Cependant, si une morale de l’ataraxie sert l’égoïsme individuel du bourgeois, son égoïsme de classe demeure combatif : condamnant l’Histoire, il veut néanmoins valoriser le moment de l’Histoire qui le privilégie. Ayant réduit l’homme à néant, l’Élite se sauve en se divinisant ; sa démarche ici est analogue. Il existe, dit-elle, des Formes, Idées, Valeurs qui transcendent l’Histoire et exigent d’être défendues.
Le combat qui se déroule aujourd’hui à travers la terre oppose, écrit Stephen Spender, « ceux qui veulent maintenir les valeurs éternelles à ceux qui jugent tout moyen bon pour faire triompher leurs principes politiques — même s’il s’agit de principes respectables en soi ». Mircea Eliade déclare : « La seule justification des collectivités organisées — société, nation, État — est en dernière instance la création et la conservation des valeurs spirituelles. L’histoire universelle elle-même ne tient compte que des peuples créateurs de cultures. » Pour exalter les valeurs et les vérités éternelles on a vu que les plus machiavéliens de nos penseurs, les plus sceptiques, tels que Burnham et Aron, se découvraient à leur heure une âme de platonicien.
Il y a une thèse commune à tous les systèmes que nous avons envisagés et qui aide grandement le bourgeois à revendiquer comme devoir la défense de ses intérêts : le pluralisme. C’est le pluralisme qui fonde le pessimisme historique : mais c’est lui aussi qui permet d’étayer sur ce pessimisme une idéologie de combat. Toute la droite pensante a décidé de le considérer comme une vérité définitivement acquise. « Mais pour nous, écrit entre autres Monnerot1, il y a des esclavages, des féodalités et des capitalismes qui ont chacun une histoire, qui ont profondément changé au cours de cette histoire, et dont chacun au cours de chaque histoire en arrive à différer de lui-même autant ou presque autant qu’il diffère des autres. » Au schéma « simpliste » de Marx qui oppose exploitants et exploités, on substitue un dessin si complexe que les oppresseurs différant entre eux autant qu’ils diffèrent des opprimés, cette dernière distinction perd son importance. Mais surtout le pluralisme autorise le civilisé à creuser ces « tranchées » dont rêve avec nostalgie M. Jules Romains. Celui-ci a bien compris qu’il est difficile de défendre l’Europe capitaliste au nom de l’universel. Il faut l’énorme naïveté d’un Rougemont pour écrire qu’il s’agit pour nous, Européens, « de nous voir responsables d’une culture bien particulière. Cette culture est le cour2 d’une civilisation qui elle3 est devenue vraiment universelle pour le meilleur et pour le pire ». Spengler déclare avec beaucoup plus de logique : « Il n’y a pas de vérités éternelles. Le seul critérium d’une doctrine est sa nécessité pour la vie. » En effet, une pensée pluraliste ne saurait sans contradiction s’annexer l’éternité. Mais le pluralisme nous fournit le moyen de tourner la difficulté qu’il suscite : à l’idéal d’universalité on substituera la reconnaissance d’une multiplicité de vérités ; il nous faut nous cantonner dans celle que nous impose une nécessité vitale. La civilisation bourgeoise occidentale est la seule à laquelle nous soyons substantiellement rattachés ; non seulement celle de demain ne réalisera sur elle aucun progrès, mais nous sommes séparés de ce lointain avenir par un abîme radical ; faute d’avoir prise sur lui, il n’est pour nous qu’un concept vide ; notre unique affaire, c’est cette Forme à laquelle nous appartenons : le déclin qui la menace n’enferme pas la promesse d’une Forme neuve, il annonce seulement le triomphe de l’informe. Au-delà, tout est nuit et silence. Soucions-nous donc de l’Europe, de l’Occident : rien d’autre ne nous concerne. Jaspers confirme ici encore la thèse spenglérienne. Il y a selon lui une pluralité de vérités qui communiquent par leur rapport à l’Être mais qui exigent d’être vécues dans leur séparation. « Ma vérité, celle que je suis comme liberté, dans la mesure où j’existe se heurte à une autre vérité en tant qu’existante ; c’est par elle et avec elle que je deviens moi-même ; elle n’est pas unique et seule, mais elle est unique et insubstituable en tant qu’elle est en rapport à autrui. » Être soi-même, c’est la loi morale suprême : c’est s’ouvrir au Transcendant. Je ne parviens à cette authenticité qu’en assumant ma finitude au lieu de prétendre la dépasser. Donc, mon devoir de bourgeois occidental est de vouloir inconditionnellement la civilisation bourgeoise occidentale.
Bien entendu, le salut de la civilisation s’opérera contre les masses ; car celles-ci n’interviennent dans le cours du monde que comme des éléments de dissolution ; elles désintègrent les ordres, elles provoquent les schismes, elles nient le Transcendant et vident la réalité humaine de sa substance ; par elles, tout se perd et rien ne se crée. C’est à l’Élite de sauver « le monde merveilleux » des cultures. L’homme occidental se sent aujourd’hui chargé de mission ; mais on va démontrer que le non-privilégié ne mérite pas le nom d’homme. Déboutée de ses prétentions en tant qu’agent historique, la masse est en outre exclue du monde de la pensée, de celui des valeurs éthiques et esthétiques : on va voir par quelles ruses.
La pensée
« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. » La droite ne saurait souscrire à une affirmation si grossièrement démocratique. Ce que l’ensemble des « bêtes humaines » se partage, c’est uniquement leur animalité. Loin de constituer un fonds commun à travers lequel tous les hommes peuvent se reconnaître, la pensée est aux yeux du bourgeois une faculté distinguée et qui distingue.
On a vu que les théoriciens bourgeois professent un subjectivisme psychophysiologique : les idées reflètent non l’objet pensé mais la mentalité du sujet pensant. Cette mentalité est un assez mystérieux complexe qui dépend partiellement de facteurs extérieurs mais qui d’abord traduit une certaine essence : il y a une âme noire, un caractère juif, une sagesse jaune, une sensibilité féminine, un bon sens paysan, etc. La nature de son essence définit la région d’être qui est accessible à chacun. Car cette philosophie subjectiviste est aussi anti-intellectualiste : c’est une philosophie non de la conscience mais de l’être. La co-naissance, selon le mot de Claudel, est communion ; elle ne relève pas de l’entendement ni de la raison ; l’homme de droite méprise comme « primaire » le savoir systématisé qui se communique méthodiquement et peut se puiser dans les livres ; il n’accorde de prix qu’à l’expérience vécue qui unit singulièrement un sujet et un objet participant à une même substance4. Entre les individus conscients il existe donc une hiérarchie ; ceux qui possèdent le plus de « noblesse vitale », une plus grande « richesse substantielle », réalisent avec l’être la plus parfaite communion. La masse, privée de substance, est condamnée à un sommeil animal, coupé d’hallucinations et de délires. Les individus enracinés dans une forme substantielle — c’est-à-dire ceux qui acceptent l’ordre bourgeois — ont tous quelque chose de valable à révéler : à leur place, dans leurs limites, ils saisissent des vérités qui échappent au théoricien rationaliste. La femme qui saigne et accouche aura des choses de la vie un « instinct » plus profond que le biologiste. Le paysan a de la terre une intuition plus juste qu’un agronome patenté. Le colon écoute avec ironie les théories de l’ethnographe : c’est en battant un nègre qu’on apprend vraiment à le comprendre. Spengler explique que cette forme concrète, la race, ne se laisse pas saisir par le savant qui analyse et pèse, mais en revanche elle se révèle à l’homme de race :
« Les pures races humaines, écrit-il, diffèrent entre elles absolument de la même manière spirituelle que les impures. Un même élément qui ne se révèle qu’au goût le plus délicat, doux arôme présent dans chaque forme, unit au-dessous de toutes les hautes cultures en Caucasie les Étrusques avec la Renaissance, sur le Tigre les Sumériens de l’an 3000 avec les Perses de l’an 500 et les autres Perses de l’époque islamique… Tout ceci est inaccessible au savant qui mesure et qui pèse. Il existe pour le sentiment qui l’aperçoit du premier coup d’œil avec une certitude non trompeuse, mais pas pour l’analyse scientifique. J’en conclus donc que la race, tout comme le temps et le destin, est quelque chose de décisif pour toutes les questions vitales, quelque chose dont chacun a une connaissance claire et distincte dès qu’il cesse de vouloir le saisir par l’entendement, et donc par l’analyse et la classification qui dissocient… C’est pourquoi l’unique moyen d’approfondir le côté totémique de la vie est non point la classification mais le tact physiognomonique. »
On reconnaîtra à travers la phraséologie spenglérienne un des lieux communs les plus chers aux hommes de droite. Maurras enseignait que jamais un Juif ne saurait sentir un vers de Racine5. Dans son roman Gilles, Drieu la Rochelle dénonçait le côté « moderne » des Juifs dont la pensée rationnelle laisse échapper ce qu’il y a d’instinctif et de complexe dans le monde. Jamais un déraciné, un déclassé ne peut comprendre la classe, la race où il fait intrusion. Dans Les Déracinés de Barrès, Racadot, malgré toute son intelligence, est voué à l’erreur du fait qu’il est déraciné, tandis que le débile Saint-Phlin bien installé sur la terre de ses ancêtres se meut aisément dans la vérité. Les parents bourgeois se convainquent volontiers que leur fils, fût-il le plus cancre de la classe, possède unje-ne-sais-quoi qui manque au boursier le plus brillant.
