette progression.
Rien ne permet de légitimer cette extrapolation, mais beaucoup de spécialistes s’accordent pour trouver cette valeur raisonnable. Quoi qu’il en soit, on retiendra ici trois faits : on ne connaît toujours pas le nombre d’espèces qui vivent autour de nous ; la plus grande part des espèces vivantes nous est totalement inconnue ; et nos connaissances progressent à un rythme soutenu… mais insuffisant.
Lorsque Jean Dorst écrivait Avant que nature meure, les spécialistes reconnaissaient 1,2 million d’espèces. Comme je l’ai dit, on en est aujourd’hui à 1,9 million36. Et l’on progresse dans leur inventaire au rythme de 15 000 à 20 000 nouvelles espèces décrites chaque année.
Ainsi, en 2008 par exemple, ont été décrites 18 225 espèces nouvelles, dont 811 espèces de vertébrés (principalement des poissons, au nombre de 505), 8 794 espèces d’insectes, 2 080 espèces de plantes, etc. Une large part de ce travail, il faut le souligner, est assuré par des amateurs… ou des spécialistes retraités ! Encore de la mobilisation bien utile, mais qui ne dispense pas d’une réflexion politique en amont : ce qui est possible pour les étoiles et les galaxies les plus lointaines ne le serait pas pour la connaissance de notre « famille » même ?
Animal, mon frère
Dans le champ des sciences, comment ne pas se réjouir du retour à l’animal dans son milieu de vie, voire dans sa société et sa culture quand il en a37 – et jusque dans son intimité « intérieure », si j’ose dire.
De fait, lorsque Jean Dorst élaborait son ouvrage, à Gombé en Tanzanie, Jane Goodall développait ses observations chez les chimpanzés ; dans les forêts d’altitude du Rwanda, Diane Fossey venait de faire son entrée chez les gorilles de montagne – que Jean Dorst n’évoque que trop brièvement à propos du parc national Albert créé par le roi des Belges en 1925 ; quelques années plus tard, à partir de 1971, c’est Biruté Galdikas qui partage la vie des orangs-outans de Bornéo. La primatologie retrouvait le terrain et les singes leur âme dont on les avait privés. Une révolution majeure venait de s’affirmer, touchant l’ensemble du champ de l’éthologie – révolution, il est vrai, déjà amorcée confidentiellement – parce que écrite en japonais – dès les années 195038.
Comment ne pas parler aussi, dans le même esprit, de l’élaboration magistrale d’Edward O. Wilson – Sociobiology. A New Synthesis, qui voit le jour en 1975 ? Que cette approche évolutionniste des sociétés animales ait pu, ici ou là, être mal comprise et donner place à des polémiques, voire à des dérives, regrettables – il n’empêche : on a désormais pleine légitimité à parler de nos frères animaux et à leur reconnaître une existence personnelle propre.
Ainsi, grâce aux singes entre autres, on semblait redécouvrir l’importance de l’empathie, du besoin de solidarité et d’équité si l’on en juge à la lecture de L’Âge de l’empathie. Leçon de la nature pour une société solidaire du primatologue Frans de Waal39. Quant à Wilson, il va jusqu’à faire de la biophilie un penchant humain enraciné dans notre généalogie animale40. Non seulement on peut « échanger » avec d’autres animaux, être en empathie avec eux – mais ce serait même dans notre nature !
Une nouvelle science de la conservation de la nature
L’émergence et la cristallisation d’une biologie de la conservation sont une réponse de la communauté scientifique à la crise que l’on appellera plus tard « de la biodiversité », crise que constatent nombre de ses membres, tel Jean Dorst, et que relaient les grandes ONG de protection de la nature pour alerter citoyens et décideurs.
La biologie de la conservation, science de crise
Le livre de Jean Dorst n’est-il pas déjà une sorte de bilan de crise, énonçant faits observés – une accumulation des extinctions animales et végétales relevées sur tous les continents –, causes et mécanismes sous-jacents, en remontant aux sociétés humaines passées et contemporaines ainsi qu’à leurs actions ? On a là les bases d’un manuel d’écologie des extinctions et de la conservation, et les principes pour freiner l’érosion de la biodiversité.
La biologie de la conservation naît officiellement au début des années 1980 – après une phase de gestation durant la décennie précédente où l’ouvrage de Jean Dorst est l’un des premiers germes. Elle se définit comme une discipline de crise : son objectif est de passer du statut de science qui enregistre les catastrophes à celui de science d’action, visant à les anticiper, les empêcher ou les réparer – ce qui ouvrira le champ à l’« écologie de la restauration41 » à partir de bases scientifiques et techniques bien établies. De fait, c’est dans la décennie 1980 que paraissent les premiers manuels portant ce nom42 et en 1985 que se constitue la Society for Conservation Biology qui réunit ses spécialistes et lance le premier journal spécialisé du domaine, Conservation Biology, dont le premier volume paraît l’année suivante.
C’est typiquement une science de synthèse qui se construit sur une base multidisciplinaire, en appliquant au maintien de la diversité biologique les connaissances développées par l’écologie, la biogéographie, la systématique, l’éthologie, la génétique des populations – mais tout autant celles apportées par l’anthropologie, la sociologie, l’économie ainsi que les sciences politiques et juridiques. Qui a dit biologie de la conservation ? Passons… ou lisons David Takacs (1996) ! Ainsi, dans son essai critique intitulé The Idea of Biodiversity. Philosophies of Paradise n’écrit-il pas : « Le terme “biodiversité” apparaît comme un instrument pour une défense zélée d’une construction sociale particulière de la nature, qui reconnaît, analyse et déplore cette furieuse destruction de la vie sur Terre. Quand ils brandissent le terme, les biologistes visent à changer la science, la conservation, les habitudes culturelles, les valeurs humaines, nos idées sur la nature, et, finalement, la nature elle-même43. » Ça secoue, non ?
Cette nouvelle discipline, issue en fait de l’écologie au sens large, a quatre spécificités qui la distinguent des courants de pensée et pratiques de la protection de la nature dont elle reprend le flambeau :
(1) Elle s’appuie sur une base théorique et intègre des concepts et modèles de l’écologie et de la génétique des populations pour les appliquer à des situations réelles.
(2) Elle s’intéresse non à telle ou telle espèce charismatique ou économiquement appréciée mais, indifféremment, à l’ensemble de la biodiversité à laquelle elle accorde une valeur intrinsèque44.
(3) Elle considère que les efforts de gestion et de conservation doivent donc être orientés vers la totalité des écosystèmes de la planète plutôt que vers des espèces particulières – écosystèmes qui sont appréhendés en tant que véritables « systèmes support de vie » nécessaires à notre bien-être.
(4) Elle implique, je l’ai déjà dit, un large cortège de disciplines scientifiques et reconnaît l’importance égale des sciences sociales pour la pertinence et l’efficacité de sa mise en œuvre et de son développement.
Étrange cette « biologie » de la conservation, qui se reconnaît dépendante des sciences de l’homme et de la société – et surtout qui se déclare science d’action ? Non, en pleine cohérence avec ses objectifs et le fait que, comme toute science, elle est une production et le reflet d’une certaine organisation de la société. Une science impliquée donc, et fière de l’être. Son objet – la biodiversité – n’est-il pas autant une réalité objective du monde vivant qui nous environne et auquel on appartient qu’une construction sociale ? Si, dans le cadre de la convention sur la diversité biologique ratifiée à Rio, on s’intéresse à la diversité du vivant, c’est non seulement parce qu’elle est menacée (par nous humains), mais aussi parce qu’elle est porteuse d’enjeux – sociaux, économiques, politiques, philosophiques, voire spirituels et religieux. J’y reviendrai dans la 3e partie, me contentant de souligner ici cette vertu « transformatrice » du concept de biodiversité et de la science qui en a fait son drapeau45. Quoi qu’il en soit, cette science de la biodiversité est bien utile pour enrichir notre compréhension des processus d’extinction, les deux exemples suivants l’illustreront clairement.
Déforestation et rythmes d’extinction
Deux études de grande ampleur ont récemment étayé et précisé les hypothèses en vigueur relativement aux extinctions en masse que l’érosion des forêts tropicales devait entraîner.
En Amazonie brésilienne, le projet baptisé BDFFP (Biological Dynamics of Forest Fragments Project) a commencé en 1979 sous la forme d’une expérimentation à grande échelle pour évaluer les effets de la fragmentation du massif forestier sur divers groupes faunistiques et floristiques. Des données d’abondance ont été récoltées pour les arbres, les oiseaux, les amphibiens, les mammifères et divers groupes d’invertébrés avant l’isolement de fragments forestiers de 1, 10, 100 et 1 000 ha. Les peuplements de ces « îles » forestières ont été recensés vingt-deux années plus tard46.
Les résultats de ce travail suggèrent que la fragmentation altère la dynamique des populations et des communautés. Comme attendu, ils montrent que la richesse spécifique observée est positivement corrélée avec la superficie des fragments de forêt. Beaucoup de grands mammifères, les primates, des oiseaux de sous-bois, mais aussi diverses espèces de termites, de fourmis et de papillons avaient disparu même des plus grandes « îles » (100 et 1 000 ha) de la zone d’étude. Une fois isolés, les petits fragments (1 et 10 ha) perdent leurs espèces à un rythme élevé. Par exemple, les peuplements de scarabées coprophages ou nécrophages furent profondément altérés dès les premières années (deux à six ans) après l’isolement. L’extinction locale d’oiseaux, de singes et de papillons se produisit aussi plus rapidement dans les petits que dans les grands fragments après l’isolement. Cependant, quelques rares groupes tels que les grenouilles et rainettes forestières restèrent stables, à cette échelle de temps, malgré l’isolement. En outre, les chercheurs impliqués dans cette étude ont mis en relief la diversité des effets de lisière en forêt fragmentée et l’importance des effets liés à la nature de la matrice47.
Le second travail, entrepris par l’écologue australien Barry Brook de l’université Darwin, porte sur les extinctions locales enregistrées à Singapour cent quatre-vingt-trois ans après l’installation des Anglais48. Depuis leur arrivée en 1819 dans cette île tropicale de 618 km², 95 % des 540 km² de forêt ont été déboisés. Des 3 996 espèces appartenant à des groupes bien connus et supposées présentes à l’époque (d’après les recensements et récoltes faits par les Britanniques – d’excellents naturalistes comme chacun sait), 881 étaient localement éteintes cent quatre-vingt-trois années plus tard. Des taux élevés d’extinction ont été relevés parmi les groupes spécialistes de milieux forestiers (33 %), avec la plus forte proportion d’espèces éteintes chez les papillons, les poissons, les oiseaux et les mammifères (34 à 87 %). Des taux d’extinction plus faibles (7 %) furent relevés pour des groupes d’espèces qui préfèrent ou tolèrent des habitats ouverts ou de lisière tels que la plupart des amphibiens et des reptiles.
