Préface à la première édition

Professeur Roger Heim,
 membre de l’Institut de France

Il appartenait au professeur Jean Dorst de rédiger et de publier sur les rapports entre l’Homme et la Nature le livre qui pût livrer la synthèse qu’on était en droit d’attendre. Elle est à la fois plus rigoureusement et plus abondamment documentée que celles qui nous apparaissent maintenant incomplètes ou dépassées, plus objective que certains ouvrages marqués d’une conviction trop passionnée, ou dont les faits qu’ils amassaient laissent insatisfaite l’attente du lecteur ouverte aux conclusions et aux remèdes. Le présent ouvrage a non seulement le très rare mérite d’apporter les données les plus récentes sur les événements, les incidents, les dommages, les catastrophes dont nous sommes les témoins généralement impuissants, mais il montre l’enchaînement historique, nourri de citations ou de détails précieux, auquel s’applique le « bilan » destructif de l’Homme vis-à-vis de la source où il est né. L’auteur était tout désigné, en effet, pour livrer à l’opinion du siècle à la fois la matière des faits et le réel pouvoir de réflexion et de conviction basé sur ceux-ci.

Ornithologue de valeur, dont la réputation a dépassé de loin le périmètre de notre Hexagone, titulaire au Muséum national d’histoire naturelle d’une chaire où les recherches scientifiques sur les Mammifères et les Oiseaux, leur systématique et leur comportement, leurs particularités physionomiques et leur biologie, ont toujours été accompagnées d’un souci profond de leur protection, successeur de l’éminent naturaliste, le professeur Jacques Berlioz, qui, lui aussi, a apporté une pierre pesante à l’édifice, sans cesse colmaté, élevé par les défenseurs des équilibres naturels, M. Jean Dorst offre non seulement derrière lui, et déjà, une longue liste de publications variées où les études rigoureuses et originales voisinent avec les prolongements didactiques de haute vulgarisation, mais aussi les raisons d’un savoir enrichi au contact de la Nature sauvage, en Amérique du Sud, en Afrique tropicale et australe, et ailleurs. Il a joué un rôle cardinal dans les enquêtes préliminaires qui ont permis de réaliser l’espoir formulé il y a une dizaine d’années de sauver la faune et la flore de cet étrange archipel des Galapagos, primitif, antédiluvien, peuplé d’êtres quasi fantasmagoriques, ultimes reliques vivantes d’un passé que l’Homme lui-même n’a pas connu. Désormais, grâce en grande partie à ses rapports de missions, le centre d’études international que nous avions souhaité a pu être édifié en ce lieu dont les humains du XXe siècle feront – nous voulons encore l’espérer – le temple respecté et sanctifié livré par eux-mêmes, avec leur promesse de le vénérer, comme une offrande suprême de l’Homme à la Nature. M. Dorst préside aujourd’hui le comité qui régit le fonctionnement de cette station Charles-Darwin portant le nom du grand naturaliste puisque celui-ci avait puisé aux Galapagos des éléments essentiels à l’édification et à la maturation de sa doctrine évolutionniste.

Ainsi, le présent livre est tel qu’on pouvait l’espérer, et mieux encore. Il est largement ouvert sur toutes les faces d’un roc, qui hélas ! se délite sans cesse, exposé aux flots sauvages de la destruction. Il est fortifié par une documentation renouvelée, ou triée, ou inédite, aussi abondante que captivante. Il apparaît à la fois sévère et raisonnable, ne butant pas sur ce qui exigerait l’impossible ; il se montre prêt à engager un parti où le compromis sauvegarderait l’essentiel. Il est marqué encore de considérations et du fruit de réflexions qui prouvent la sensibilité de l’auteur, sa large accession aux aspects philosophiques et moraux du thème. Il n’est empreint d’aucun accent de vivacité passionnelle, mais bien seulement de raison rigoureuse, inattaquable, souvent d’autant plus cinglante qu’elle est traduite sans excès, comme venue naturellement d’un jugement scientifiquement établi, objectivement atteint dans les limites de l’acquis. Il a évité certaines généralisations, sachant la complexité des questions examinées. Certes, il sera aisé à quelque individu de mauvaise foi, quelque journaliste incompétent, quelque fonctionnaire prisonnier d’intérêts privés, d’user d’une technique commune mais transparente en prélevant çà et là, dans cette œuvre remarquable, des phrases isolées qui, retirées de leur contexte, apparaîtraient contraires au sentiment même de l’auteur, défigurant ou contredisant ses convictions dont les exemples implacables sont les données de base. Nous pensons notamment aux précautions qu’il prend visant la chimie de synthèse – l’une des provinces les plus fécondes que les investigations des hommes de science aient labourée – et les dangereux antiparasitaires de cette nature ; M. Dorst, fort heureusement, n’a pas confondu l’intérêt avec l’usage excessif qu’on en fait souvent, ou l’insuffisance du contrôle dont on frappe de tels produits. Nous songeons aussi aux possibilités tirées de la faune des océans, domaine ouvert à toutes les exagérations, à toutes les surenchères, et dont, en définitive, il reste bien peu en ce qui concerne les possibilités nutritives apportées au fourmillement humain, sinon l’ignorance, bref rien qui soit digne de l’espoir de découvrir une solution à cette quadrature du globe.