Ce système fait la partie belle aux « idéologues actifs et conceptifs » qui l’ont élaboré. Il leur permet de restaurer à leur profit la méthode d’autorité. L’individu supérieur — par le sang, la noblesse, ou son ouverture au Transcendant — est capable de sentir dans sa quasi-totalité l’ensemble des formes qui constituent la réalité : lui seul. Grâce à ce postulat le penseur de droite surmonte aisément les apparentes contradictions de son attitude : quand il s’attaque aux marxistes, l’anticommuniste ne voit dans les idées qu’une rationalisation superficielle d’instincts inconscients, de forces ténébreuses. Quand il s’agit de soi, il les déclare fondées objectivement ; pluraliste lorsqu’il envisage des vérités étrangères, il considère sa vérité comme un absolu. Mais ce manque de réciprocité est selon lui parfaitement justifié : la singularité de certains hommes — les élus, dont il fait partie — est précisément d’atteindre l’universel. Enfermant ses adversaires dans une immanence vide, ses inférieurs dans leur particularité bornée, il se dresse au-dessus d’eux comme un maître dont les révélations doivent être acceptées par un acte de foi. C’est là une position à la fois infiniment faible et inexpugnable. Le véritable Abraham n’est jamais sûr d’être Abraham, mais personne ne peut démontrer aux Napoléon d’asiles qu’ils ne sont pas Napoléon. Cette ambiguïté explique le ton tranchant qu’adoptent volontiers les écrivains de droite. Ils ne soumettent pas leurs idées au jugement d’autrui : ils énoncent des vérités dont leur valeur personnelle est l’unique et suffisante garantie. Démontrer serait s’abaisser : le Maître se situe par-delà toute contestation possible, il réclame une adhésion inconditionnée6. Quelle vérité lui opposerait-on, si la vérité suprême est précisément celle qui se découvre à lui ?
Cette théorie de la connaissance implique nécessairement que le réel même soit irrationnel. On retrouve ici un des paradoxes de la pensée bourgeoise : les « membres actifs » de la bourgeoisie croient à la science, ils la font, ils l’appliquent ; cependant ses idéologues s’attachent à la déconsidérer. On sait quelle interprétation fantaisiste ils ont donnée par exemple du principe d’indétermination, prétendant que la matière même était désordre et contingence. La croyance aux nécessités naturelles est en effet la première condition d’une libération humaine : inversement, dans un univers chaotique, impossible à maîtriser par la pensée, l’homme est écrasé, passif, esclave ; sa misère éclate : il n’est décidément qu’une bête méprisable. Et il se sent perdu, il est prêt à écouter docilement la voix de l’Élu qui se propose à le guider. C’est pourquoi le penseur de droite affirme que la nature est caprice et mystère ; la science qui analyse et classe n’en saisit que de superficielles apparences ; elle est animée d’une vie secrète, pénétrée de fluides invisibles. Sa réalité profonde, ce n’est pas ce monde empirique tel qu’il se livre à nous : c’est un Être caché, substance cosmique ou esprit transcendant. Selon Spengler, la réalité extérieure est seulement « une expression et un symbole. La morphologie de l’histoire universelle devient nécessairement une symbolique universelle ».
Jaspers qui, on l’a vu, spiritualise les thèses de Spengler selon les besoins de l’Allemagne post-fasciste, lui emprunte l’idée de tact physiognomonique et l’utilise pour déchiffrer la transcendance dans la physionomie des choses. Au lieu de dissocier le réel comme le fait la science, il faut, dit-il, le comprendre à travers des « chiffres » qui nous livrent des totalités. La nature est un chiffre, indéfiniment équivoque. L’Histoire aussi, en tant qu’elle est échec. La conscience en général est chiffre, et l’ultime chiffre c’est l’existence elle-même.
Cet ésotérisme confirme l’importance du Maître. La révélation des secrets est réservée à quelques initiés doués d’une certaine grâce innée. Il n’est pas étonnant qu’à partir de là certains penseurs s’orientent vers l’occultisme, l’alchimie, l’astrologie. Hitler croyait aux horoscopes : si, grâce au « tact physiognomonique », on peut connaître tout un homme à travers la forme de son crâne, pourquoi pas à travers les lignes de sa main, ou la configuration du ciel ? Le flot cosmique pénètre et lie tout : on peut connaître n’importe quoi à travers n’importe quoi. Si l’homme est accordé non aux autres hommes, mais à l’esprit de la Terre, son destin se joue dans les étoiles ou le marc de café plutôt que sur les places publiques. La mystique conduit à la magie. Ainsi s’explique le succès fait par la droite à des symboliques plus ou moins inspirées de l’Orient, l’accueil chaleureux qu’ont reçu les livres de Guénon, Daumal, Schmidt, Abellio, le crédit qu’a trouvé un Gurdjieff.
La mystique conduit aussi au silence. L’anti-intellectualisme de la droite se manifeste dans son rapport au langage. Faire confiance à la parole qui est commune à tous, c’est une attitude bassement démocratique ; la Vérité, cachée derrière les symboles et les chiffres, relève de l’ineffable. Nietzsche considérait le langage comme une trahison : « Quelle belle folie que la parole ! » Spengler écrit : « Langage et vérité finissent par s’exclure… Plus une communication est profonde, plus elle arrive à renoncer pour cette raison au signe… Le plus pur symbole d’entente que la langue ait encore donné, c’est un vieux couple paysan assis le soir devant la ferme et s’entretenant en silence7. » Brice Parain conclut son essai sur le langage en affirmant : « Plus nous sommes près du silence, plus nous sommes près de la liberté. » Selon Jaspers, les chiffres débouchent sur l’ineffable. Le triple langage de la transcendance résonne finalement dans le silence : l’échec est ce silence. L’ultime chiffre est silence. Cette paix muette est la révélation suprême. « Le non-être révélé par l’échec de tout ce qui nous est accessible est l’Être de la transcendance. » En effet, le mot, adapté à la vie de société, à l’existence empirique, ne peut exprimer la vérité de l’homme qui est son rapport au Cosmos, au Transcendant. La conversation articulée ne convient qu’à la masse ; les hommes authentiques communiquent à travers la substance dans laquelle ils sont ensemble enracinés : un même fluide mystérieux les traverse, une même Forme les éblouit. La littérature de droite excelle à décrire ces ententes sans mots, à vanter ces muettes sagesses. La vérité des humbles — paysans, femmes, indigènes, serviteurs, pauvres artisans — ne saurait mieux s’exprimer que par le silence.
Cependant les intellectuels de droite parlent beaucoup ; la liberté d’expression est même une de celles qu’ils revendiquent avec le plus de feu. Et dans l’ensemble, ils croient peu aux tables tournantes. La plupart restent fidèles à un certain rationalisme : mais toujours ils font à l’irrationnel la part qui leur est nécessaire pour imposer leur autorité. Si la vérité était universellement démontrable, la pensée serait démocratiquement ouverte à tous : aux rapports rigoureux, nécessaires qu’établit la science, ils substituent des relations lâches et contestables. D’après eux la tâche assignée au penseur, c’est d’atteindre par-delà le donné empirique ces « formes » accessibles au seul « tact physiognomonique » et de sentir entre elles des rapports singuliers. C’est ainsi que Spengler se propose de créer une morphologie, et tout son système repose sur des rapprochements formels entre des formes : sur l’Analogie. L’Analogie joue un rôle immense chez tous les doctrinaires de droite. C’est entre autres le seul type d’explication auquel ait recours Monnerot dans la Sociologie du Communisme : dans le premier chapitre il assimile le communisme à l’Islam et la suite du livre ne fait que développer les conséquences de ce rapprochement. En outre il reprend des analogies mille fois rebattues entre le communisme et l’Église, le XXe siècle et le haut Moyen Âge. Veut-il expliquer Lénine ? Il écrit : « Le problème de l’impuissance de la plèbe avait déjà reçu une solution analogue8 à celle de Lénine qui est mutatis mutandis la militarisation… L’analogie9 tient… Lénine a été sans le savoir le premier théoricien et le premier praticien du césarisme de notre temps. » Pour rendre compte du fait que certaines civilisations stagnent tandis que d’autres progressent, Toynbee se borne à nous proposer une image : au cours de leurs ascensions il arrive aux alpinistes fatigués de se reposer sur une corniche ; certains s’y endorment, d’autres prennent un nouveau départ : voilà la clé de l’Histoire.
On voit quelle liberté est ainsi laissée au caprice du théoricien : les faits ne lui imposent aucune interprétation ; de Spengler à Jaspers — en passant par Toynbee, et tant d’autres —, chacun les agence à sa fantaisie. À propos des idées d’Aron sur l’Histoire, Pouillon a bien montré, dans un article des Temps modernes10, comment l’idée de contingence objective sert l’arbitraire subjectif : « Il n’assouplit donc pas le déterminisme historique, il se borne à contester son unité, il le coupe en morceaux. C’est ce qu’il appelle la contingence : elle n’implique pas pour lui une conception nouvelle de la relation causale, elle est purement et simplement une solution de continuité qu’il ménage en quelques endroits choisis, en fonction de ce qu’il veut prouver. » C’est encore un des avantages du pluralisme que d’introduire dans l’univers des discontinuités qui favorisent les interventions intéressées du sujet pensant.