En conclusion, ces deux « expérimentations » montrent : l’ampleur et la rapidité des extinctions provoquées par la déforestation ; l’importance de la qualité de la matrice et des effets de lisière pour la survie de beaucoup d’espèces ; la diversité des réponses offertes par les divers groupes considérés. On notera que ces deux derniers points, conformes à l’idée que l’on peut se faire de la diversité biologique, n’étaient pas pris en compte dans les extrapolations quantitatives des Myers, Ehrlich et Wilson. C’est ainsi que progresse la science !
Et l’émergence du concept de service écologique en est un autre aspect, qui touche à l’évolution des stratégies de conservation.
Du « à quoi ça sert » au « comment ça fonctionne »
Pour asseoir dans la durée le succès médiatique du vocable de biodiversité les promoteurs de ce concept ont cru nécessaire d’insister sur son utilité – comme on connaît ses saints on les honore, dit le bon sens populaire. Utilité pour nous humains, bien entendu.
Ainsi, avec une démarche utilitariste classique, a-t-on vu d’abord quantité d’auteurs promouvoir la valeur de la biodiversité en tant que source de produits de consommation, comme Jean Dorst le faisait déjà à propos des espèces et des écosystèmes. On parle de réservoir quasi infini de molécules d’intérêt pharmaceutique ; on rappelle, à juste titre, la fourniture de produits alimentaires – de tous nos produits alimentaires ; on énumère la quantité de produits industriels que fabrique la nature : bois, parfums, fibres, soie, cuirs et peaux, etc. C’est entendu, la biodiversité est pour nous une source de richesses. Et ces biens dont nous profitons peuvent être évalués économiquement sans difficulté puisqu’ils passent par le marché. Ainsi, tout le monde sait que l’agriculture et l’élevage sont des biens essentiels. On en connaît même le prix : ne fait-on pas son marché tous les jours ? Quant à l’importance économique des divers secteurs industriels qui s’appuient sur la biodiversité – industrie pharmaceutique, des cosmétiques, du bois –, est-il nécessaire d’aligner les milliards de dollars ou d’euros pour faire comprendre l’intérêt qu’il y a à préserver ces ressources ?
La difficulté d’évaluer le rôle économique de la biodiversité tient à son omniprésence. Le concept de « service écologique » qui s’impose au tournant du millénaire permet, lui, d’approfondir cette réflexion. Il repose sur l’idée que les écosystèmes fonctionnent et produisent – chose que la science écologique a mise au cœur de son champ de compétences en promouvant le concept d’écosystème. Le terme lui-même a été introduit par l’écologue britannique Arthur Tansley en 1935 pour caractériser le système constitué par les organismes vivants et l’environnement physique où ils se développent. Ce système a donc des structures et un fonctionnement.
L’article fondateur de l’écologie des écosystèmes, publié en 1942 à titre posthume, est dû à un jeune écologue américain, Raymond Lindeman. L’écosystème y est défini comme l’unité par excellence des échanges d’énergie dans la nature. Mais la notion fondamentale introduite par Lindeman est celle de cycle trophique, lequel relie les producteurs primaires – c’est-à-dire les plantes – aux consommateurs et aux décomposeurs, assurant ainsi la circulation de la matière dans l’écosystème. Les nutriments y sont ainsi recyclés, assurant à l’écosystème une véritable autonomie fonctionnelle.
Ainsi, on a commencé à théoriser le fonctionnement des systèmes écologiques au début du XXe siècle – tandis que l’agriculture, l’exploitation forestière, les pêches profitaient déjà depuis longtemps des capacités productives de la nature. Mais de là à parler de « service » ! L’expression de « service écologique » est apparue dans la littérature écologique avec la décennie 1980, même si ses racines sont bien antérieures. Désignés en anglais par la dénomination d’ecosystem services, ces services regroupent les facteurs, conditions et processus grâce auxquels les écosystèmes, avec l’ensemble des espèces qui en constituent la trame vivante et active, supportent et satisfont des fonctions dont nous profitons sans toujours le savoir.
Cette définition intègre la production des biens et des services proprement dits, c’est-à-dire les fonctions utiles à notre propre existence : l’épuration de l’air et de l’eau, la régulation des inondations et des sécheresses, la détoxification et l’élimination des déchets, l’entretien de la fertilité des sols, la pollinisation des plantes, cultivées ou sauvages, la régulation des climats locaux, le contrôle des espèces potentiellement envahissantes et autres ravageurs, etc. ; à quoi on peut ajouter des services esthétiques, hédoniques, culturels, voire spirituels. Ces services écosystémiques résultent de l’activité de l’ensemble des agents biologiques qui, à partir de l’énergie solaire, des plantes aux carnivores en passant par les herbivores, animent la biosphère tout entière49.
Si l’idée de biens écologiques était banale et fut rapidement assimilée, celle de service est bien plus récente et plus délicate à appréhender. En outre, s’il est relativement facile de quantifier et même d’évaluer économiquement les biens produits (productions d’aliments, de fibres, de bois, etc.), ce n’est pas le cas des autres services, dont l’essentiel échappe au marché. De plus, admettre que les écosystèmes fournissent des services fut difficile à accepter par les naturalistes. L’anthropocentrisme que cela traduit déplaisait. Et voir la Nature, ses écosystèmes, comme de simples entreprises fournissant biens et services était tout ce qu’il y a de plus agaçant : non contents de détruire la nature, la civilisation industrielle et sa voracité prédatrice s’apprêtent maintenant à l’asservir corps et âme. La libre Nature au service de « ces gens-là », quelle horreur !
Cela dit, les naturalistes ont raison : les écosystèmes ne nous fournissent rien. Ce sont les humains qui retirent des services du fonctionnement des écosystèmes – et c’est le cas de toutes les espèces. Toutes, en effet, en tant que constituantes des écosystèmes, contribuent aux services que toutes en retirent, conformément à l’idée de la vie comme tissu, réseau d’interactions. Comprendre le concept de service écosystémique exige d’être à même de se penser comme organismes parmi tous les autres, membres de l’écosystème.
Mais, au-delà du concept de service écologique, la « révolution » amorcée par la Société américaine d’écologie, avec son initiative pour une biosphère soutenable, transformée ou plutôt parachevée par le Millennium Ecosystem Assessment50, a permis de faire un saut. Le déclic : l’invitation à replacer les humains dans l’écosystème planétaire, ce que les écologues naturalistes répugnaient à faire. Il en a résulté un renouvellement profond de nos approches, couplant systèmes écologiques et systèmes sociaux, et mettant en relief les liens entre bien-être humain et processus écosystémiques. En insistant plutôt sur le fonctionnement des écosystèmes, sur les processus écologiques qui les structurent et les animent, sur leurs performances aussi, le MEA fit passer la pilule : en fonctionnant, les écosystèmes mobilisent leurs acteurs vivants dans un grand nombre de processus et de performances dont nous profitons tout naturellement comme habitants de la biosphère. L’expression « service » est un raccourci qui, certes, traduit une vision très anthropocentrée, mais a l’avantage de faire reconnaître et valoriser ce que, jusque-là, nous ignorions ou traitions avec dédain. D’où, d’ailleurs, la dégradation des écosystèmes et l’érosion de la biodiversité qu’on déplore aujourd’hui – phénomène que Jean Dorst avait pourtant largement et solidement étayé.
On admettra sans difficulté que, derrière les services rendus par les écosystèmes, on a des processus écologiques (production ou décomposition de matière organique, fixation de l’azote de l’air, pollinisation des fleurs…) et donc des espèces qui les accomplissent. Mais il convient de souligner que la biodiversité dont il s’agit ici ne se réduit pas aux habituels oiseaux et mammifères charismatiques mais s’étend bien évidemment à des cortèges mal connus, voire totalement ignorés de crustacés, de vers, de champignons ainsi qu’au monde invisible des micro-organismes. D’autre part, entre la biodiversité – une affaire qui s’inscrit sur des échelles de temps qui se mesurent en milliers ou millions d’années – et les services, que nous apprécions à l’échelle de l’année ou de la décennie, le raccourci paraît simpliste et pour le moins précipité et trompeur. L’organisation des écosystèmes dissimule, en particulier, une propriété majeure de la biodiversité et des réseaux trophiques, la résilience, c’est-à-dire la capacité à absorber et amortir les chocs, à retrouver un fonctionnement normal après une catastrophe – même si les espèces dominantes ne sont pas toujours les mêmes avant et après. Là réside un des aspects de la vertu d’assurance sur l’avenir que l’on attribue à la diversité biologique. Elle ne peut s’appréhender que sur les temps longs, seule échelle à laquelle l’apparente surabondance en espèces trouve tout son sens51.
Un observatoire pour la biodiversité
Que l’on se préoccupe de l’inventaire des espèces ou de l’état des faunes et des flores, on est confronté à la nécessité de disposer de moyens d’observation, de mesure et de suivi52. Comment évaluer, en effet, sans indicateurs, l’évolution de l’état de la biodiversité et l’efficacité des mesures prises afin d’en stopper l’érosion ?
De tels dispositifs étaient quasi absents à l’époque où Jean Dorst nous alertait, et peut-être cela a-t-il nui à la prise en compte de ses mises en garde. Bon prétexte en tout cas pour rester sourds chez les « gens sérieux ». Sur ce terrain, d’importants efforts ont été accomplis tant à l’initiative d’organisations internationales – le Secrétariat de la convention sur la diversité biologique, l’Agence européenne de l’environnement – que de gouvernements qui mettaient en place des stratégies nationales pour la biodiversité, d’associations de protection de la nature et de réseaux de laboratoires.
De fait, la plupart des pays avancés se sont dotés d’observatoires de leur patrimoine naturel. Certes, ceux-ci n’appréhendent que certaines composantes de la biodiversité – dont on a déjà vu que l’inventaire restait fort incomplet. Mais cela n’empêche nullement de suivre des évolutions et d’étayer des stratégies d’action efficaces.
