Hommage
Jean Dorst était un ami, un vrai, sincère, loyal, fidèle. Je l’ai connu sur le terrain, baroudeur, bourlingueur, je l’ai connu au Jardin des Plantes, professeur, directeur, je l’ai connu au Quai Conti, académicien, grand électeur, mais je l’ai connu aussi chez les compagnons « explorateurs », chez des amis ou des collègues, et chez lui, bien sûr ; il y était chaque fois et partout le même, sérieux et enjoué, brillant et critique – voire cynique –, réfléchissant toujours et plaisantant souvent ; c’était par excellence une de ces personnalités avec lesquelles on se sent bien et on apprend tout le temps.
Nos différences d’âge et de statut n’ont jamais véritablement compté dans nos rapports et discussions – je suis entré à l’assemblée des professeurs du Muséum, alors souveraine, sous sa direction – ; l’esprit de camaraderie du grand voyageur et l’esprit scientifique tout court ont toujours prévalu dans nos échanges fréquents, même lorsque le débat était contradictoire, et j’avais, de toute manière, un tel respect pour l’homme et son érudition que de mauvais conflits partisans ne pouvaient naître entre nous. Et c’était mieux ainsi car, sous son calme apparent, Jean Dorst cachait un bouillonnement permanent qui se traduisait parfois par des explosions dont beaucoup certainement se souviennent.
J’ai lu, bien sûr, Avant que nature meure, au moment de sa sortie, il y a une petite cinquantaine d’années ; le livre avait fait grand bruit à l’époque, mais pas tout de suite au-delà d’un cercle de naturalistes. Jean Dorst, si pondéré dans ses conversations, s’y était véritablement laissé aller à un constat froid mais terrifiant et du même coup à des déclarations qui n’avaient pas l’air de lui ressembler. L’homme est comme « le ver dans le fruit », comme « une mite dans une balle de laine » écrivait-il ! C’était un hymne à la nature certes, mais un cri aussi, puissant comme il savait le faire, pour que s’écrive un nouveau pacte entre l’homme et son environnement. Avant que nature meure était en fait un manifeste, un vrai livre prémonitoire, que Roger Heim avait alors introduit en le qualifiant de « sévère mais raisonnable » et que Robert Barbault vient d’actualiser, avec la compétence qu’on lui connaît, sous le titre positif de Pour que nature vive. Il était en effet précieux de le rééditer.
Il faut se rappeler que la Terre, notre planète, a une situation particulière ; sa masse, la masse de son étoile, le Soleil, et la distance qui les sépare ont fait que l’eau y est restée liquide, que l’atmosphère ne s’en est pas échappée et, que, du même coup, de manière étonnante, un état plus compliqué de la matière, la vie, y est apparu et s’y est tout de suite considérablement développé et merveilleusement diversifié. C’est donc un trésor sans pareil que nous avons autour de nous, une diversité biologique (sur une diversité minérale, ajoute, à juste raison, Robert Barbault), une biosphère précieuse et fragile, de bien peu d’épaisseur, vive, active, réactive, interactive, inventive, évolutive et qui est un patrimoine irremplaçable ; Jean Dorst parlait d’ailleurs de prendre une assurance auprès d’elle. Outre sa valeur patrimoniale incommensurable qui suffirait à justifier sa conservation, on peut ajouter, de manière beaucoup plus intéressée, que la nature gère, entre autres, notre respiration, fabrique nos sols, entretient nos eaux, traite nos déchets et que, créatrice, elle est pour l’humanité source infinie d’inspirations. Mais l’homme est invasif, et comme l’humanité se porte bien et qu’elle a bien compris qu’elle était libre – elle a raison – mais ne s’est pas bien souvenu qu’elle était aussi responsable – elle a tort –, l’anthropisation de la Terre se poursuit et n’a pas de raison de s’arrêter.
Alors que faire ? Étudier sans cesse cette nature que l’on n’a pas encore complètement inventoriée, l’étudier pour la connaître et tenter d’en comprendre les mécanismes – mais l’étudier aussi pour faire connaître sa beauté, son « imagination », ses inventions, ses stratégies, ses « trucs », ses sélections et ses adaptations, et même ses échecs. On protège mieux ce que l’on connaît, et aussi « ce que l’on aime » aurait ajouté Jean Dorst. « La nature ne sera en définitive sauvée que par notre cœur ! » écrivait-il très élégamment.
Merci à Emmanuelle Dorst, épouse de Jean Dorst, qui m’a fait ce grand honneur de m’inviter à marquer de mon empreinte la nouvelle édition de ce monument, « le livre auquel je tiens sans doute plus que nul autre », écrivait l’auteur dans une dédicace à sa femme, et merci à l’éditeur originel, Delachaux et Niestlé, et aux Éditions du Muséum, d’avoir bien voulu partager l’idée d’Emmanuelle Dorst.
Yves COPPENS