La théorie des formes satisfait en outre à cette tendance fondamentale de la pensée bourgeoise que nous avons déjà signalée : l’idéalisme. On nous assure que les formes existent substantiellement ; mais c’est une existence souterraine, inaccessible ; si nous les confrontons au monde empirique, elles apparaissent comme de purs mythes. Comment le Mythe permet d’éluder élégamment la réalité, Boutroux en donnait en 1914 un admirable exemple quand il définissait la guerre : « La lutte de Descartes contre Kant. » Ainsi définit-on aujourd’hui la guerre de Corée : la lutte de la civilisation contre la barbarie ; et voilà les Coréens escamotés. Dans L’Islam du XXe siècle, qui retrouvera les prolétaires de chair et d’os ralliés au parti communiste ? La démocratie anglaise, l’œuvre française, la culture : derrière ces grandes idoles, les exploiteurs, les colons, les privilégiés se croient bien cachés.
L’idéalisme transcendantal complète heureusement chez le conservateur l’idéalisme psychophysiologique : celui-ci isole les choses de la conscience, celui-là leur substitue des abstractions ; privées et de présence, et d’existence, elles ne sont absolument rien. À partir de là, chacun peut broder à sa guise dans le ciel intelligible. On est en droit d’y inscrire des relations idéales qui ne correspondent à aucune incarnation terrestre : ainsi Burnham justifie-t-il le régime capitaliste par l’idéal d’un droit non fondé sur la force, tout en reconnaissant qu’en fait c’est aujourd’hui la force qui fonde le droit. D’autres lient le capitalisme à la Vérité, à l’Honneur, à la Liberté : les Idées dans le ciel, comme les mots sur le papier, coexistent sans gêne.
Cependant, la sublimation idéaliste n’est généralement pas tout à fait arbitraire. S’autorisant d’un substantialisme pluraliste pour dépouiller l’homme des masses de sa dignité pensante, le doctrinaire bourgeois utilise l’idéalisme pour l’exclure du monde des valeurs. Les « belles catégories » qu’il projette au ciel, ce sont en effet les catégories bourgeoises : on aura beau jeu d’affirmer que leur sort est lié à celui des privilégiés et que l’opprimé n’y a aucune part.
On sait assez que le concept de liberté par exemple se définit en extension et en compréhension à partir des libertés bourgeoises. La liberté existe là où les bourgeois sont libres : c’est ce qu’exprime sans fard M. Lartéguy dans son reportage de Paris-Presse, intitulé Quinze Jours à Hanoï. Il écrit : « Haïphong est une des villes les plus laides du monde… Les odeurs y sont atroces, la misère et la crasse y soulèvent le cœur, la prostitution y fleurit. Mais c’est quand même la liberté. » Les prostituées, les crasseux, les miséreux ne sauraient contester la liberté dont jouissent à Haïphong M. Lartéguy et une poignée de privilégiés : c’est la liberté. D’autre part, le sens du mot se définit positivement par la condition bourgeoise : Léon Werth, dans la phrase déjà citée, l’avoue clairement. Définir un régime de liberté par son contraire qui est le régime stalinien, c’est la définir positivement par le régime capitaliste. Pour l’esclavagiste américain naguère, l’idée de liberté enveloppait le droit de posséder des esclaves : elle enveloppe chez le bourgeois d’aujourd’hui celui d’exploiter les prolétaires.
De même, la culture, l’intelligence se définissent à partir des normes bourgeoises : c’est donc chez les bourgeois qu’on les rencontre. Crozier11 remarque qu’en Amérique les tests d’intelligence — qu’on appelle I. Q. — prouvent fatalement que les riches sont plus intelligents que les pauvres. « Des enfants de riches ont toujours en moyenne des I. Q. bien supérieurs à ceux des enfants de pauvres. Comme les connaissances et les attitudes quotées dans les I. Q. sont des connaissances et des attitudes de riches, le contraire serait bien étonnant. Même la normale américaine est une normale pour riches12. »
Il arrive que certaines Idées brillent d’une implacable pureté sans que la bourgeoisie en découvre dans son sein aucune incarnation : par exemple, on proclame souvent aujourd’hui que la Femme se perd, qu’elle est perdue. Et l’Homme même ? s’en trouve-t-il encore en ce milieu de siècle un exemplaire valable ? Si l’Élite catastrophique semble parfois disposée à s’exclure elle-même de l’humanité, c’est seulement parce qu’elle se sait en danger ; elle se fascine sur l’image de ce qu’elle fut, parce qu’elle condamne avec nostalgie le présent au nom d’un passé plus clément. Sa prétention n’en demeure pas moins entière. Par-delà les catégories singulières, elle monopolise la catégorie suprême : l’humain. Les penseurs bourgeois, nous l’avons vu, ont besoin de croire que l’Homme parle par leur bouche, l’Homme indivisible, unanime, unique. La bourgeoisie tient à se poser comme classe universelle. On constituera donc l’idée d’Homme à partir de la particularité bourgeoise. « L’homme est ce que sont les hommes », dit Marx ; ce réalisme interdit toute tricherie. Mais l’idéaliste s’élève à l’Idée en éliminant dans ses incarnations tout ce qu’il considère comme accidentel : à lui de décider ce qu’il regarde comme essentiel. Et une fois posé que lui seul incarne l’Homme, qui sera en droit de le contredire ?
L’Homme se désigne volontiers chez les penseurs occidentaux par l’expression : Personne humaine. Cette Idée nous introduit dans le domaine éthique : nous allons voir de plus près par quel tour de passe-passe il est interdit à la masse.
La morale
Avant la dernière guerre, la morale de droite était fougueusement héroïque13. Spengler à la suite de Nietzsche se faisait du héros une idée arrogante : « Seul le héros, l’homme du destin, est en définitive dans le monde réel. » C’est lui qui fait l’Histoire, il agit, il guerroie ; Spengler reprend à son compte l’éloge que fait Nietzsche de la vie du guerrier et de la mort militaire. La véritable communication entre les hommes, celle que le langage échoue à réaliser, elle s’obtient par la violence. « L’épée est le plus court chemin d’un cœur à un autre », écrit Claudel. Le pluralisme des races, des cultures, la séparation radicale des individus impliquent que la vérité de l’homme n’est pas l’amitié, mais la lutte. « Ce n’est pas vrai que l’univers veut être heureux et uni. Il est divisé, opposé en ses parties », écrit Drieu. Et aussi : « La lutte des existants n’est pas faite pour être surmontée. » À cette époque, on applaudit à la violence, fût-elle dénuée d’héroïsme : l’Homme s’affirme dans les massacres, les pogromes. La séparation qui est la même chose que l’existence se réalise pleinement dans le sang d’autrui : on prouve sa vérité en tuant, ou du moins en rêvant de meurtre. « Rien ne se fait que dans le sang », écrit encore Drieu dans Le Jeune Européen. « J’espère dans un bain de sang comme un vieillard acculé à la mort. » Après s’être cherché pendant quatre cents pages, Gilles — dans le roman du même nom — se trouve au moment où il prend un fusil pour tirer sur les ouvriers espagnols. Drieu admire le dynamisme des jeunes nazis, il s’engage à côté de Doriot. Alors on saluait en Mussolini, en Hitler les incarnations du Héros.
Le sang versé n’a pas servi la bourgeoisie. Le fusil est devenu, comme l’épée, une arme périmée ; le meurtre anonyme et générique qu’accomplit la bombe atomique ne peut guère être envisagé comme une affirmation de l’existence ; aujourd’hui, si certains Occidentaux souhaitent positivement la guerre, c’est seulement par un vertige de terreur. La droite vaincue se fait de la grandeur une idée beaucoup plus modeste que naguère. Ses moralistes prêchent non plus l’héroïsme mais la sagesse. Cette transmutation de la turbulence fasciste en spiritualisme bourgeois, c’est Jaspers, on l’a vu, qui s’est chargé de la penser. De sa philosophie du Transcendant découle la morale pratique qu’il propose à l’Élite d’après guerre.
Jaspers appelle encore l’homme d’élite un héros, et la vertu suprême du héros demeure selon lui la noblesse. Mais ces mots ont bien changé de sens : « Le seul héroïsme qui reste accessible à l’homme d’aujourd’hui, c’est celui d’une œuvre sans éclat, d’une action sans gloire… Le vrai héros se caractérise par la fidélité qu’il porte à sa vocation. Aujourd’hui le héros résiste à l’épreuve de la masse insaisissable. Le héros moderne en tant que martyr ne peut apercevoir son adversaire et lui-même reste invisible en ce qu’il est véritablement. »
Ainsi, le héros est devenu martyr ; il se définit surtout négativement : par sa résistance à la masse ; une résistance aveugle ; il ne sait trop ce qu’il combat ni quel sens a son combat : situation qui est celle de nombreux anticommunistes. Jaspers prétend pourtant donner un contenu positif à l’idée de vocation : « Les meilleurs au sens d’une noblesse de l’humanité… ce sont… les hommes qui sont eux-mêmes. » Il précise : « Le merveilleux, le seul être authentique que je rencontre est l’homme qui est lui-même… En mettant tout en question dans la réflexion sur soi, il vient à la rencontre de lui-même dans l’instant concret en s’appuyant sur lui-même… Il vient à lui-même comme à un don. La réflexion sur soi est dépassée par l’Existence de fait. » Tel est donc le but de ce combat obscur : il faut maintenir la possibilité d’être soi-même. Mais il ne s’agit pas ici d’un individualisme anarchique, analogue à celui de Gide lorsqu’il exhortait Nathanaël à faire de soi « le plus irremplaçable des êtres ». L’authenticité est, selon Jaspers, un dépassement vers le Transcendant : « Là où je suis moi-même, je ne suis pas seulement moi-même. » Et elle s’acquiert non par l’exécution d’actes plus ou moins gratuits, mais par la fidélité. Ici Jaspers se rapproche de Barrès prêchant l’enracinement de l’individu dans « la terre et les morts ». Pour s’accomplir, chacun doit revendiquer ses attaches à sa race, sa famille, son pays, ses traditions, ses amitiés ; il doit assumer à partir de son passé la particularité de sa situation présente ; par l’acceptation de sa finitude il atteint la profondeur et s’ouvre au Transcendant. Cette réussite n’est pas solitaire : « La vraie noblesse n’est pas le fait d’un être isolé. Elle est dans la liaison des hommes indépendants. La noblesse des esprits qui sont eux-mêmes se trouve dispersée dans le monde. L’unité de cette dispersion est comme l’Église universelle d’un corpus mysticum constitué par une chaîne anonyme d’amis. »
Le précepte de Jaspers : être soi-même, constitue un des lieux communs les plus complaisamment rabâchés par la droite. Je cite au hasard : « Il faut rendre à l’être humain standardisé par la vie moderne sa personnalité. Les sexes doivent de nouveau être nettement définis… Il importe ensuite qu’il se développe dans la richesse spécifique et multiple de ses activités. » (Alexis Carrel, L’Homme cet inconnu, 1939.) « La revanche sur une époque qui prétend ne compter que par masses… c’est que quelques individualités y demeurent inexpugnables comme des forteresses. Rien ne peut rien contre elles. Ici un Anglais, là un Allemand, et quelques autres éparpillés, seuls, auront “dominé le débat”. Le reste n’est que blague. » (Braspart, 1948, dans La Table Ronde à propos de Jünger.)