Prenons le cas des oiseaux, chers à Jean Dorst. Leur visibilité, leur diversité écologique, leur gamme de tailles plutôt large entre le petit Roitelet et l’imposant Aigle royal, la bonne connaissance que l’on en a (voir tableaux I et II), l’abondance des spécialistes et la vitalité des réseaux d’amateurs compétents – sans oublier leur popularité et donc la relative puissance des associations de défense correspondantes, telle la LPO (Ligue pour la protection des oiseaux) dans notre pays – en font d’excellents candidats pour jouer le rôle d’indicateurs de la biodiversité dans son ensemble et de la bonne santé des écosystèmes où ils vivent.
À titre d’exemple j’évoquerai, Jean Dorst oblige, le programme de suivi temporel des oiseaux communs (STOC) développé et coordonné en France par le centre de recherches sur la biologie des populations d’oiseaux (CRBPO) du Muséum national d’histoire naturelle de Paris.
Mis en place en 1989, ce programme, qui bénéficie du soutien du ministère en charge de l’écologie et de la LPO, comporte deux volets complémentaires : un volet « écoutes » (les espèces d’oiseaux sont identifiées à partir de leur chant), basé sur la mobilisation d’un réseau national d’ornithologues bénévoles qui couvre l’ensemble du territoire ; un volet « captures », basé sur les prises et baguages réalisés chaque printemps dans 75 stations couvrant les différents types de milieux de France métropolitaine.
Le réseau « écoutes » permet aujourd’hui d’effectuer le suivi à long terme de l’abondance de plus de 120 espèces sur l’ensemble du territoire, tandis que le réseau « captures » apporte des informations sur les mécanismes démographiques qui sous-tendent les variations observées pour une trentaine d’espèces. Ces indicateurs montrent une diminution progressive des effectifs d’oiseaux (nombre d’individus et non pas nombre d’espèces – qui ne changent pas) de 12 % entre 1989 et aujourd’hui. Celle-ci touche particulièrement les espèces inféodées aux espaces agricoles (perte de 25 à 30 % des effectifs) et, d’une manière plus générale, les espèces les plus spécialisées (vis-à-vis de leur habitat ou de leurs besoins alimentaires) et les plus septentrionales – ce que confirment des suivis similaires effectués en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas.
En conclusion, ce type de suivi traduit bien le fait que la biodiversité en Europe de l’Ouest est sous la double influence du réchauffement climatique et des changements d’usage des terres. Avec une tendance générale à l’homogénéisation des peuplements, les espèces généralistes tendant à s’imposer partout53. Ainsi, la mondialisation touche aussi la biodiversité !
Sur le plan international, une initiative majeure a été lancée à Potsdam (Allemagne) en avril 2008, avec la décision de mettre en place un réseau de stations d’observations sur tous les continents – le réseau GEO-BON (Group on Earth Observations – Biodiversity Observation Network). Les données recueillies, jointes à celles fournies par les satellites, devraient permettre de faire des modélisations et des projections sur l’évolution attendue de la biodiversité et ses diverses composantes54.
Vers une mobilisation générale
La dynamique des connaissances et des idées qui a marqué les décennies 1970, 1980, 1990, et dont nous venons de voir quelques aspects, a traversé, à des degrés divers et plus ou moins vite, tous les secteurs de la société. Et ceux-ci ont répondu. En d’autres termes, Jean Dorst a bien été entendu.
En voici quelques illustrations.
Les fruits d’une conférence sur la biosphère
La protection de la nature a émergé dans la seconde moitié du XIXe siècle et s’est imposée peu à peu au long de la première moitié du siècle suivant, avec la mise en œuvre de lois de protection et la création des parcs nationaux. L’Union internationale pour la protection de la nature, future UICN, est créée à Fontainebleau en 1948. Une idée domine : il faut protéger espèces et espaces naturels des atteintes des hommes, pour leur propre bien.
À la fin des années 1960, quand touche à son terme le Programme biologique international (PBI) consacré à l’évaluation des flux de matière et d’énergie dans les grands écosystèmes de la planète, forêts tempérées, forêts tropicales, savanes, toundras, etc., un profond revirement se fait sentir : il n’est plus possible de faire comme si la nature était vierge, comme si les humains n’en étaient pas partie prenante ! C’est ce dont prend acte l’Unesco qui organise en septembre 1968, avec la participation des Nations unies et la coopération de l’UICN et du PBI, ce que l’on appellera la conférence de la biosphère.
Le secrétaire général en était le Français Michel Batisse, sous-directeur général pour les sciences à l’Unesco. La conférence, présidée par un autre Français, le professeur François Bourlière, collègue et ami de Jean Dorst, proclame que la nature ne peut être mise sous cloche comme le plaidaient ses premiers protecteurs ; au contraire, utilisation et conservation des ressources naturelles devaient aller de pair ; et cela appelle un effort de recherche et le recours à des approches interdisciplinaires.
Forte de cet appel, l’Unesco se met au travail… et lance officiellement, en 1971, le programme MAB dont l’objectif est de développer des approches interdisciplinaires à propos des relations entre humains et écosystèmes. Elle propose la mise en place sur l’ensemble de la planète de réserves de biosphère. Les premières sont établies en 1974, à l’initiative des acteurs des territoires concernés. On en compte aujourd’hui plus de 580 – et il s’en crée de nouvelles chaque année – réparties sur 110 pays55.
De quoi s’agit-il ? Tout simplement de véritables laboratoires in situ d’expérimentation du développement durable à l’échelle de régions fortes d’une cohérence sociale et culturelle autant qu’écologique, telles les Cévennes ou la Camargue pour la France, par exemple. Ce programme, auquel les communautés scientifiques tant des sciences de l’homme que des sciences de la nature devraient davantage s’intéresser, répond pleinement à la double attente formulée explicitement par Jean Dorst : « La nature ne sera pas sauvée contre l’homme, elle doit l’être parce que cela constitue la seule chance de salut matériel pour l’humanité en raison de l’unité fondamentale du monde dans lequel nous vivons » (p. 446) ; et : « Mais les réserves intégrales ne sont pas seulement des conservatoires intangibles d’habitats et d’espèces ; elles constituent également des laboratoires naturels, ouverts à des recherches scientifiques susceptibles de n’apporter aucune perturbation grave et irrémédiable au milieu en accord avec le principe même de ce type de réserve » (p. 405).
Des frontières s’ouvrent…
Ces réserves de biosphère – des « territoires pour l’homme et la nature56 » – et le réseau mondial qu’elles tissent ne constituent-ils pas un dispositif exceptionnel pour renouveler nos relations à la biodiversité, pour en saisir la complexité et la profondeur, et pour en promouvoir la soutenabilité : faire que ça dure parce que cela sera socialement accepté.
Ce faisant, conformément à l’essence même du concept de biodiversité qui a été substitué à celui de nature, les frontières s’ouvrent : entre groupes sociaux ou professionnels, utilisateurs directs et indirects des ressources naturelles – biens ou services ; entre disciplines scientifiques, qu’elles s’inscrivent dans le champ des sciences de la nature ou dans celui des sciences de l’homme et de la société ; entre humains et non-humains57.
Cette grande ouverture, elle est aujourd’hui largement perceptible dans toutes les composantes de nos sociétés : monde de la recherche ; monde associatif – des associations locales ou régionales aux grandes ONG environnementalistes ; monde des entreprises ; monde des gestionnaires de milieux, d’espèces ou de ressources génétiques ; monde politique.
Ouverture à des degrés divers, certes, mais néanmoins réelle partout – et c’est bien un accomplissement majeur qui tranche avec la situation des années 1960 que connaissait Jean Dorst. En France, par exemple, la dynamique créée depuis 2002 par l’Institut français de la biodiversité, puis par la Fondation de recherche pour la biodiversité (FRB) qui en a élargi le champ et les moyens – groupement d’intérêt public qui s’appuie sur l’ensemble des organismes de recherche intéressés par la biodiversité et qui y associe le monde associatif et celui de l’entreprise – en apporte des preuves tous les jours58.
Faut-il rappeler que ce dispositif est le produit d’une initiative du CNRS et du ministère en charge de l’écologie lancée en 1991 sous la forme d’un programme interdisciplinaire intitulé : Programme national dynamique de la biodiversité et environnement ?
Vers un groupe intergouvernemental d’experts sur la biodiversité et les services écosystémiques
Entre Rio 1992 et Rio 2012, sous l’impulsion du Secrétariat de la convention sur la diversité biologique, et dans le sillage de toute la dynamique intellectuelle et sociale que nous avons esquissée, des pas décisifs ont fini par être franchis, à l’échelle de gouvernements et d’organisations internationales, vers la mise en œuvre de politiques visant à soutenir la biodiversité.
D’abord, de nombreux pays ont mis en place des stratégies nationales pour la biodiversité. En France, la SNB a été adoptée en 2004 et, après le Grenelle de l’environnement qui a stimulé débats et brassage d’idées, s’est vue relancée en 2010.
En octobre 2010, la conférence internationale sur la diversité biologique de Nagoya s’est conclue, dans la douleur mais avec finalement une approbation unanime de la petite centaine de pays représentés, par des acquis qui pourraient s’avérer majeurs (chat échaudé…).
La stratégie de Nagoya définit 5 grands objectifs stratégiques, déclinés ensuite en 20 cibles concrètes à atteindre – 3 à l’horizon 2015, 17 à l’horizon 2020 :
– Gérer les causes sous-jacentes de l’appauvrissement de la diversité biologique par la prise en compte de la biodiversité dans l’ensemble des politiques nationales.
– Réduire les pressions directes qui s’exercent sur la diversité biologique et encourager les pratiques d’utilisation durable.
– Améliorer l’état de la diversité biologique en sauvegardant les écosystèmes, les espèces et leur diversité génétique – espèces sauvages et domestiques.
– Renforcer les avantages retirés de la biodiversité et des services écosystémiques, et favoriser leur partage pour tous.
– Renforcer la mise en œuvre des politiques définies ci-dessus par le biais d’une planification participative, de la diffusion et le partage des connaissances et du renforcement des capacités dans les pays du Sud.
Cet accord de Nagoya, que la France a qualifié d’historique, s’est achevé par un acquis absolument majeur, avec la décision de création d’une plate-forme intergouvernementale d’interface entre science et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (l’IPBES) – dispositif équivalant au GIEC pour le climat, dont la mise en place se jouera en cette année 2012.