De même, M. Dorst s’est exprimé sans ambages sur la gravité d’une explosion démographique à laquelle bien des pays sont aujourd’hui exposés. Certes, il n’abordera pas de front cette question pour ce qui est du nôtre, où, déjà, les conséquences préoccupantes de cette enflure se font sentir, montrant l’impuissance explicable des pouvoirs publics à faire face à des obligations disproportionnées avec nos moyens, que ce soit l’enseignement, la construction, le réseau routier, l’hospitalisation, et le budget, tandis que d’autre part la destruction des sites, des côtes, la pénétration des habitations dans les forêts, l’imposition des grands ensembles immobiliers, dilacèrent, épuisent, déforment, labourent, uniformisent la Nature telle que les hommes, en accord avec elle, l’avaient conservée pour notre bonheur. L’auteur sait bien que le problème de la faim n’est pas la seule raison d’où naissent des inquiétudes chaque jour mieux affirmées. Des facteurs politiques, inspirés d’un anticolonialisme primaire et démodé, comme ceux que mettent en avant des économistes tendancieux – je pense à M. Josué de Castro –, des raisons d’ignorance aussi – dont les grands organismes internationaux se sont fait les tremplins –, des affirmations gratuites – comme celles qui prétendent que l’augmentation du taux des naissances est liée étroitement à la sous-alimentation –, ont conduit ici encore à une optique faussée, déformée par des incidences passionnelles. Les origines des pays dits sous-développés tiennent souvent à leur propre pouvoir surtout destructeur, à l’attention qu’ils n’ont pas su prêter à la sauvegarde de leurs sols, à la lutte contre l’érosion, sans cesse plus envahissante et qui se montre plus active sur les habitats créés par l’homme, ou contre la déforestation, contre le colmatage des barrages, contre l’épuisement des terres, contre l’assèchement des marais, contre certains procédés de culture, itinérante ou extensive, et, pour les pays surdéveloppés comme le nôtre, à l’inertie vis-à-vis des pollutions, au gaspillage, à la suppression des refuges – les haies, les boqueteaux, les tourbières –, à l’emploi aveugle des antiparasitaires.

M. Dorst saura également, en diverses occasions que nous offre son manuscrit, mettre en avant l’aspect moral ou esthétique des conséquences de cet immense sujet que constituent la prolifération de l’espèce humaine et les dégâts qui sont à la mesure de sa puissance, de ses moyens. Les conclusions de ce chapitre pourraient tenir en deux phrases. À propos de la pullulation urbaine, celle de M. Dorst mérite d’être rappelée : « Une conséquence de ce développement monstrueux des villes a été de leur faire perdre leur âme. » Et nous ajouterons : « Une politique de surnatalité aurait pour effet d’entraîner la France vers la situation des pays sous-développés, alors que certains en attendent l’inverse. » Nous voulons espérer que les plans d’aménagement du territoire s’inspireront, non plus de la prétendue nécessité de la démoustication, par exemple, dont la disproportion entre la cause et les effets permet de mesurer à la fois la gravité des résultats, et l’ampleur du ridicule qui en est à la base, mais de réalisations, de conceptions, de compromis sérieusement établis, reposant sur les conseils, non plus seulement d’architectes, de technocrates ou d’économistes, mais d’écologistes, de biologistes, d’agronomes compétents, de forestiers, de médecins. Nous sommes persuadé pour notre part, comme le professeur Dorst, que ce concept d’aménagement, enfin introduit par le gouvernement dans l’étude du devenir de notre territoire, pourrait marquer une étape décisive et heureuse. Mais si le terme d’aménagement, contrairement au mot nébuleux de prospective, peut être appuyé sur la réalité des faits, nous n’avons pas encore l’assurance que les pressions de l’incompétence n’éloignent les résultats du but initial. Les parlementaires et de hauts fonctionnaires pourront lire avec beaucoup de profit les pages que M. Dorst consacre à ces questions (p. 240 à 269), puisque le vote, acquis à l’unanimité par les deux Assemblées françaises, d’une loi concernant la démoustication, aux conséquences catastrophiques sur le territoire national, suffit à prouver combien ce siècle de la recherche scientifique reste encore, et mieux que tous les autres, celui de l’ignorance.