Claude Elsen dans La Liberté de l’Esprit, en 1949, vante « Le seul engagement qui vaille : celui que l’on se fait à soi-même, à soi seul, le lucide accomplissement de soi-même et de son destin solitaire — irremplaçable. »
Jacques Laurent écrit en 54 dans La Parisienne : « Pour l’écrivain le problème n’est pas d’accepter ou d’ignorer la politique mais… de passer au-delà de la politique. C’est là qu’il est lui-même. Et un écrivain qui n’est pas lui-même est en surnombre. »
Etc.
On retrouve aussi chez nombre de ces individus irremplaçables le rêve d’un corpus mysticum. Abellio souhaite les rassembler dans une sorte d’arche. Monnerot propose la création d’un ordre, destiné évidemment à combattre le communisme. On connaît la formule qui a foisonné pendant ces dix dernières années : « Nous sommes encore quelques-uns qui… » — celui qui l’énonce affirme son appartenance à une élite héroïquement minoritaire.
Mais enfin, quel contenu concret donner à la devise : être soi-même ? La réponse est unanime : il faut différer. La fidélité prêchée par Jaspers est l’affirmation de notre finitude singulière, donc la revendication de notre différence. L’importance de cette notion a été soulignée entre autres par M. de Rougemont. Il a repris à Scheler l’opposition entre l’individu, simple élément de la masse, et la personne qu’il définit : « L’individu chargé d’une vocation qui le distingue de la masse mais le relie pratiquement à la communauté. » Être libre, être soi, c’est une seule et même chose : encore et toujours se distinguer. « La seule liberté qui compte pour moi, dira tout véritable14 Européen, c’est celle de me réaliser, de chercher, de trouver, de croire ma vérité… Il n’y aura donc jamais de liberté réelle que dans le besoin, le droit et la passion de différer de son voisin. » C’est au nom de la Personne, donc de la Différence, que Rougemont prêche avec le zèle qu’on sait la défense de l’Europe contre la barbarie. Toute la droite fait chorus. Aron lui-même, abandonnant son scepticisme machiavélien, s’exalte romantiquement pour vanter « la vocation irremplaçable de chaque être humain, cette étincelle qui est tout15 ». Et c’est évidemment au sens de Personne, qu’il faut prendre le mot d’individu dans les déclarations de Claudel16 : « L’individu avant tout, et la société n’existe précisément que pour tirer de l’individu tout ce qu’il peut donner. » « L’individu est irremplaçable… Il ne s’agit pas de réaliser l’humanité en général, il s’agit de réaliser l’individu. » La nostalgie d’une civilisation où tout individu est « chargé d’une vocation » a inspiré à M. Paul Sérant17 un remarquable pot-pourri des clichés utilisés par la droite ; il écrit à propos des soldats de Diên Biên Phu : « Ils témoignent d’une civilisation où n’importe quoi n’était pas fait par n’importe qui, où il y avait des vocations et où la leur était justement honorée parmi les plus hautes. Cette civilisation, le monde moderne a juré sa mort… La notion de vocation a été déshonorée en même temps que l’honneur même ; car il n’est d’honneur incarné que dans l’accomplissement d’une vocation. Mais ce hideux désordre n’est pas accepté par les meilleurs : en dépit de l’entreprise de nivellement et d’uniformisation, en dépit de tout, les personnalités s’affirment et les castes détruites se reconstituent. »
Il y a tout de même quelque chose de gênant dans cette affaire. Curieusement Rougemont parle d’individus chargés de vocation : chargés par qui ? Ce mot qui lui échappe est significatif. Une vocation, il faut pour mériter son nom, que ce soit un appel fait par soi-même, à soi-même ; mais si on comprend fort bien que les différences avantageuses soient revendiquées par les privilégiés comme conditions de leur authenticité et de leur liberté, qui donc réclamera les différences désavantageuses ? or, les unes ne sauraient exister sans les autres : pas de riches sans pauvres, pas de maîtres sans esclaves. En quel temps des hommes ont-ils réclamé avec passion la liberté de se distinguer par la pauvreté, l’esclavage ? En vérité, c’est une sinistre plaisanterie de peindre le passé comme une ère où les serfs, les artisans, les ouvriers, bref, les opprimés, vivaient honorés, selon l’appel d’une vocation. Et il faut une honteuse mauvaise foi pour suggérer que dans une Europe capitaliste un prolétaire peut chercher et trouver son irremplaçable vérité18. Alexis Carrel, qui pourtant n’en craignait pas, avouait : « Il semble que l’organisation moderne des affaires et la production en masse soient incompatibles avec le développement de la personne humaine19. »
D’ailleurs, Rougemont et les autres Européens véritables admettent en fait que seul l’Élu se réalise comme Personne. Selon Jaspers, le héros se définit par sa résistance à la masse : pas de masses, pas de héros. L’existence d’une humanité indifférenciée est nécessaire pour que certains se distinguent en différant : cette distinction est donc a priori réservée à quelques-uns. Attribuer à tous les hommes la dignité d’une personne, ce serait poser leur égalité, ce serait le nivellement, l’uniformisation, le socialisme. Mais il n’y a pas lieu de faire grief à la civilisation de cet exclusivisme. Puisque « chaque être humain » se distingue par une « vocation irremplaçable », le manœuvre, l’ouvrier spécialisé n’est pas un être humain ; alors peu importe que ce régime ne lui permette pas de faire de soi une Personne ; seuls méritent le nom d’homme ceux pour qui cet accomplissement est possible : donc il est possible pour tous les hommes dignes de ce nom.
Si on se laissait un moment duper par l’idéalisme intéressé des personnes vouées à la pensée, il faudrait s’étonner de leur étrange conception de l’éthique. Pour tous les véritables moralistes, les sages antiques ou Spinoza, la morale est une certaine façon de vivre la réalité du monde. Au contraire, on propose ici de truquer ce monde pour y maintenir des valeurs périmées. La masse existe : nos idéologues l’admettent ; ils devraient donc se proposer de définir une morale de la masse ; au contraire, ils prennent violemment position contre « le monde moderne », contre le présent et l’avenir, au nom d’un passé imaginaire. Mais leurs desseins sont trop transparents pour qu’on s’attarde à les juger sur ce terrain. Il s’agit encore et toujours de nier les masses au profit de l’Élite. Dans le domaine de l’esthétique on poursuit par les mêmes procédés le même but.
L’Art
Admirant les mains d’une très belle femme, un héros de Drieu déclare20 : « Quand je voyais ses pieds et ses mains, je bénissais la cruauté de sa famille qui depuis trois siècles foulait les Indiens pour assurer la perfection du loisir dans des doigts aussi délicats et fermes. » Cette boutade provocante exprime un des dogmes aristocratiques de la droite : aux hommes, on doit préférer la Beauté. La Beauté est une des plus hautes figures de cette réalité inhumaine qui constitue la vérité de l’Humain et qu’il faut maintenir contre les hommes. « Maintenir l’Humain, faire en sorte qu’il y ait encore longtemps une expression humaine du monde par des chants, des danses, des monuments » : tel est selon Drieu le but suprême ; et les masses y font obstacle puisque « L’humanité est laide, qu’elle vienne de Chicago ou de Pontoise. »
Le sort de la Beauté est immédiatement lié à celui de l’Art : elle est une réalité donnée qui se laisse saisir par la contemplation esthétique ; mais elle ne s’accomplit pleinement que dans l’Art qui la recrée. C’est dans l’Art que l’homme se dépasse définitivement lui-même ; ce dépassement est plus important que les créatures vivantes qui en sont l’instrument. Tel est le sens de ce texte de Malraux, dans La Psychologie de l’Art : « Que les dieux au jour du Jugement dernier dressent en face des formes qui furent vivantes le peuple des statues ! ce n’est pas le monde qu’ils ont créé qui rendra témoignage de leur présence : c’est celui des statues ! » Les formes dans lesquelles s’exprime l’existence humaine l’emportent sur la contingence de ses incarnations ; celles-ci sont les jouets du destin : l’Art, au contraire, est un anti-destin, il nous ancre dans l’éternel. Qu’est-ce au regard de l’éternel que l’individu éphémère ? Et les esthètes occidentaux ne reprochent pas seulement à ce monde empirique son caractère périssable, mais aussi son désordre, son absurdité. L’Art substitue à ce chaos un univers ordonné, signifiant. Caillois félicite Saint-John Perse d’avoir fait que « l’univers n’existe que distribué en genres et en espèces, en échelons, grades, catégories et promotions ». Par la grâce de sa poésie : « Le rite et la cérémonie pour un temps, en un lieu, arrêtent l’émeute universelle. »
Ce sont les intérêts de l’Art que les défenseurs de l’Occident mettent le plus volontiers en avant ; les autres valeurs éternelles sont équivoques, insaisissables. L’Art possède une irréfutable réalité. L’homme de gauche la reconnaît tout autant que le conservateur, il y attache la plus haute importance : mais justement, pour cette raison même il se demande avec stupeur de quel droit, dans les revues, congrès et festivals qu’elle multiplie depuis quelques années, la bourgeoisie confond-elle la cause de l’Art avec sa propre cause ?