Est-ce à dire que la biodiversité serait enfin prise au sérieux ? Toujours est-il que la proposition initialement formulée par la France, dans le cadre de la conférence internationale biodiversité : science et gouvernance qui s’est tenue à Paris en janvier 2005, venait enfin de voir le jour après un vaste et long processus de consultation puis de négociations internationales.
On peut toutefois s’interroger sur le manque d’enthousiasme à s’engager sur des moyens… et sur cet engouement plutôt suspect en faveur des approches d’évaluation économique et le ciblage de plus en plus orienté sur les seuls services écosystémiques59.
La biodiversité, c’est notre nature !
L’homme a assez de raisons objectives pour s’attacher à la sauvegarde du monde sauvage. Mais la nature ne sera en définitive sauvée que par notre cœur. Elle ne sera préservée que si l’homme lui manifeste un peu d’amour, simplement parce qu’elle est belle et parce que nous avons besoin de beauté, quelle que soit la forme à laquelle nous sommes sensibles du fait de notre culture et de notre formation intellectuelle. Car cela aussi fait partie intégrante de l’âme humaine.
En définissant la biodiversité comme cela a été fait dans les chapitres précédents, en s’appropriant cette façon écologique de voir la nature et notre monde, on crée une rupture, un renversement radical par rapport à la vision dominante qu’a imposée notre civilisation occidentale. Une civilisation qui, pour notre bien, a sorti l’Homme de la nature, opposé celui-ci à celle-là. Philippe Descola60, avec l’approche anthropologique qui apporte à cette question son éclairage complémentaire mais essentiel (au sens profond du mot), a prononcé de son côté l’effacement de cette rupture, dans son Par-delà nature et culture. De fait, notre vision première est écologiquement erronée, fautive même, puisqu’elle nous coupe de nos racines, nous éloigne de notre parentèle « historique » et nous rend sourds et aveugles à la réalité profonde du monde vivant, de son évolution, de son statut de biosphère.
Dans une campagne de mobilisation des citoyens en faveur de la nature lancée en 2010 à l’occasion de l’année internationale de la biodiversité, plusieurs associations à vocation écologiste61 appelaient à l’action en clamant : « La biodiversité, c’est votre nature ! » Même si ce slogan est né d’un hasard (comme le fait la diversité dans le vivant !) – à l’occasion d’un travail de réflexion de type publicitaire où s’affrontaient les partisans du mot « nature » et ceux du mot « biodiversité » –, il est profond, à méditer : la diversité est notre essence même, parce qu’il n’y a pas de vie sans diversité, parce que vivre c’est dépendre d’autres êtres vivants. Percevoir que la biodiversité c’est notre nature, c’est se sentir profondément ancré dans le tissu vivant planétaire, enrichi de sa puissance, voué au changement dans la continuité, ouvert à la réconciliation avec ce qui nous entoure, à la coopération autant qu’à la compétition. On comprend alors que pour s’inscrire dans une perspective de développement durable – comme l’a fait la vie avec 3,8 milliards d’années d’expérience – il faut agir autrement, avec la nature et non contre elle.
Ménager la Terre
En 1965, Jean Dorst attirait déjà notre attention : « Il faut maintenant se rendre à l’évidence : la simple mise en réserve de certaines parcelles ne suffira pas à préserver la nature. Le parc national et le “sanctuaire” ne constituent plus que des solutions locales et partielles. En raison de l’unité du monde, toute solution doit s’appliquer à l’ensemble de la planète dont l’homme doit envisager l’aménagement en fonction de son intérêt bien conçu » (p. 146).
Eh bien, oui, les sociétés humaines qui aujourd’hui pratiquent ce qu’on appelle l’« aménagement du territoire » doivent apprendre à y inclure les besoins de la nature – puisque ce sont aussi les nôtres. Un développement soutenable, pour une prospérité durable de nos sociétés et de l’ensemble des humains, suppose en effet que nous ménagions62 la Terre. En apprenant à la partager avec les non-humains – mais aussi entre humains !
Comment se partager l’espace
Le diagnostic de Jean Dorst, tel qu’il transparaît tout au long de son livre, peut s’énoncer comme suit : le problème majeur entre humains et non-humains est de l’ordre d’une concurrence pour l’espace – et les ressources que celui-ci renferme. Cette préoccupation, qui est au cœur de son analyse des perspectives démographiques de notre espèce et des impacts qui en découlent, s’adosse à l’importance qu’il accorde à l’agriculture et obéit à la vision profondément écologique qui sous-tend tout l’ouvrage. L’attention à la terre, aux sols63, à l’ampleur et la qualité des milieux naturels est omniprésente dans la pensée de Jean Dorst. Nécessités pour la nature, pour la survie des espèces ; sources de vie et de civilisation pour l’Homme – avec, entre la nature originelle et la nature transformée, entre la nature et la culture, l’agriculture. On devrait dire les agricultures. En cela, il rejoint à bien des égards, avec une fibre plus naturaliste et plus scientifique, le forestier américain Aldo Leopold, grand précurseur de l’éthique environnementaliste qui émergera dans les années 1970.
Mais relisons Jean Dorst (p. 238) : « On s’aperçoit […] qu’un certain équilibre entre la forêt, la prairie et le champ doit être maintenu, d’une manière très variable suivant les facteurs physiques du milieu64. Cet équilibre agro-sylvo-pastoral a fait la richesse de l’Europe occidentale et moyenne, en même temps que ses paysages harmonieux. Il a fait la prospérité d’une partie de l’Asie et du nord-est de l’Amérique du Nord où ces méthodes ont été appliquées par les colons aux longues traditions agricoles venues d’Europe. C’est pour l’avoir négligé que les agriculteurs devenus businessmen ont ruiné les grandes plaines du centre des États-Unis et les savanes et forêts claires d’Afrique et de l’Amérique tropicale. La monoculture aura été une calamité que nous risquons de payer très cher, tout comme les conséquences des remembrements agricoles qui posent des problèmes géomorphologiques graves s’ils sont faits d’une manière inconsidérée. »
Partisan de la nature contre l’homme, comme John Muir, ou esprit pragmatique proche de la philosophie utilitariste de Gifford Pinchot ? Bien difficile de le dire, même si l’homme de science qu’était Jean Dorst penche clairement dans le sens de Pinchot. Ainsi écrit-il (p. 27) : « Il est urgent que cesse un vieil antagonisme entre les protecteurs de la nature et les planificateurs. Il faut sans doute que les premiers comprennent que la survie de l’homme sur terre exige une agriculture intensive et la transformation profonde et durable de certains milieux, et qu’ils abandonnent de ce fait beaucoup de préjugés sentimentaux, dont certains ont nui gravement à la cause qu’ils défendent. »
C’est dit ! Mais je reviendrai sur la philosophie « conservationniste » de Avant que nature meure, dont on verra qu’elle est plus subtile qu’il n’y paraît dans cette citation, pour m’en tenir ici à l’impératif agricole que défend aussi Jean Dorst – après un détour par l’écologie.
Lorsque Jean Dorst préparait Avant que nature meure, aux État-Unis l’écologue Robert MacArthur et le biologiste Edward Wilson (1963, 1967) concevaient puis promouvaient la théorie de la biogéographie des îles qui remettait en avant la (vieille) relation entre richesse spécifique des peuplements (animaux et végétaux) et surface des habitats considérés et donnait un nouveau relief aux relations dérivées, entre effectifs des populations et leurs probabilités de survie, et entre ces effectifs et la superficie des milieux favorables. Plus cette superficie est grande et plus les effectifs sont élevés.
En d’autres termes, les espèces ont besoin d’espace – et nous aussi ! Tel est bien le problème pour l’humanité du XXIe siècle et c’est ce que soulignent tous les auteurs, qu’ils se préoccupent de préservation des écosystèmes (MEA 2005) ou de comment nourrir 7 milliards d’humains aujourd’hui et 9 à la mi-temps du siècle65. Ce grand défi du XXIe siècle, Jean Dorst l’avait donc clairement entrevu et énoncé.
Faut-il spécialiser nos relations au territoire en partageant celui-ci entre espaces protégés d’un côté et surfaces dévolues à une agriculture intensive de l’autre ? Ou bien doit-on plutôt s’orienter vers une coadaptation spatiale entre besoins de la biodiversité et nécessités agricoles elles-mêmes diversifiables66 ? À noter ici que Jean Dorst évite le piège de la dichotomie nature/agriculture en énonçant qu’il convenait de distinguer trois types d’espaces : des aires protégées ; des zones cultivées… et toute la matrice spatiale englobant les uns et les autres, que l’on appelle aujourd’hui « nature ordinaire », dans un discours de défense de la biodiversité planétaire tel que nous l’avons évoqué à propos de la biologie de la conservation.
J’ai le sentiment qu’il souscrirait avec enthousiasme à cette conclusion de Catherine et Raphaël Larrère67 : « Il ne s’agit donc plus de geler une nature sauvage, maintenue dans son état primitif, à l’abri des interventions humaines. Au contraire, il faut préserver la capacité évolutive des processus écologiques. Cela implique d’harmoniser la préservation des réserves naturelles avec les zones mises en valeur, dans une gestion variée du territoire. Cela suppose une gestion complexe d’espaces diversifiés. Dans une telle conception, l’homme n’est pas extérieur à la nature, il en fait partie, il est membre actif d’une nature à laquelle il peut faire du bien, s’il se conduit de manière avisée, s’il en fait bon usage. C’est l’idée même du développement durable : il ne s’agit pas d’étendre la logique de production à l’environnement, mais au contraire de comprendre que nos activités économiques sont incluses, sont insérées dans notre environnement naturel. » Et que cette réalité écologique de la planète doit s’imposer à nos politiques économiques – et non l’inverse que nous vivons depuis le XIXe siècle. N’écrit-il pas, p. 449 : « Il est temps que domine à nouveau [sur Homo technocraticus et Homo faber] l’Homo sapiens, celui qui sait que seul un juste équilibre avec la nature tout entière peut lui assurer sa légitime subsistance, et en définitive le bonheur spirituel et matériel auquel il aspire. »
Et si l’agriculture renouait avec la nature
On a besoin d’une nouvelle révolution verte, qui respecte la nature et s’appuie sur sa très, très longue expérience.