Il y aurait beaucoup d’autres réflexions, suscitées par cette remarquable mise au point, qui mériteraient sans doute d’être traduites ici. Un retour sur nos origines, vers ce premier chapitre ouvert sur l’Homme d’autrefois, du Paléolithique au Néolithique, sur les luttes qu’il a dû entreprendre pour sa subsistance et pour sa survivance, met bien l’accent sur l’opposition entre le comportement des « primitifs », acculés à détruire pour vivre, juste ce qu’il leur fallait pour se prolonger, et, peu à peu, celui des « civilisés », conduits par le plaisir sadique du massacre, ou par l’attirance du lucre, à exterminer tous les individus de multiples espèces animales, ou la forêt, comme certaines époques et plus d’un pays, du VIIe au XVIe siècle en Europe, nous en ont transmis l’exemple. Le chapitre des animaux disparus est rédigé dans ce livre avec un souci de développement et de précision qui mérite d’être mis en exergue. Les exemples cités, ceux du grand pingouin, du bison, des rhinocéros, du dinornis, nous font frémir de révolte, non pas seulement par sensibilité, mais parce que nous mesurons l’effroyable déperdition, réalisée à tout jamais, inexorablement, irréversiblement, parmi le clavier des êtres créés par la Nature, et dont la trace, du fait des hommes, s’est évanouie dans l’infini du passé sans que leur étude, qui pour certains eût pu connaître une importance clé, la découverte de mécanismes physiologiques, par exemple, ait pu être réalisée. Mais en même temps que nous apprenons qu’en 1880 plus de 60 000 éléphants ont été exterminés en Afrique, qu’en 1953 750 000 peaux d’antilopes étaient contrôlées à la sortie des territoires d’Afrique noire française, et que 2 millions de céphalophes avaient été massacrés en une seule année, le journal de ce jour nous apporte la nouvelle qu’en deux journées de chasse, fin novembre 1964, 1 388 cervidés dont 43 cerfs, 62 biches et 1 283 chevreuils avaient été abattus, avec l’accord des pouvoirs publics, dans le seul département français des Landes.

Après les considérations économiques, scientifiques, sentimentales, après les explications attachées à la nécessité des équilibres naturels dans le cadre de la vie harmonieuse de l’Homme, où qu’il soit, après avoir tenu compte de l’aspect pratique immédiat né du progrès technique et des exigences du confort, même quand il devient inutile, même quand il n’est plus compatible avec le bonheur, après avoir rappelé la présence de nos compagnons de la vie et de la mort, de la joie et de la misère, de la chance ou du cruel destin, je m’exposerai, pour finir, aux railleries de ceux parmi nous qui ont perdu leur chemin, en me plongeant dans un souvenir que je livre aux autres, qui savent et qui sentent.

Ce matin-là, je fus réveillé par le boy qui me tira littéralement hors du lit en criant : « Mossié, ils sont arrivés ! vite ! vite ! » En quelques secondes, j’étais debout et habillé, et nous sautâmes dans la Jeep, qui bientôt roulait sur les cahots de la piste détrempée, vers le sud. Les arbres de la forêt semblaient des fantômes, encore enveloppés d’une brume bleutée sauf les cimes, qui trouaient le brouillard. Nous faillîmes écraser les quatre marcassins d’une famille de phacochères qui traversaient en toute hâte le chemin devant nous. Et bientôt nous étions arrivés au bord de la vaste étendue marécageuse où les champs de joncs se partageaient avec les eaux vives le miroir d’une nappe argentée. Ils étaient là, les onocrotales vagabonds, les pélicans migrateurs, venus du nord. Depuis une heure, ils occupaient l’escale et se préparaient à un nouvel envol. Groupés en fer à cheval selon cinq compagnies, séparés l’un de l’autre par la distance égale à l’envergure de leurs ailes qui à tout instant battaient d’impatience la surface de l’eau, les crochets des becs brillant comme le rouge des cerises, parfois dressant leurs plumages couleur de chair, les soldats, équidistants, attendaient les ordres. Au centre, le grand chef se tenait, raide, comme dans l’attente du silence, devant l’immobilité relative de l’armée. Alors, de chaque groupe, se détacha l’officier qui lentement, d’un pas qui put paraître malhabile, mais décidé, alla rejoindre le maître d’œuvre. Et le plus étonnant colloque se déroula, dans une sorte de conversation d’état-major, où les arguments, semblait-il, commandaient les ordres. Puis les chefs d’escadrilles rejoignirent leurs oiseaux. Le général des pélicans plastronna quelques brefs instants, dominant sa multitude, gonflé de la fierté du maître, dressé dans son plumage impérial, l’œil rouge braqué sur ses bataillons. Et il piqua brusquement vers le sud. Alors, chaque compagnie, l’une après l’autre, dans de vibrants bruits d’ailes, s’éloigna sur le soleil levant, après avoir décrit un ove dans le ciel, comme pour y laisser à mes yeux sa trace. Et chacune prit le large selon la ligne de percée qui lui avait été tracée par le haut commandement.

Les cinq bataillons de voiliers avaient déjà disparu dans leurs nuages roses sur l’horizon quand le boy vint me tirer par la manche et me réveiller à nouveau, cette fois dans un autre rêve que je gardais devant mes yeux comme le phantasme d’une caravane aérienne d’oiseaux géants dont aucune technocratie n’avait altéré le pouvoir de l’espèce, le sens de la famille, l’ordre de la classe, la régulation des mœurs, la force de l’instinct, les étincelles de l’intelligence. Les pélicans étaient demeurés comme leurs ancêtres, identifiables à leur propre espèce, respectueux de ses lois et de leur destin, intégrés dans le souverain équilibre de la vie sauvage. Plus purs que les hommes. Immuables et fiers, extraterrestres. Tels des dieux.

N’avons-nous pas le droit, et le devoir, de les aimer ?