Cette confusion est un phénomène assez neuf. Au siècle dernier, et même au début de ce siècle, la littérature a souvent constitué une authentique révolte contre la bourgeoisie : il suffit de citer Rimbaud, Mallarmé, les surréalistes. Alors le moment négatif de la révolution — qui est précisément la révolte — n’était pas encore dépassé ; une insurrection individuelle, dans l’ordre intellectuel, moral ou esthétique, avait un sens, une portée. Aujourd’hui, il n’est plus possible d’être contre la bourgeoisie sans s’allier positivement à ses adversaires : bon gré, mal gré, l’artiste se trouve engagé ; s’il veut sauvegarder une indépendance anarchique, la bourgeoisie aussitôt l’annexe ; elle accepte ses insolences, ses incartades, avec une indulgence maternelle, démontrant par là la liberté dont jouit chez elle la culture. Rétrospectivement, elle a récupéré Rimbaud et Mallarmé. Le moderne révolté ne peut ignorer cet état de choses : ou il se range du côté de la révolution, ou il consent à servir la cause de la civilisation occidentale. La poésie qui naguère s’édifiait sur la ruine des valeurs bourgeoises, la bourgeoisie à présent s’en fait une arme contre les masses.
Encore une fois, de quel droit ? On s’explique que les derniers païens aient défendu avec désespoir contre la barbarie chrétienne une civilisation qu’ils croyaient unique. Le bourgeois occidental cependant admire les cathédrales autant que les temples ; il a appris que selon le mot de Soustelle : « On est toujours les barbares de quelqu’un. » Comment s’autorise-t-il de sa culture singulière pour refuser celle que demain fera éclore ? Le civilisé répond que son affaire, c’est exclusivement cette civilisation-ci, et son destin l’entraîne vers une ère qui sera le triomphe de l’informe ; notre tâche c’est de retarder cette mort : les futures naissances qui se produiront dans les siècles des siècles ne nous regardent pas. L’argument, que nous avons déjà rencontré dans sa généralité, apparaît en ce domaine comme singulièrement formel ; on observe ici la même perversion que sur le terrain de l’éthique : comme la morale, un art authentique affronte le monde dans son devenir vivant ; c’est travailler contre lui que de prétendre figer l’humain et en recopier indéfiniment les formes mortes ; les œuvres que les intellectuels bourgeois prisent le plus aujourd’hui, ce sont des pastiches ; mais Stendhal ou Mme de La Fayette, qu’ils parodient, furent grands précisément par leur nouveauté. Et si l’Art est un anti-destin, demain aussi bien qu’aujourd’hui il fera échec au temps. Le premier soin d’un nouveau Rimbaud21 serait de sauter par-dessus ces barrières qui prétendent le protéger.
On nous rétorque que l’homme ne peut contrer le destin qu’à un certain moment de son destin et que le proche avenir ressuscitera la barbarie du haut Moyen Âge. Cet avenir, selon les prophéties de l’Élite catastrophique, c’est le communisme : et entre communisme et culture, il y a incompatibilité. Nombre d’intellectuels et d’artistes ne sont pas d’accord là-dessus. Aron et Monnerot les accusent même de se rallier au communisme parce qu’ils en attendent une « promotion ». Le régime communiste les favoriserait-il donc ? Le fait qu’ils le croient ne prouve rien : on a établi qu’ils avaient l’esprit faux ; leur opinion, pervertie par le ressentiment, compte pour zéro. À leurs aberrations s’opposent d’infaillibles évidences : par la bouche de M. Stanislas Fumet22, l’Art en personne a pris la parole. « Ce n’est donc pas nous, écrivains, artistes, qui refusons la servitude qu’on nous promet, c’est l’essence de l’art, la pureté de son intention qui s’y dérobe. Si votre philosophie ne le reconnaît pas…, l’Art lui dit avec son infaillibilité qu’elle est une erreur et que son application morale est une imposture. L’esthétique manifeste le ridicule de l’éthique. »
La liberté qu’exige l’Art, c’est la liberté bourgeoise, celle qui fait bon ménage avec la crasse, la misère, la corruption ; la survivance de ces tares lui est même nécessaire. Car la liberté, c’est la différence : il faut donc le mal à côté du bien, des pauvres à côté des riches. Voilà une nouvelle manière de justifier l’injustice : l’artiste occidental affirme qu’elle est nécessaire à son œuvre. Écoutons plutôt Montherlant23 : « Je suis poète, je ne suis même que cela et j’ai besoin d’aimer et de vivre toute la diversité du monde et tous ses prétendus contraires parce qu’ils sont la matière de ma poésie qui pourrirait d’inanition dans un univers où ne régneraient que le vrai et le juste, comme nous mourrions de soif si nous ne buvions que de l’eau chimiquement pure. »
Donc il est bon que des millions d’hommes périssent d’inanition pour éviter ce sort à la poésie de Montherlant ; quantité de génies occidentaux font chorus : que les famines, pouilleries et barbaries se perpétuent si mon œuvre est à ce prix ! Les esprits distingués les approuvent : supprimer le mal, ce serait affadir la terre, ce serait éliminer ce « sel poignant24 » qui donne son goût à la vie. Une des vertus de notre civilisation, c’est précisément qu’elle est coupable, a expliqué Thierry Maulnier. Le malheur des hommes est nécessaire au Transcendant, affirme Jaspers : on nous assure qu’il est en outre indispensable à la Beauté et à l’Art. Les doctrines et les politiques qui visent le bonheur de l’humanité sont bassement a-métaphysiques, et grossièrement anti-esthétiques. Conservons donc ce monde, tel qu’il est.
Encore une fois, on voit mal pourquoi une humanité rénovée serait incapable de se manifester par « des chants, des danses, des monuments ». Et les conservateurs répètent assez qu’« il y aura toujours du malheur sur terre » pour qu’on puisse leur retourner l’argument : l’oppression balayée, la vraie histoire de l’humanité commencera et personne n’a dit qu’elle serait facile ; en vérité, il nous est impossible de la prévoir. Quiconque se méfie a priori de la nouveauté est peut-être un académicien : sûrement pas un artiste. Mascolo25 remarque justement : « À quelque degré qu’il soit possible de le réduire, ce n’est pas être trop optimiste que de penser qu’il restera toujours bien assez de “destin” pour provoquer l’acte artistique qui consiste à figurer sa négation. » Il ajoute : « Cet art complice du malheur ne peut être un grand art. Il finit par trahir le malheur et se trahir ainsi lui-même. »
Mais il serait naïf de prendre au sérieux les bavardages intéressés des génies occidentaux : leur propos est trop manifeste. Drieu, à qui il arrivait souvent dans sa jeunesse de manger le morceau, a avoué avec franchise : « Je ne sais pas aimer. L’amour de la beauté est un prétexte pour honnir les hommes. » Ces mots confirment ce que Sartre a bien montré dans Saint Genet : « L’esthétisme ne vient nullement d’un amour inconditionné du beau : il naît du ressentiment. » C’est une arme qu’on utilise d’une part pour justifier l’ordre établi, d’autre part pour s’autoriser à mépriser ceux que cet ordre opprime et sacrifie.
Des membres de l’Élite américaine m’ont tenu un jour le raisonnement suivant : « Les livres de Hemingway sont des best-sellers ; or, le grand public n’aime que la mauvaise littérature ; donc, Hemingway fait de la mauvaise littérature. » Le syllogisme est rigoureux dès qu’on accepte la prémisse : masse et valeur s’excluent. C’est ce principe d’exclusion qui fonde l’esthétique de la droite. Seul le rare est précieux : en se vulgarisant il se détruit. Ainsi en est-il par exemple de l’élégance ; c’est une notion purement négative ; l’élégante s’affirme en différant des autres femmes : si toutes devenaient élégantes, aucune ne le serait plus, la notion même s’évanouirait. C’est pourquoi, parmi les valeurs esthétiques, l’élégance est celle que l’Élite exalte le plus volontiers ; elle apprécie aussi la distinction qui est par définition l’apanage de quelques-uns. La beauté même est connue comme difficile, secrète, insaisissable au vulgaire : ce qu’aime celui-ci est aussitôt discrédité.