Quand Gordon Conway, Michel Griffon ou Jaques Weber68 appellent de leurs vœux une seconde révolution verte, c’est d’une révolution qui se démarque de la première – une révolution doublement verte. Les technologies de la révolution verte ont été développées dans des stations ou fermes expérimentales qui bénéficiaient de sols fertiles, d’alimentation en eau bien contrôlée et autres facteurs propices à des productions élevées, loin de la complexité, de la diversité et, tout simplement, de la réalité écologique des environnements naturels des agriculteurs, notamment du Sud – et plus encore de leurs environnements économiques et sociaux. La nouvelle révolution verte, pour profiter à tous, doit être applicable socialement et économiquement dans des conditions très variées et changeantes, et écologiquement soutenable. Cela suppose qu’elle s’appuie réellement à la fois sur les savoirs et ressources indigènes et sur les acquis les plus récents de l’écologie. C’est donc d’une révolution doublement verte dont nous avons besoin, une révolution qui soit, à la fois, plus productrice que la première et plus « verte » en termes de conservation des ressources naturelles et de sauvegarde de l’environnement. Mais il est clair, comme le souligne Michel Griffon, qu’il s’agit bien là d’un changement de paradigme, au sens où les pratiques mises en œuvre dans les deux cas obéissent à des principes et des règles radicalement différents.
Il s’agit en effet de passer de l’artificialisation la plus complète possible du milieu naturel à l’inscription des systèmes de production dans le cadre des écosystèmes locaux ; de renoncer à la spécialisation des productions avec la standardisation des cultivars et des techniques pour promouvoir la diversification des productions et des systèmes de culture ; de ne pas rechercher la protection absolue et l’éradication des maladies et des ravageurs potentiels mais plutôt une gestion de la diversité de l’agro-écosystème et du paysage en vue d’une production durable et de qualité où les envahisseurs potentiels restent contenus. Au-delà d’un renouvellement de technologie, c’est un changement complet de logique, qui implique une rupture dans la pensée opératoire de l’agriculteur. Une logique inspirée et étayée par les développements de l’écologie. [On parle d’écoagriculture quand on s’intéresse aux pratiques, à la mise en œuvre, ou d’agroécologie quand on veut évoquer la science qui s’y exprime.]
C’est donc bien un changement de culture que prônent l’agroécologie et l’écoagriculture69 – la première partant plutôt de l’agriculture, la seconde de l’écologie. Si l’usage contemporain du terme « agroécologie » remonte aux années 1970 et ne s’est épanoui qu’à la fin des années 1980 et dans la décennie 1990, les pratiques de l’agroécologie sont aussi vieilles que les origines de l’agriculture. De fait, plus on se penche sur ce que certains appellent avec dédain les agricultures indigènes, plus il devient évident que de nombreux systèmes agricoles développés localement incorporent, suite à de longues habitudes, des mécanismes écologiques propres à adapter les cultures à la variabilité de l’environnement naturel et à les protéger des parasites, prédateurs ou espèces compétitives indésirables. Ces mécanismes ou procédés impliquent des intrants ou éléments disponibles régionalement et font appel à des propriétés écologiques ou structurelles tant du champ cultivé que des friches et de la végétation environnante.
De tels systèmes de production, rarement limités à une culture « cible » même s’il y a presque toujours une espèce dominante (riz, maïs, blé, taro, etc., selon les aires géographiques et culturelles), ont été conçus et sont conduits de manière à maintenir sur la durée la base productive de l’agriculture, en visant à amortir risques environnementaux et risques économiques. Ces agroécosystèmes peuvent inclure des infrastructures telles que terrasses, tranchées, ouvrages d’irrigation, et nécessitent des connaissances et compétences agronomiques décentralisées, développées localement. On est donc loin d’une agriculture primitive70.
Nouvelle science ou, plutôt, vision renouvelée des mondes agricoles, l’agroécologie répond aux attentes de la révolution doublement verte, c’est-à-dire d’agricultures à la fois productives et socialement et écologiquement soutenables : « Il faut donc, d’une certaine manière, répéter le succès de la révolution verte en termes d’accroissement de la production, mais d’une manière acceptable au plan de l’écologie et de l’environnement, économiquement viable, et de nature à réduire la pauvreté, c’est-à-dire fondée sur l’équité sociale », écrit Michel Griffon71. Il ne s’agit pas de « retourner aux cavernes » ; simplement, de reconnaître que les agricultures dites « traditionnelles » sont le fruit d’une longue expérience d’adaptation de sociétés rurales à leur environnement ; de reconnaître qu’elles disposent de connaissances auxquelles les acquis les plus récents de la science permettent de donner, aujourd’hui, plein effet. Si on sait lire entre les lignes, on comprend bien que c’est d’une révolution qu’il s’agit là. Et ça ne saurait se faire tout seul !
Entre utilitarisme bêta et idéalisme béat
Toute l’histoire de la protection de la nature, miroir de nos sociétés, est marquée par un balancement entre romantisme et utilitarisme. Balancement qui tourne tantôt à l’affrontement, tantôt à la conciliation.
Protéger la nature ou accompagner la biodiversité
Nos relations à la nature… une vieille histoire ! Ne remontent-elles pas aux origines mêmes de notre lignée humaine ? Une histoire riche et complexe qui a marqué nos cultures et leur diversité. Je laisserai cela à d’autres spécialistes72 pour me cantonner à notre civilisation occidentale et son histoire de la protection de la nature, en ciblant évidemment sur l’évolution des idées, des pratiques et des stratégies qui s’est dessinée au cours des dernières décennies du XXe siècle et qui devrait marquer le XXIe siècle. C’est ce qui préoccupait Jean Dorst et il y est d’ailleurs revenu avec un souffle plus philosophique dans La Force du vivant en 197973.
Comparativement à l’histoire de l’agriculture, premier virage décisif dans nos relations avec la nature – et de nos relations entre nous par rapport à la nature – qui nous reporte quelque dix mille ou douze mille ans en arrière, celle de la protection de la nature est relativement récente ainsi que l’explique Jean Dorst : elle commence au XIXe siècle.
Deux courants s’y manifestent dès l’origine74, symbolisés l’un par John Muir (1838-1914), l’autre par Gifford Pinchot (1865-1946).
Le premier, baptisé d’« éthique préservationniste » par Catherine Larrère, traduit une vision romantique et transcendantale : la Nature est un temple grandiose où l’Homme peut communier et « toucher » son créateur, dans la droite ligne des philosophes et poètes Ralph Waldo Emerson (1803-1882) et David Thoreau (1817-1862). La nature, donc le vivant – on dira aujourd’hui la biodiversité –, a une valeur intrinsèque.
Le second, qualifié d’« éthique de la conservation des ressources », traduit la montée en puissance en Occident de visions utilitaristes et anthropocentrées. Visions qui s’opposent à l’approche mystique de Thoreau ou Muir en présentant la Nature comme un assortiment de choses définies par leur utilité ou leur nuisiblilité pour l’Homme. Avec comme objectif, dans l’usage des ressources naturelles, « le plus grand bien pour le plus grand nombre et pour le plus longtemps », Gifford Pinchot s’inscrivait comme précurseur de ce qui envahit l’agenda politique dans les années 1990 sous le nom de sustainable development, de « développement durable ».
Dans son analyse critique des philosophies de l’environnement et de leur émergence aux États-Unis, Catherine Larrère distingue un troisième courant né dans la première moitié du XXe siècle avec le développement de l’écologie et marqué par la pensée évolutionniste. Le porte-drapeau de ce courant d’« éthique de la terre » est Aldo Leopold (1887-1948), dont l’essai paru en 1949, après sa mort, ouvrage de vulgarisation, l’Almanach d’un comté des sables, connaît un grand succès outre-Atlantique75. Ce courant associe les apports théoriques et pratiques des sciences écologiques et des sciences sociales pour mettre en œuvre des pratiques conservationnistes orientées vers l’objectif d’une biosphère durable.
Historiquement, le symbole des politiques de protection de la nature fut la création de réserves puis la mise en place de parcs nationaux, acte par lequel les États endossent cette responsabilité collective de « protéger la nature ». De quoi ? Des atteintes des hommes devenus trop envahissants, eux et leurs actions. Pourquoi ? Pour ménager à ces derniers, inconscients des dommages qu’ils provoquent, directement ou indirectement, la possibilité de jouir durablement des beautés que nous offre la Nature ! C’est sur cette base qu’a été créé, par exemple, le premier parc national, celui de Yellowstone aux États-Unis. C’était en 1872 et cela se fit au prix d’une guerre avec les Indiens Shoshones – et beaucoup de morts ! Il y avait bien quelque chose qui… clochait dans cette politique de mise sous cloche de la nature… Comme si on n’avait pas compris que nous avions notre place dans cette aventure du vivant. Comme si on n’avait pas appris, depuis l’Origine des espèces de Charles Darwin (1859), que la caractéristique majeure de ce tissu vivant planétaire, sa diversité, est perpétuellement entretenue par les jeux du hasard et de la sélection naturelle – par l’Évolution.
Quelle place laisse-t-on à l’Évolution dans nos politiques de conservation de la biodiversité ? Quelle place voyons-nous pour Homo sapiens ? Les politiques de protection de la nature ont significativement évolué depuis les années 1960, quand fut publié Avant que nature meure – même si les idées qui s’y expriment émergèrent bien avant : les principaux courants de pensée qui subsistent aujourd’hui étaient déjà manifestes au tournant des années 1950, à la mort d’Aldo Leopold oserais-je dire (1948).
Ainsi, cette évolution a marqué l’histoire de l’UICN. On dispose à cet égard de l’excellente synthèse publiée en 2009 par Patrick Blandin76.
On a pu dire que, avec la publication dès 1980 de la Stratégie mondiale de la conservation, l’UICN franchissait un pas décisif, dans le droit-fil de l’évolution de nos sociétés. De fait, le sous-titre ne pouvait être plus explicite : La Conservation des ressources vivantes au service du développement durable. Les uns ont salué ce virement stratégique, qui rompt avec les politiques préservationnistes conçues dans l’esprit d’un John Muir et jugées hostiles aux humains et aux besoins de leurs sociétés. D’autres, comme Patrick Blandin, attirent notre attention sur le caractère possiblement pervers de ce basculement : « La nature s’estompe au profit des ressources vivantes. » De fait, la véritable préoccupation, ce sont bien les ressources naturelles, ajoute Patrick Blandin, et la « nature » n’est plus guère évoquée dans l’ensemble du document.
Quant à la Global Biodiversity Strategy qui paraît à l’occasion du sommet de la Terre à Rio de Janeiro douze ans plus tard, elle enfonce le clou. Dans sa préface, signée par le président du WRI, le directeur général de l’UICN et le directeur exécutif du PNUE, on peut lire : « La conservation de la biodiversité est fondamentale pour le succès du processus de développement. Comme le montre cette stratégie mondiale de la biodiversité, la conservation de la biodiversité ne consiste pas simplement à protéger la faune et la flore dans des réserves naturelles. Il s’agit aussi de sauvegarder les systèmes naturels de la Terre qui forment le support de notre vie, de purifier l’eau, de recycler l’oxygène, le carbone et d’autres éléments essentiels, de maintenir la fertilité des sols, etc. » On ne parle pas de services écologiques… mais l’idée y est, souligne Patrick Blandin. Il n’est pas indifférent, insiste-t-il, de quitter définitivement (?) la protection, pour passer à la conservation, puis insidieusement à la gestion : des changements lourds de sens, commente Patrick Blandin.
Au moment où se concocte la convention sur la diversité biologique, qui sera ratifiée à Rio en 1992 dans le cadre d’un sommet planétaire sur l’environnement et le développement, l’une des idées dominantes était que la protection de la nature ne parvenait pas à être efficace parce que les forces vives de la société en ignoraient l’intérêt. Il fallait y remédier. Ainsi, avec cette bonne intention, la convention sur la diversité biologique s’est-elle donné pour objectifs : « la conservation de la diversité biologique, l’utilisation durable de ses éléments et le partage juste et équitable des avantages découlant de l’exploitation des ressources génétiques, notamment grâce à un accès satisfaisant aux ressources génétiques et à un transfert approprié des techniques pertinentes… » (article 1).
On sent dans ce texte l’arrière-fond de négociations et de compromis qu’il suppose entre les intérêts des uns – qui veulent protéger la nature – et ceux des autres, qui veulent en tirer profits.
Pour Christophe Bonneuil et Geneviève Azam77, « il s’agirait donc de conserver la biodiversité par la mise en marché, supposée équitable, de ses éléments, les ressources génétiques ». C’est une vision utilitariste qui s’impose ainsi : la biodiversité est un faisceau de ressources. Celle-ci, soulignent Bonneuil et Azam, ne pouvait que satisfaire la logique industrielle et libérale. Et la course au brevetage généralisé du vivant se voit consacrée par la CDB dans son article 16.5. Avec, toutefois, deux limites imposées à cette marchandisation : (1) la souveraineté nationale sur les « ressources biologiques » est reconnue (article 15) ; et (2) les fruits des innovations tirées de ces ressources doivent être partagés avec les communautés locales (article 8 j. et 15).
Pour Bonneuil et Azam, ce paradigme de Rio, « privatiser et marchandiser pour conserver », est le produit de l’idéologie économique dominante : on sacralise d’un côté le marché et la propriété privée, et l’on dévalorise de l’autre le domaine public et le domaine des communs (celui-ci encore très vivace – et souvent durablement efficace dans les pays du Sud78), au nom de l’efficience économique.
Si l’on revient aux sources, à l’époque de John Muir, un concept apparaissait central, concept propre à la culture nord-américaine – celui de wilderness, de nature « sauvage » ou inviolée. Avec l’émergence puis le succès du concept de biodiversité – succès dont certains redoutent qu’il ait emporté la nature – naît une sorte de nostalgie, voire d’allergie à cet alignement « raisonnable » dans le sillage de la pensée dominante utilitariste. Et une réponse : il ne suffit pas de bien gérer la biodiversité, il faut veiller au maintien de la naturalité ; il faut sauvegarder la capacité évolutive du vivant dans une nature restée sauvage79. Que veut dire au XXIe siècle « nature sauvage », comme si nous n’étions pas là ; comme si Homo sapiens était devenu la seule espèce pestiférée, à exclure pour que le vivant retrouve ses droits ?
Le philosophe de l’écologie Baird Callicott80 nous répond magistralement : « L’idée traditionnelle de nature sauvage, apparemment simple, ne résiste pas à l’examen. Tout d’abord, le concept perpétue la dichotomie de la métaphysique occidentale prédarwinienne entre l’homme et la nature, bien qu’il en inverse les termes. […] Ensuite, l’idée de nature sauvage est affreusement ethnocentrique. Elle ignore la présence historique et l’impact des populations indigènes sur presque tous les écosystèmes du monde. Et enfin, elle ignore la quatrième dimension de la nature : le temps. Au cours d’un récent débat, H. Ken Cordell et Patrick C. Reed ont affirmé catégoriquement que “la préservation implique la cessation du changement”. Mais dans les écosystèmes, le changement est aussi naturel qu’inévitable […]. »
Oui, nous avons besoin de la parole de philosophes. Et c’est bien ce que veut défendre Patrick Blandin qui plaide pour que l’on s’engage dans ce domaine « vers une éthique évolutionniste ». À sa façon, Jean Dorst attirait déjà notre attention dans ce sens : « Mais la conservation de la nature sauvage doit aussi être défendue par d’autres arguments que la raison et notre intérêt immédiat. Un homme digne de la condition humaine n’a pas à envisager uniquement le côté utilitaire des choses. […] Quelles que soient la position métaphysique adoptée et la place accordée à l’espèce humaine dans le monde, l’homme n’a pas le droit de détruire une espèce de plante ou d’animal, sous prétexte qu’elle ne sert à rien. […] Un humble végétal, un insecte minuscule contiennent plus de splendeurs et plus de mystères que les plus merveilleuses de nos constructions. […] La nature sauvage ne sert à rien, disent les technocrates actuels. […] Mais le Parthénon ne sert à rien non plus ; le raser permettrait d’aménager des immeubles qui abriteraient une population actuellement mal logée. Notre-Dame de Paris est complètement inutile, en tout cas mal placée ; en abattant ses tours et ses transepts, on faciliterait la circulation et on pourrait aménager des “parkings” […] » p. 452-453.
La nature, entre conservation et exploitation
L’évaluation des écosystèmes pour le millénaire a pu être saluée comme une étape majeure dans la lutte en faveur de la biodiversité. De fait, au-delà de l’impressionnante synthèse des connaissances que représente ce bilan international, qui mobilisa plus de 13 000 experts, il a le double mérite : (1) de lier explicitement états et fonctionnement de la biodiversité et des écosystèmes au bien-être des hommes et de leurs sociétés ; (2) de faire accepter, pour cela, le concept de service écosystémique. On l’a vu à la fin du chapitre 2.
Si l’on revient au débat précédent, il est clair qu’on entérine ici définitivement une vision utilitariste de la nature, en la « sacralisant » par un cadrage scientifique apparemment rigoureux. Lorsque cette approche est critiquée, on lui oppose généralement la bonne intention : c’est la seule façon, dans un monde dominé par l’économie, soumis aux « lois du marché », de faire accepter des investissements en faveur de la biodiversité. Ainsi, Claude Combes suggère de répondre au citoyen indifférent à la disparition de telle ou telle espèce apparemment insignifiante dans une forêt perdue ou sur un rivage ignoré : « Elle fabriquait peut-être la molécule qui vous aurait sauvé81 ! »
Mais revenons, sous un angle plus philosophique, à cette idée de service rendu par les écosystèmes, que j’appellerai simplement « service écologique ». On en trouverait la trace chez George Perkins Marsh (1864) et elle transparaît chez Aldo Leopold. Le mot « service » apparaît également sous la plume de Jean Dorst. Mais une véritable théorisation du concept, dans sa forme moderne, ne commence à diffuser dans les communautés intéressées par la biodiversité (chercheurs et protecteurs de la nature) qu’avec le Nature’s Services de Gretchen Daily (1997) – qui précise en sous-titre Societal Dependence on Natural Ecosystems – puis, plus largement dans la société, avec le MEA. Faire prendre conscience de notre dépendance vis-à-vis de la nature et du fait que celle-ci fonctionne comme un tout, où chaque espèce apporte sa contribution et tire son profit, ne peut qu’être positif. C’est bien ce sur quoi insistait Jean Dorst lorsqu’il écrivait : « En fait, en dépit de tous les progrès de la technique et d’un machinisme devenu envahissant, en dépit de la foi que professent la plupart de nos contemporains en une civilisation mécanique, l’homme continue de dépendre étroitement des ressources renouvelables et avant tout de la productivité primaire, la photosynthèse en représentant le stade premier. Ce fait fondamental lie l’homme d’une manière très étroite à l’ensemble du monde vivant, dont il ne forme qu’un élément » (p. 21).
Mais, dans l’usage qui commence à être fait de ce concept, on sent poindre un risque réel de dérive : sous couleur d’apporter de la crédibilité économique à la biodiversité, on va bientôt voir celle-ci disparaître derrière ce nouveau mot à succès. Ainsi Bonneuil et Azam82 craignent que le sommet Rio + 20 de juin 2012 ne cède au rêve de l’économie verte. Plutôt que de tirer les leçons de l’échec des dispositions prises à Rio 1992 en matière de protection de l’environnement, il pourrait consacrer l’arrivée des entreprises privées aux commandes directes de l’action publique internationale. En d’autres termes, loin de se plier à la proposition d’un Nicolas Georgescu-Roegen ou d’un René Passet – qui remonte aux années 1970 – qui suggèrent de penser l’économie comme un sous-ensemble des cycles naturels de la biosphère, le projet de l’« économie verte » ne serait rien d’autre que la poursuite du raisonnement qui asservit ceux-ci à la sphère économique et financière.
De fait, dès lors que l’on a admis que le rouleau compresseur qui menace la biodiversité n’est pas tant Homo sapiens lui-même, pauvres humains qui ne cherchent qu’à vivre, que le système économique et financier qu’il a laissé lui échapper, on voit mal comment y soumettre la biodiversité en la rebaptisant « services écologiques » pourrait contribuer à la sauver. Albert Einstein n’aurait-il pas dit : « On ne peut pas résoudre un problème avec le même raisonnement que celui qui a conduit à le créer » ? Voilà pourquoi il faut voir les choses différemment, revenir au tissu vivant planétaire et à ses vertus prodigieuses… et écouter les philosophes83.
Sans prendre au pied de la lettre cette recommandation provocatrice de Weintraub (2008), qui intitule son article dans Science consacré à un ouvrage de Stephen A. Marglin84 : « D’abord, tuer les économistes », il convient d’être attentif aux risques que dénonce Marglin : « En promouvant les relations de marché, les économistes sapent la réciprocité, l’altruisme et l’obligation mutuelle, et de ce fait la nécessité de la communauté. Les bases mêmes de l’économie, en justifiant l’expansion des marchés, conduisent inexorablement à l’affaiblissement de la communauté » – et à la poursuite de l’érosion implacable de la biodiversité, sauvage et domestique.