Il y a cependant un concept esthétique dont le contenu semble plus positif : la qualité. En fait, son sort est étroitement lié à celui des sociétés hiérarchisées. Chaque personne humaine, si elle se tient sagement à sa place, possède une certaine valeur substantielle : celle-ci se manifeste dans la grâce d’un geste féminin, dans la noblesse d’un geste paysan et surtout dans la qualité de l’objet fabriqué par l’artisan. Mais l’artisanat produit peu : l’objet de qualité est rare, donc réservé à une poignée d’amateurs, seuls entraînés à l’apprécier ; c’est bien moins son agrément sensible que son caractère aristocratique qui lui confère sa valeur. Un vieux vin livre au gourmet qui le déguste une forme substantielle : la France réelle ; eût-il exactement même saveur, même bouquet, ce vin produit en série ne fournirait plus aux connaisseurs un prétexte à se distinguer : même s’ils le buvaient encore avec plaisir, ils ne s’y intéresseraient plus. Ainsi les dentelles à la machine — copies si exactes des dentelles à la main qu’elles en imitent jusqu’aux défauts —, étant produites massivement et accessibles aux masses, ne possèdent aucune valeur : ni économique ni esthétique, les deux vont de pair. Malgré les apparences, l’idée de qualité enferme aussi un principe d’exclusion : on peut affirmer que dans une humanité massifiée, l’Art et les valeurs esthétiques seraient absents, puisqu’on définit comme valable seulement ce qui se refuse aux masses26.
Valeur et privilège
Voilà donc comment l’Élite justifie l’ordre qui la favorise. Les hommes ne sont rien : seule compte la réalité supra-humaine qui s’incarne exclusivement dans les sociétés hiérarchisées ; l’Élite y participe au degré le plus éminent ; et s’il veut accéder à une vérité, se réaliser comme personne, manifester la beauté, l’individu n’a d’autre choix que d’accepter la hiérarchie. Alors les Élus le reconnaissent pour leur semblable, ils lui concèdent la fameuse « égalité dans la différence ». Le fait est que ceux à qui la différence est imposée se sentent moins égaux, comme dirait Orwell, que ceux qui la choisissent : la plupart ne se sentent même pas égaux du tout. Leur indiscipline les fait tomber dans la masse dont la grossière existence empirique n’est légitimée par rien. La masse n’accède ni au Vrai, ni au Bien, ni au Beau. Le divin deviendrait humain, donc périrait, s’il était commun à tous : mais il ne court pas ce risque puisqu’on le définit à partir d’un principe d’exclusion. On a vu comment, sous prétexte de défendre les valeurs, la civilisation interdit à l’ensemble des hommes les droits et les avantages qu’elle couvre de ce nom. Le penseur occidental n’en maintient pas moins que les valeurs sont universelles : par ses soins l’univers a été réduit à quelques-uns.
Il y a tout de même un passage difficile à opérer : quel lien synthétique unit les valeurs vitales ou spirituelles aux valeurs matérielles ? et ces deux derniers mots ne jurent-ils pas ensemble, puisque la matérialité est chose indigne ? Les saints considéraient que la vertu est à elle-même sa propre fin ; s’ils espéraient une récompense, ils l’imaginaient d’ordre spirituel, comme la vertu même. On pourrait à la rigueur concevoir que le Sage et le Héros prétendent guider les autres hommes et être honorés par eux : mais non qu’ils réclament d’être mieux payés qu’eux. À travers l’idée de mérite, la morale bourgeoise cependant unit mystérieusement la valeur à la jouissance. Scheler n’hésite pas à déclarer : « Les valeurs d’agrément comme les objets ou les relations qui les représentent doivent donc être répartis entre les hommes non pas selon la “justice” mais de telle sorte que les hommes y puissent prétendre en proportion de leur valeur de vie. Et toute “juste” répartition des valeurs d’agrément réalisée ou en tendance constituerait une injustice criante à l’égard de ceux qui représentent les valeurs de vie supérieures. »
La revendication des biens matériels au nom de vertus immatérielles prend rarement une figure aussi naïvement cynique. On préférera plaider par exemple que la fortune, le loisir, les libertés bourgeoises sont nécessaires à l’épanouissement des vertus supérieures, des hautes qualités : il fallait fouler les Indiens pour que les mains de la belle Camilla fussent aussi parfaites. Mais ce détour est dangereux ; quand on commence à introduire dans un système la matérialité, il devient vite difficile de lui faire sa part. Si les mérites dont se targue l’Élite sont subordonnés aux conditions empiriques de son existence, ne peut-on alors supposer qu’également favorisés, tous les hommes seraient capables de s’élever aux mêmes sommets ? On voit où une telle hypothèse risquerait de nous entraîner.
L’argument le plus sérieux est celui qu’indique Jaspers. La survivance d’une « noblesse de l’humanité », les exigences du Transcendant nécessitent le maintien d’une société hiérarchisée, donc impliquant des inégalités matérielles ; si l’Élite n’avait pas une force économique suffisante pour contrôler la collectivité, celle-ci se massifierait. L’âme noble ne réclame donc pas directement des avantages empiriques : elle veut seulement que se perpétue, pour le bien spirituel de tous, la situation qui l’avantage.
Le système est fort cohérent : il a la cohérence d’une tautologie. Et le postulat sur lequel il se fonde est aussi arbitraire qu’un acte de violence : on déclare la masse privée de substance, tout le reste s’ensuit. Mais à quoi reconnaît-on la richesse ontologique d’un groupe ou d’un individu ? la substance n’appartient pas au monde empirique, elle ne s’y manifeste que par des signes. Or, le seul signe qui distingue l’Élu, c’est le privilège : c’est à travers les privilèges que l’Élite se reconnaît, s’affirme, se sépare.
Toute l’astuce consiste à faire du privilège la manifestation d’une valeur dont la présence conférerait précisément au privilégié le droit au privilège : il lui faut détenir une puissance économique pour défendre le bien qui s’incarne en lui et dont sa puissance est le signe. Autrement dit, l’Élu mérite les valeurs d’agrément du fait qu’il les possède. La conclusion est normale, puisque l’échelle des mérites a été dressée par les possédants afin de légitimer leurs possessions. Camouflée par l’épaisseur de vastes systèmes, l’idéologie bourgeoise se résume en cette lapalissade : le privilège appartient au privilégié.
Un anticommuniste des plus acharnés, Guido Piovene, démontrant la nécessité de la « guerre froide27 » confirme exactement ces conclusions : il avoue que les justifications proposées par l’innombrable littérature anticommuniste sont toutes des fariboles : « La plupart de ces arguments nous laissent perplexes, et — si nous allons au-delà d’une adhésion de caractère pratique — se révèlent peu explicites, superficiels et provisoires, tout autant ou presque que ceux lancés contre nous par l’adversaire. Ils visent toujours trop haut ou trop bas… Je laisserai de côté les arguments relevant de l’idéalisme sous toutes ses formes et se prévalant de la “priorité” et de la “supériorité de l’esprit” et de “l’esprit qui fait l’histoire”, arguments qui sont désormais tombés dans la banalité. Il est également inutile de s’étendre sur les arguments patriotiques… Mais il est un argument cher aux intellectuels, qui entretient de ses variantes des milliers d’ouvrages et d’opuscules. Il porte sur les mensonges du monde communiste, son mépris de la vérité… Nous subissons tous à des degrés divers la même crise de la vérité et de l’âme ; nul ne peut trancher nettement. » Et Piovene de conclure : « Dans nos pays, la bourgeoisie est peu convaincue, et a peu de raisons valables de se défendre, hormis l’instinct de conservation et le propos de ses membres de demeurer sur la brèche, nantis des valeurs qu’ils portent en eux-mêmes par le simple fait de vivre. »
La vie des élus
Puisque la supériorité du privilégié est l’ultime justification du système qui le favorise, il faut étudier de plus près cette haute figure de l’Homme. Les élus ont exclu de leur univers spirituel le reste de l’humanité, les voici entre eux : quelle merveille vont-ils faire d’eux-mêmes ?
D’après ce qui précède, ce n’est pas dans l’action qu’il faut chercher le « chiffre » de leur existence. Le fait est que les membres actifs de la bourgeoisie poursuivent en ce monde empirique des fins qu’ils prennent solidement à cœur ; et ses idéologues prêtent mystiquement à la défense de la civilisation des valeurs une importance objective : les hommes qui mènent ce combat se dépasseraient authentiquement vers des réalités transcendantes. Cependant, on a vu que la lutte est aujourd’hui plus négative que conquérante et qu’en conséquence la morale de la bourgeoisie incline vers le quiétisme : sa vision du monde et sa psychologie immanentiste sont orientées dans ce sens.
Le penseur bourgeois justifie le quiétisme par le catastrophisme historique ; ce pessimisme s’accompagne souvent d’un optimisme cosmologique : l’Histoire est condamnée, mais en gros l’univers est bon ; le recul esthétique permet en tout cas de le tenir pour bon. Nietzsche prêchait l’amor fati ; il faut, enseignait-il, « dire oui à la vie ». À sa suite, ceux qui occupent en ce monde les meilleures places se résignent courageusement à l’accepter : Montherlant par exemple n’a cessé de proclamer tout le long de sa vie : « Tout est bien. » Il l’écrivait en 192528 : « Oui, tout le monde a raison, toujours. Le Marocain et le gouvernement qui le mitraille. Le chasseur et le gibier. La loi et le hors-la-loi. Et moi quand j’écris ceci de sang-froid. Et moi si je le maudissais dans la chaleur d’un saisissement. » Il le répète en 1938 dans ses Carnets : « Dans quel esprit pouvons-nous, heureux, supporter la misère du monde ? Comme nous supportons qu’il fasse nuit à New York à l’heure où il fait soleil à Paris. » Et, en 1951, il prononçait les paroles suivantes : « Qu’ai-je fait d’autre depuis quarante ans, qu’accepter ? Accepter les autres, m’accepter moi-même, accepter les circonstances : accepter en approuvant… À présent, je vis dans un monde où tout est marqué du triple sceau de la folie, de la bassesse et de l’horreur. Et pourtant, cette adhésion universelle me fait tressaillir aujourd’hui à cette parole qui m’émouvait déjà mystérieusement au secret de ma vingtième année… : Malgré mes malheurs, mon âge avancé et la grandeur de mon âme me font trouver que tout est bien29. »
Tout est bien si nous avons l’âme assez grande pour supporter la misère d’autrui et nos propres privilèges ; la comparaison de Montherlant suggère discrètement que le destin des hommes imite les grands cycles naturels : demain, le chômeur sera à son tour millionnaire et Montherlant mineur de fond. Et si la roue ne tourne pas assez vite, maints sages nous prêchent l’équivalence de tout et rien : l’absence de Dieu équivaut à sa présence, le néant de la conscience renvoie à la plénitude de l’Être, la misère de l’homme fait sa grandeur, par le dépouillement on atteint à la vraie richesse. Une dialectique mutilée, où thèse et antithèse sont immédiatement identifiées sans que s’opère leur commun dépassement vers une synthèse supérieure, telle est la méthode que la droite emploie volontiers pour brouiller les cartes et arrêter l’Histoire ; l’esclave n’a pas à devenir le maître : déjà il l’est, du moins le maître l’affirme. Sa philosophie peut prendre encore bien d’autres figures ; mais qu’elle soit fondée d’une façon ou d’une autre — stoïcisme, mystique, naturalisme — cette attitude de consentement dont s’émerveille Montherlant est fort répandue parmi les privilégiés. C’est celle que prône Pingaud dans son Éloge du Consentement30 : « Le consentement est le contraire de la conquête. » L’homme consentant « ne peut admettre de se lier à personne…, il se refuse à appartenir à quiconque, fût-ce à lui-même… il ne cherche à réaliser aucune œuvre, ne milite pour aucune cause, ne propose aucune règle. Il a l’éternité pour lui car il vit déjà arbitrairement dans l’éternité. Il ne craint pas de mourir, car il est déjà mort. Et c’est parce qu’il est déjà mort, parce qu’il vit déjà dans l’éternité que cet homme peut sans remords et sans calcul assumer l’histoire. Il l’assume non pas comme une tâche dont il tirera profit, comme une conquête d’où il sortira plus fort, mais comme une évidence qu’il ne peut que constater… L’homme du consentement sera donc l’ami et le serviteur de tous… Son amour, sa fidélité sont universels. »
On voit dans ce texte comme les idées de consentement et d’ataraxie sont étroitement liées : il s’agit de ne pas prendre parti, de ne rien faire. Cette manière d’assumer l’histoire en se bornant à la constater est à peu près celle qu’enseigne Jaspers ; il s’intéresse au refus sous la triple forme du suicide, de la mystique et de l’ironie : non d’une action révolutionnaire ; et c’est essentiellement sur la fidélité qu’il met l’accent ; la fidélité consiste à ancrer dans le passé et à subir la finitude de notre situation présente, telle qu’elle se donne à nous. Teintée d’ironie, de mélancolie ou éclairée par une mystique, la sagesse bourgeoise propose très généralement cette devise : accepter.
Exclut-elle entièrement l’action ? Là-dessus, les intellectuels de droite ne sont pas tous d’accord. Claude Elsen et Claude Mauriac en ont longuement débattu naguère dans La Liberté de l’Esprit ; et plus récemment Jacques Laurent et Thierry Maulnier. Elsen et Laurent sont des quiétistes intransigeants : la moindre action est souillure, elle suffirait à troubler le pur miracle d’être eux-mêmes ; Claude Mauriac admet que pour sauvegarder les valeurs qui dépassent l’action, il faut parfois agir ; Thierry Maulnier estime que certains principes éternels doivent être effectivement défendus. Ce qui est sûr c’est qu’en tout cas l’individu leur apparaît à tous comme autre chose que ses actes, il n’est pas défini par eux : sa vérité est ailleurs.
En effet, la valeur qui distingue l’homme d’élite n’est pas chose qui s’acquiert : vitale ou spirituelle, la noblesse est une grâce innée. Et comment une entreprise pourrait-elle intéresser sérieusement un individu lucide, puisqu’il se sait enfermé dans son immanence ? Il n’a de rapport authentique qu’avec son propre moi : toute fin extérieure lui demeure étrangère ; s’il en poursuit une, ce n’est pas qu’il soit objectivement sollicité par elle : c’est par un caprice subjectif. La critique que les anticommunistes font du marxisme est tout entière fondée, on l’a vu, sur cette radicale dissociation du sujet et de ses fins ; les entreprises qui se prétendent désintéressées ne sont que le déguisement de desseins égoïstes. Cette interprétation est évidemment projective : c’est pour le bourgeois dont la situation est déjà confortablement assurée et qui se cantonne fondamentalement dans l’égoïsme que l’action est un luxe superflu, un jeu gratuit. Drieu a exprimé avec emphase dans La Suite dans les idées cette indifférence à l’égard du contenu de l’engagement :
« Pourquoi ne changerions-nous pas de drapeau ? Pourquoi ne préférerions-nous pas le rouge au blanc ? C’est ainsi que va l’amour. Nous voulons du nouveau. On nous en offre, prenons-le.
« Du nouveau, du nouveau. Jetons les bombes ! »
Et de fait, Gilles, le héros de Drieu, se choisit une idéologie comme il se choisit une chemise chez Charvet ; il opte d’abord pour le communisme ; puis il s’en dégoûte et devient fasciste. Ayant accompli une volte-face analogue, Ramon Fernandez déclarait à la même époque : « Je n’aime que les trains qui partent. » Avec qui voyageait-il ? Quelle était la destination du train ? peu lui importait. Si on agit, c’est pour se donner des satisfactions subjectives : une impression de nouveauté, ou de mouvement, ou de courage. Qui s’imaginerait viser un but extérieur à soi serait une dupe. C’est ce qu’affirme Montherlant dans Service inutile : « Vous me direz qu’il n’est pas de cause qui vaille que l’on meure pour elle. Cela est bien probable. Mais ce n’est pas pour cette cause que l’on souffre et que l’on meurt. C’est pour l’idée que cette souffrance et cette mort nous donnent de nous-mêmes… Il faut être absurde, mon ami, mais il ne faut pas être dupe. Pas de pitié pour les dupes. »
Cette sagesse machiavélienne, Montherlant la prêche de nouveau dans Le Solstice de juin : « La personne de l’adversaire et les idées qu’il est censé représenter n’ont donc aucune importance. » « Le combat sans la foi, c’est la formule à laquelle nous aboutissons forcément si nous voulons maintenir la seule idée de l’homme qui soit acceptable : celle où il est à la fois le héros et le sage. »
Quand dans une interview Nimier a dit en substance : « Non, je n’ai pas été milicien : le bleu ne me seyait pas », il continuait cette tradition. La frivolité affectée de sa boutade signifiait qu’il refusait toute vérité au monde extérieur pour n’en accorder qu’à lui-même. Chardonne va dans le même sens quand il écrit dans les Lettres à Roger Nimier :
« Nos opinions signifient que nous sommes faits ainsi ; voilà tout !…
« … Je regarde mes propres opinions et celles des autres comme des enfantillages, c’est à quoi m’ont conduit mes études. Présentement, les opinions politiques du Français sont les opinions d’une femme nerveuse ; les idées d’une femme nerveuse, je sais d’où elles viennent. Je n’aime pas ça. »
Le mépris des fins objectives se manifeste entre autres dans la mythologie du chef, tel qu’il est conçu par la droite : ce n’est pas son œuvre qui intéresse, mais sa figure. Les poèmes de Drieu sur « le Dictateur », son roman L’Homme à cheval sont significatifs. Le héros de L’Homme à cheval devient dictateur par hasard, sans aucun motif ; il n’a pas de programme défini : il s’invente une cause, parce que, étant dictateur, il lui faut un prétexte à se manifester ; mais en réalité il est indifférent à tous les partis, coupé de son propre pays et du monde entier. La dictature ne lui sert finalement qu’à exalter la noblesse de son âme. Médiocre, un prince se borne à exercer le pouvoir ; s’il est de bonne qualité, le chef en fait une ascèse ; il devient le plus grand de tous parce qu’il est le plus séparé. N’ayant aucun égal, il diffère des autres plus qu’aucun autre : il est davantage soi-même ; en lui, l’homme d’élite réalise la plus haute individualité ; et c’est précisément de là que lui vient son autorité : ses partisans lui obéissent non parce qu’ils reprennent à leur compte les fins objectives qu’il poursuit, mais parce qu’ils subissent l’ascendant de sa personnalité. Comme le Maître, pour les mêmes raisons, il réclame une adhésion inconditionnée au nom d’une certaine Grâce qui l’habite. Max Weber proposait, avant la dernière guerre, un portrait du chef « charismatique », qu’Aron31 résume ainsi : « Entièrement dévoué à la tâche, passionné et pourtant lucide, il est le maître de ses troupes, il triomphe par l’ascendant de sa personnalité, non par la flatterie ou la démagogie. » Il est pareil au prophète juif « qui fustige le peuple et qui s’impose comme chef parce qu’il est doué de vertus extraordinaires ». Le mythe a perdu beaucoup de son éclat depuis la mort de Mussolini et de Hitler. Mais il survit. Il est frappant par exemple que Malraux, parlant dans Paris-Match du général de Gaulle, n’ait pas eu un mot pour indiquer que le programme ou l’entreprise gaulliste l’aient jamais intéressé : il s’est seulement déclaré séduit par la grandeur de l’homme.