Sans tomber dans un antiéconomisme primaire dont on trouve régulièrement trace dans l’histoire de l’économie, il faut rappeler que la valeur économique de toute chose ne nous dit rien sur la valeur intrinsèque de ladite chose. C’est vrai de la biodiversité, comme de la Joconde ou de Notre-Dame de Paris… ainsi que de chacun d’entre nous !
Quant à l’économie, faut-il rappeler qu’elle s’intéresse aux sociétés humaines et qu’on ne saurait en réduire le champ à ses seuls sous-produits financiers. Selon Amartya Sen85, prix Nobel d’économie en 1998, l’économie a deux racines, deux origines, toutes deux liées au politique mais de manière différente, l’une s’intéressant à l’éthique, l’autre à ce qu’il appelle la mécanique. La tradition éthique, qui remonte au moins à Aristote, s’intéresse à la fois au « comment doit-on vivre ? » et à ce que la société accomplit pour tenter d’y répondre. Quant à la tradition mécaniste, elle s’intéresse avant tout aux questions de logistique plutôt qu’aux fins ultimes. Pour Amartya Sen, « l’économie moderne s’est trouvée considérablement appauvrie par la distance qui a éloigné l’économie de l’éthique ». L’économie dominante s’entend. Car l’économie est traversée par d’autres courants de pensée que celui qui sous-tend le néo-libéralisme sauvage. Dans le cas particulier qui nous concerne ici, les écosystèmes, la biodiversité, les ressources renouvelables, on pourra se tourner vers les approches développées, entre autres, par Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie 2009 et spécialiste de l’économie des biens communs86.
Humains et non-humains réconciliés
Un siècle a passé depuis que Darwin nous livra les premières lueurs sur l’origine des espèces. Nous savons à présent ce qu’ignoraient avant nous toute la caravane des générations : que l’homme n’est qu’un compagnon voyageur des autres espèces dans l’odyssée de l’évolution. Cette découverte aurait dû nous donner, depuis le temps, un désir de vivre et de laisser vivre ; un émerveillement devant la grandeur et la durée de l’entreprise biotique.
L’émergence des philosophies de l’environnement
Et si, depuis l’essai de Jean Dorst, l’évolution la plus importante était, au-delà des progrès observés dans l’état des connaissances et les politiques de conservation de la nature, l’émergence et l’épanouissement dans les années 1970 d’un nouveau courant philosophique, l’éthique environnementale ?
« Deux articles, publiés au début des années 1970, celui de l’Australien Richard Routley, et celui de l’Américain Holmes Rolston, ont attiré l’attention sur le besoin d’une éthique nouvelle, d’une éthique écologique, ou environnementale. Tous deux considéraient que, pour y parvenir, il fallait montrer que la nature, en elle-même, avait une valeur. Ils reprochaient aux attitudes morales traditionnelles (occidentales plus particulièrement) de n’attribuer qu’une valeur instrumentale aux entités naturelles, de n’envisager la nature que comme un vaste réservoir de ressources pour les activités humaines87. »
Faire de la nature l’objet d’un débat philosophique, la doter d’une valeur intrinsèque, voilà bien une rupture décisive – la seule base, en tout cas sur laquelle l’objectif affiché par Jean Dorst d’une réconciliation des hommes vis-à-vis de la nature a quelque chance de devenir réalité. Car il s’agit bien là d’un objectif de civilisation.
« L’idée, sans doute, n’était pas complètement neuve, poursuit Catherine Larrère, et le souci qui l’inspirait n’était pas inédit. On peut faire remonter au XIXe siècle une attention portée à la nature qui est inséparable des transformations rapides de l’environnement consécutives à l’industrialisation. […] Le 1er mars 1872 est établi, aux États-Unis, le premier parc national, le Yellowstone, alors qu’en France, à partir de 1853, les “séries artistiques” de Fontainebleau font l’objet de protection. » Mais il a fallu attendre les années 1970 pour que cette « sensibilité » donne place à de véritables élaborations philosophiques – probablement parce qu’il fallait, pour cela, que mûrisse la science écologique : « Une fois que les implications de l’évolution et de l’écologie ont été intériorisées […], il se crée une identification avec toute vie. » L’aliénation disparaît. « Je protège la forêt tropicale qui a récemment accédé à la pensée », écrit l’écologiste australien John Seed88.
On retrouve, sous la plume de Jean Dorst, tous les ingrédients susceptibles de nourrir une telle pensée écologique et de la conduire vers cette éthique environnementale écocentrée que va développer dans les décennies suivantes un Baird Callicott. Pourtant, la nature de son message et son probable souci de ne pas sortir du cadre scientifique qu’il entendait faire partager l’ont laissé sur le pas de la porte d’une véritable ouverture philosophique et éthique – même s’il encourageait d’une certaine manière à le faire, à sauter le pas. C’est ainsi que je comprends la portée du passage à connotation affective affiché en exergue de ce troisième chapitre.
À Robert Hainard, célèbre naturaliste genevois spécialiste des mammifères d’Europe et grand artiste du vivant in natura, qui le félicitait par lettre pour son livre et le précieux bilan sur le harcèlement que l’homme fait subir à la nature – mais soulignait ses divergences en s’inquiétant d’un apparent alignement sur la pensée utilitaire de l’UICN, Jean Dorst répond le 29 juin 1965 : « Je dois vous dire en toute honnêteté que j’aurais pu écrire votre propre lettre ! Je souscris entièrement à la quasi-totalité de vos affirmations. Mes divergences ne sont qu’apparentes, car en qualité de naturaliste – je crois en être un – je n’aime guère que mes dernières pages. En réalité, ce livre n’a pas été écrit pour vous. Il n’a été pensé et rédigé que pour nos technocrates qui ne comprennent que ce qui est rentable […]. Mes intentions étaient pures89. »
Ce vieux débat n’est pas clos…
Pourquoi n’a-t-il pas relayé la parole prophétique d’Aldo Leopold telle qu’elle fut largement diffusée aux États-Unis dès la parution, un an après sa mort, de son fameux Almanach d’un comté des sables, 1949 ? Il est vrai qu’Aldo Leopold, forestier dont la vie professionnelle fut consacrée à l’étude de la dynamique des populations de gibiers et à la gestion des forêts, des sols et des prairies, ne s’est jamais posé en professeur d’écologie. Dans la pensée d’Aldo Leopold, l’écologie était une manière novatrice de percevoir et concevoir le monde naturel mais aussi d’en structurer la connaissance d’une façon pratique, applicable aux champs, aux forêts et à la gestion du gibier. Mais on comprend à le lire qu’il voit dans l’écologie et le savoir évolutionniste les bases de nouveaux préceptes éthiques. Faute de la formation philosophique nécessaire, il ne put guère aller plus loin, quoique les deux chapitres de son Almanach, « Penser comme une montagne » et « Une éthique de la terre », apparaissent comme de magnifiques avancées dans ce sens : « Toutes les éthiques élaborées jusqu’ici reposent sur un seul présupposé : que l’individu est membre d’une communauté de parties interdépendantes » et, selon lui, l’écologie « élargit simplement les frontières de la communauté de manière à y inclure le sol, l’eau, les plantes et les animaux, collectivement, la terre ». C’est cette vision globale de la nature, avec l’accent mis sur la communauté biotique, l’ensemble des êtres vivants interdépendants, qui fait de Leopold, selon son grand successeur Baird Callicott, le pionnier des philosophies écologiques – et particulièrement du courant de l’éthique écocentrée.
L’écocentrisme permet d’échapper aux travers qu’entraînent le biocentrisme ou l’anthropocentrisme. Le biocentrisme consiste à reconnaître une valeur intrinsèque à chaque entité vivante, toutes étant considérées comme ayant une valeur propre et non substituable l’une à l’autre. Quant à l’anthropocentrisme, il développe une représentation de la nature instrumentalisée autour de la fin dernière qu’est l’humanité90.
On pourrait dire que l’écocentrisme dépasse et réconcilie biocentrisme et anthropocentrisme – puisque humains et non-humains appartiennent également à la même communauté vivante de la Terre, ce qu’on appelle aujourd’hui biodiversité.
Ainsi, comme l’écrit l’anthropologue Philippe Descola91, professeur au Collège de France, « il est désormais difficile de faire comme si les non-humains n’étaient pas partout au cœur de la vie sociale, qu’ils prennent la forme d’un singe avec qui l’on communique dans un laboratoire, de l’âme d’une igname visitant en rêve celui qui la cultive, d’un adversaire électronique à battre aux échecs ou d’un bœuf traité comme substitut d’une personne dans une prestation cérémonielle. Tirons-en les conséquences : l’analyse des interactions entre les habitants du monde ne peut plus se cantonner au seul secteur des institutions régissant la vie des hommes comme si ce que l’on décrétait extérieur à eux n’était qu’un conglomérat anomique d’objets en attente de sens et d’utilité ».
Quant à Catherine et Raphaël Larrère, ils attirent fort justement notre attention sur les conditions du succès vers ce qui est, finalement, un changement radical de perspective : « Sans l’enracinement local des éthiques écocentrées, on ne peut résister à l’uniformisation économique. C’est dans la singularité du bon usage que l’on peut s’opposer à l’équivalence générale de l’utilité. Cependant, les difficultés de l’articulation du local et du global exigent des relais politiques, où traiter la crise, où articuler notre respect pour la nature et notre vie dans des communautés politiques qui ont des problèmes de justice à résoudre. On pourrait ainsi conclure à la nécessité d’une triple vigilance : locale, dans la “montagne”, nationale, dans la communauté des citoyens, internationale, dans un exercice commun de la raison. »
Vers une nouvelle éthique
En 1990, l’UICN, la Banque mondiale, le WRI, Conservation International et le WWF ont présenté An Ethical Basis for Conserving Biological Diversity, élaborée par le groupe de travail de l’UICN sur l’éthique de la conservation92. Elle énonce cinq principes :
– l’humanité appartient à la nature ;
– la culture doit se construire sur un profond respect de la nature ;
– toutes les espèces ont un droit inhérent à exister et les processus écologiques qui assurent l’intégrité de la biosphère et sa diversité doivent être maintenus ;
– les diverses adaptations culturelles aux conditions environnementales locales doivent pouvoir prospérer ;
– la diversité des points de vue éthiques et culturels sur la nature doit être encouragée.
Mais, regrette Patrick Blandin, le point de gravité de cette démarche bascule vite dans le registre économique avec l’accent porté, quant aux objectifs, à l’utilisation durable des ressources biologiques et le partage juste et équitable des avantages découlant de leur exploitation. Il conviendrait d’entretenir le débat éthique en s’appuyant sur les écoles de pensée qui se sont développées dans les années 1970-1980 sous l’impulsion des Holmes Rolston III, John Baird Callicott, Paul W. Taylor, Bryan G. Norton93. Et Blandin de nous rappeler cette ouverture majeure faite par le biologiste anglais Julian Huxley, alors directeur général de l’Unesco, lors de la fondation de l’UICN en 1948 : « La fascination pour toutes ces autres manifestations de la vie qui, quoique issues du même processus d’évolution, sont autant d’en-soi différents, nous sont étrangères, nous donnent de nouvelles idées sur les possibilités de la vie, ne peuvent jamais être remplacées si elles sont perdues, ni remplacées par des produits de l’effort humain. »
Ce regard écologique et évolutionniste porté sur la diversité du vivant légitime le développement d’une éthique environnementale et évolutionniste seule à même de fonder cette réconciliation de l’Homme avec la nature que le programme MAB avait amorcée.
Cette nouvelle ère dans l’histoire de la vie sur terre pourrait avoir été symboliquement ouverte le 18 février 2010, au Muséum national d’histoire naturelle de Paris, avec le lancement de l’initiative pour une éthique de la biosphère, dont l’objectif est de faire partager par tous les membres de l’UICN (80 États, 120 organismes publics, plus d’un millier d’ONG et de 10 000 experts) les fondements éthiques de la conservation de la biodiversité, pour qu’ils inspirent leurs actions partout dans le monde.
Cette déclaration de l’UICN reprend l’expression « promouvoir la solidarité écologique entre les hommes et la nature » et j’aimerais m’y attarder quelque peu, d’autant que ce concept de solidarité écologique a été introduit dans le droit de l’environnement lors de la réforme de la loi sur les parcs nationaux français en 2006 – et qu’il est supposé être mis en œuvre.
Un nouveau concept prometteur : la solidarité écologique
Si le concept de solidarité n’a rien de nouveau, puisque sa grande percée politique remonterait à 1896, avec la parution « retentissante » d’un petit livre portant ce titre et dû à l’avocat Léon Bourgeois94, son extension dans un contexte écologique paraît offrir d’intéressantes opportunités dont on n’a pas fini de faire le tour – car un tel concept ne demande qu’à sortir des parcs pour envahir la biosphère tout entière.
Son exploration ne fait d’ailleurs que commencer95. Tout parc national obéissant à la loi de 2006 est composé d’un ou plusieurs cœurs, définis comme les espaces terrestres et maritimes à protéger, ainsi que d’une aire d’adhésion, définie comme tout ou partie du territoire des communes qui, ayant vocation à faire partie du parc national en raison notamment de leur continuité géographique ou de leur solidarité écologique avec le cœur, ont décidé d’adhérer à la charte du parc national et de concourir volontairement à cette protection. À noter que l’on retrouve là exprimée la philosophie qui a présidé à la création des réserves de biosphère, ce qui n’a rien d’étonnant, puisque celles-ci ont inspiré la loi en question.
L’expression « solidarité écologique » viendrait souligner la « communauté de destin » entre l’homme, la société et son environnement. Une solidarité établissant un lien moral entre humains (individus, groupes sociaux) et non-humains. Pour Mathevet et ses coauteurs, le concept de solidarité écologique renvoie donc à une éthique écocentrique de filiation leopoldienne – une éthique du « vivre ensemble » qui n’impose pas, contrairement à l’éthique biocentrique, d’accorder des droits moraux à la nature. Et ils soulignent que, d’une manière générale, « la solidarité est le sentiment de responsabilité et de dépendance réciproque au sein d’un groupe de personnes, lesquelles se trouvent obligées les unes par rapport aux autres ». La solidarité écologique devient donc « l’étroite interdépendance des êtres vivants, entre eux et avec les milieux naturels ou aménagés de deux espaces contigus ou non ».
Ainsi, par analogie avec le concept de solidarité sociale, ils avancent que la solidarité écologique repose sur trois éléments :
– le fait de solidarité, c’est-à-dire d’étroite interdépendance des composantes de la communauté biotique ;
– l’idée de dette écologique vis-à-vis du vivant en général autant que des humains en particulier (parce que nous sommes dépendants les uns des autres, nous sommes, que nous le voulions ou non, débiteurs lorsque nous contribuons à la destruction du vivant) ;
– et enfin le contrat naturel par lequel seront fixées les limites de l’action humaine sur la structure, le sens des droits et des devoirs.
À leurs yeux, cette notion permettrait d’asseoir un compromis pragmatique entre écocentrisme et anthropocentrisme en se fondant sur des faits scientifiques.
Une notion, en tout cas, qui répond pleinement aux attentes exprimées par Jean Dorst. Relisons-le, p. 21 : « En fait, en dépit de tous les progrès de la technique et d’un machinisme devenu envahissant, en dépit de la foi que professent la plupart de nos contemporains en une civilisation mécanique, l’homme continue de dépendre étroitement des ressources renouvelables et avant tout de la productivité primaire, la photosynthèse en représentant le stade premier. Ce fait fondamental lie l’homme d’une manière très étroite à l’ensemble du monde vivant, dont il ne forme qu’un élément. […] L’écologie – science qui étudie les rapports des êtres vivants entre eux et avec le milieu physique dans lequel ils évoluent – nous apprend que les communautés biologiques ont une vie propre et qu’elles fonctionnent comme des entités définies, régies par des lois qui déterminent leur évolution. » Et, p. 28, cité en exergue de ces commentaires : « Il s’agit au fond de réconcilier l’homme avec la nature. De le persuader de signer un nouveau pacte avec elle, car il en sera le premier bénéficiaire. »
Ce pari peut être tenu, pour peu que l’on partage le point de vue de Baird Callicott qui écrit : « La philosophie de l’écologie qui s’est développée dans le dernier quart du XXe siècle est selon moi le laboratoire de l’avenir. » C’est la formulation accomplie que l’on peut donner aujourd’hui au vœu prononcé par Jean Dorst il y a près de cinquante ans.
En guise de conclusion
Au terme de cette réflexion nourrie par l’analyse prémonitoire de Jean Dorst et des réponses qui y ont été apportées depuis – plutôt laborieuses –, on ne peut s’empêcher de penser à ce poème de Bertolt Brecht :
« Ils sciaient la branche qui les portait
Et se faisaient part à grands cris de leur expérience
Sur la manière de scier plus vite, et puis ils tombaient,
Au milieu des craquements, dans le vide, et ceux qui les regardaient
Hochaient la tête tout en sciant et continuaient de scier96. »
Homo sapiens, vraiment ? L’espoir n’est pas perdu – pour peu que l’on s’arrête de scier pour penser !
De fait, face à la crise environnementale que traduit l’effondrement persistant de la biodiversité, les réponses par des politiques classiques de protection de la nature ne sauraient suffire – puisque partout ailleurs on continue de scier. Les réponses alternatives éclairées par des visions strictement utilitaristes de la biodiversité et des biens et services qu’elle nous garantit à travers le bon fonctionnement des écosystèmes risquent de ne pas être à la hauteur de l’enjeu. C’est continuer de scier avec une technique améliorée. Seules des réponses de civilisation seront en mesure d’infléchir le cours des choses : sauver humanité et biodiversité.
Sommet planétaire annoncé pour la mi-juin 2012 au moment où j’écrivais ces lignes.
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MEA, 2005, op. cit. Voir aussi Lawton, J. H. et May, R. M. 1995, op. cit.
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Thomas, C. D. et al. 2004. Nature, 427 : 45-48. Cette analyse est à relier à celle de I-Ching Chen évoquée en note 20.
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Barbault, R. et Weber, J. 2010, op. cit.
Officiellement cette fois, car les bases en avaient été jetées dès les années 1970 – ce dont faisait état la « Stratégie mondiale de la conservation ».
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Me revient l’image de ces malheureux anthropoïdes évoqués au début et de l’étau qui se resserre autour de leur avenir libre ; et je me surprends à y associer d’autres groupes sociaux, humains ceux-là… et pas seulement liés aux forêts tropicales mais tout près de nous, dans des villes…
Voir Lestel, D. 2001. Les Origines animales de la nature. Paris, Seuil ; de Pracontal, M. 2010. Kalucha. Cultures, techniques et traditions des sociétés animales. Paris, Seuil.
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On verra l’importance philosophique de cette expression à propos de l’éthique environnementale abordée dans le dernier chapitre.
Takacs, D. 1996, op. cit.
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C’est-à-dire de ce que deviennent les espaces déforestés : pâturages durables ou retour plus ou moins rapide à des formations reboisées – qu’on appelle « forêt secondaire ».
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FNE, FNH, LPO, Ligue ROC, UICN…
L’idée de parler de « ménagement » du territoire plutôt que d’aménagement comme on le fait d’habitude provient de Bernard Chevassus-au-Louis et Anne-Marie Ducroux : « Biodiversité et développement durable : la recapitalisation écologique, un nouvel objectif politique », 25-37, in Ligue Roc (2009). Humanité et biodiversité. Manifeste pour une nouvelle alliance. Paris, Descartes et Cie.
Il écrit p. 169 : « Le capital naturel le plus précieux est sans aucun doute constitué par le sol. La survie et la prospérité de l’ensemble des communautés biotiques terrestres, naturelles ou artificielles, dépendent en définitive de la mince strate que forme la couche la plus superficielle de la terre. »
Et Dorst se corrige aussitôt : « Nous ferions mieux d’écrire : “On s’aperçoit à nouveau” car ces sages principes […] ont été formulés par Olivier de Serres au XVIe siècle et Duhamel du Monceau au XVIIe. »
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Voir Barbault, R. et Weber, J. 2010. La Vie, quelle entreprise ! Pour une révolution écologique de l’économie. Paris, Seuil.
On parle d’écoagriculture quand on s’intéresse aux pratiques, à la mise en œuvre, ou d’agroécologie quand on veut évoquer la science qui s’y exprime.
Barbault, R. et Weber, J. 2010, op. cit. Voir aussi Dufumier, M. 2012. Famine au Sud, malbouffe au nord. Paris, Nil.
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