Le sens et la portée de cette attitude subjectiviste ne se manifestent nulle part avec plus d’évidence que dans l’essai32 où Thierry Maulnier revendique pour l’homme « le droit d’avoir tort ». Il déclare : « Le droit d’avoir tort est le droit fondamental de l’être humain qui enveloppe tous les autres. » Il est vrai que la reconnaissance de ce droit enveloppe nécessairement une conception globale de l’homme : celle qui le réduisant à son immanence autorise toutes les revendications égoïstes du bourgeois. Pour un homme qui croit à l’importance de ses fins, l’échec est un malheur absolu : il est impossible de le sauver, sinon en le réparant objectivement. Sans doute Thierry Maulnier hésiterait-il à maintenir à son poste, au nom du droit à l’erreur, un aiguilleur qui a provoqué un grave accident : même si on lui trouve des excuses, il est objectivement disqualifié. Le droit d’avoir tort implique donc que la morale ne se situe pas en ce monde empirique ; mais sur un plan transcendant, c’est-à-dire en fait subjectif. Le bien est en quelque ciel : et la qualité de l’âme qui le cherche ne dépend pas de son succès mais de la pureté de son intention. La morale de l’intention s’accorde avec le subjectivisme bourgeois ; mais elle contredit l’idée même de tentative : pourquoi viserait-on des fins empiriques, si celles-ci n’ont en soi aucune signification éthique ? La contemplation est le seul rapport au Transcendant qu’on puisse alors concevoir. Le plus gênant dans cette affaire, c’est que les « erreurs » défendues par Maulnier sont d’une nature très concrète : ce sont des fautes politiques qui ont mis en jeu des vies humaines. Faut-il admettre que le meurtre ne relève pas de l’éthique ? peut-être, si l’existence empirique des être humains compte pour rien ; mais alors consentir aux crimes qui se commettent contre eux, ce n’est pas même un « tort » ; on doit plutôt suivre Sade et se déclarer autorisé à les fouler aux pieds.
Cependant, le subjectivisme bourgeois ne prend pas cette forme extrême ; le bourgeois est intégré à l’ordre qu’il défend, et même s’il estime en définitive n’avoir à faire qu’à soi, c’est à travers des rapports avec autrui. À défaut d’actes, des conduites sont exigées de lui : quelle loi suivront-elles ?
La hiérarchie sociale apporte une réponse à cette question ; dans le monde bourgeois, les rapports que les individus soutiennent entre eux ne sont jamais immédiats : chacun est reconnu par les autres à travers la fonction qu’il remplit et qui le valorise ; cette reconnaissance est réglée par des rites et des cérémonies, elle a un caractère institutionnel. Les mœurs, les lois définissent les relations des parents aux enfants, du mari à la femme, du chef à ses subordonnés, et inversement. La politesse, le savoir-vivre rappellent constamment aux bourgeois qu’ils doivent exclusivement communiquer par l’intermédiaire de la société. Le respect que se témoignent des pairs manifeste leur déférence à l’égard de la forme ou de l’institution qui s’incarne en chacun d’eux : deux généraux se saluant l’un l’autre saluent l’armée. Dans la mesure où les circonstances singulières dépassent les prévisions du code établi, les êtres de qualité se reconnaissent à ce qu’ils inventent d’instinct une conduite adéquate : cet instinct, c’est le sens de l’honneur. « L’honneur est affaire de sang, non de l’entendement, déclare Spengler. On ne réfléchit pas, ou on est déjà déshonoré. » L’honneur revêt diverses figures : chez l’inférieur, il est fidélité, dévouement ; entre pairs, il est loyauté ; chez le Maître la vertu essentielle est la justice. On connaît assez les mythologies où s’exalte cette morale : la simple dignité des humbles, l’abnégation des femmes et des bons serviteurs, les disciplines acceptées, les charges assumées, le fils et le père, le soldat et le chef, le mariage, la maison, la famille ; d’Henri Bordeaux à Claudel une littérature innombrable vante les institutions bourgeoises et les hautes vertus qu’elles font éclore.
L’ennui c’est qu’aujourd’hui ces mythes datent un peu. Les vieilles hiérarchies sont branlantes, l’ordre du monde incertain, l’honneur dépérit : c’est le thème de maintes lamentations. Face à des masses que rien d’inhumain ne transfigure, l’Élu retourne au solipsisme : « Tout ce qui est humain m’est étranger », conclut le héros du Hussard bleu. C’est logique puisque la droite n’admet entre les hommes que des rapports médiatisés : dès que l’institution périt, dès que la médiation s’évanouit, il ne reste plus en présence que des atomes isolés. Henri Bordeaux conduit en droite ligne à Nimier.
Sceptique et non plus bien-pensante, la jeune littérature de droite s’enferme donc dans le subjectivisme. Aucune communication réelle entre les êtres humains. L’amour par exemple n’est pas union mais solitude : un idéalisme psychologique inspiré de Proust, une certaine interprétation de la psychanalyse autorisent à le considérer comme un phénomène immanent : c’est le type même de « l’hallucination fausse » ; l’objet n’est qu’un prétexte ; l’amoureux est seul avec son plaisir, son désir, ses mythes, ses complexes, ses délires. Aussi bien ses conduites envers l’être aimé ne concernent que lui : ainsi Costals, dans Les Jeunes Filles, à travers Solange Dandillot et les menus soucis et amusements qu’elle lui procure, n’a jamais de rapport qu’à soi : il règle ses gestes sur la figure qu’il souhaite se composer. Le système s’étend à toutes les relations humaines. Envers les inférieurs par exemple, une vertu prisée est la générosité ; mais l’acte généreux tel que le conçoit la droite n’est pas réponse à un appel venu de dehors, il n’est pas motivé par les besoins d’autrui : c’est un prétexte pour l’homme supérieur à manifester sa « noblesse vitale » ; ou encore — comme chez le roi de Naples de Claudel — à prouver son détachement à l’égard des biens de ce monde. Mais l’Élu peut aussi bien refuser capricieusement la générosité : il s’amusera à démontrer son indifférence à autrui, ou la souveraineté de son libre arbitre, ou son refus des vertus conventionnelles. De toute façon, n’étant fondée sur rien, sa conduite est gratuite. C’est ce que signifie aussi chez Montherlant l’apologue des chenilles : le fort peut jouer avec les faibles à tous les jeux, lui seul est maître.
Le seul soin de l’Élu sera donc le culte de son moi : c’est-à-dire, la culture de ses différences. L’Élite mâle affirme orgueilleusement sa virilité, conformément à une mythologie sexuelle bien connue33. La plupart des élus prétendent à une spécificité raciale qu’ils saisissent comme une supériorité : ils pensent et vivent en Breton, en Méditerranéen, en fils de marin, en descendant des preux, des grands bourgeois, ou de la vieille paysannerie de France. Ils s’identifient à leur fonction sociale : en eux s’incarnent la mère, le grand-père, le mari ; ils prêtent à leur métier, dans la mesure du possible, le caractère sacré d’une vocation. S’ils souhaitent s’individualiser davantage — ou si c’est là leur seule ressource — ils s’appliquent à se créer ce qu’on appelle une personnalité : ils assument un caractère, ils se font en tel ou tel domaine amateurs, connaisseurs, partisans ; dans leur manière de s’habiller, le style de leur ameublement — voire le choix des objets qu’ils emporteront dans leur tombe — ils singularisent leur figure. Bien entendu, leurs conduites doivent donc être singulières ; un héros de Montherlant s’écarte brusquement de la femme qu’il étreignait parce que trop de couples répètent au même instant cette même étreinte. Ici encore, le négatif l’emporte : il s’agit de ne pas ressembler aux autres. Dans une société décadente où la vocation, l’honneur n’ont plus grand crédit, la seule morale positive est d’ordre esthétique. Le geste tient lieu d’action ; or le geste, c’est l’acte vidé de son contenu et considéré à distance comme objet de contemplation : ce recul, c’est précisément par l’esthétisme qu’il s’obtient. Mais la valeur la plus prisée en ce domaine c’est l’élégance : et l’élégance se définit par un principe d’exclusion. La seule règle, somme toute, c’est de scandaliser, de surprendre : encore une fois de prouver qu’on est différent. Une loi aussi formelle ne saurait engendrer aucune plénitude. Coupé de ses semblables et de toute fin réelle, l’Élu mène une vie sans contenu : il ne fait rien, il n’a prise sur rien. Aux yeux de qui le mesure à des critères objectifs, il n’est rien.
Mais il a trouvé un moyen d’éluder ce jugement : sa vie objectivement vide, il lui prête une épaisseur en l’intériorisant. Voilà qui mesure la conversion opérée par la droite après la défaite nazie : à l’héroïsme s’est substituée la vie intérieure. Instruite par l’histoire, l’Élite catastrophique sait qu’il est plus prudent de se confronter secrètement à soi-même que d’affronter ouvertement un adversaire. La noblesse du sang s’inscrivait dans le sang versé, la noblesse de l’âme se cache dans les replis de l’âme. Les philosophies du Transcendant sont élaborées tout exprès pour permettre à l’individu de se réfugier dans son immanence. Celui qui croit sincèrement au Transcendant éprouve sa foi dans l’angoisse ; les saints savaient qu’il est difficile de discerner la voix de Dieu de celle du diable, la grâce de l’orgueil : aucun de ceux qu’on a tenus pour saints ne s’est jamais vanté de l’être, cette prétention eût suffi à pourrir ses vertus. Si nos modernes héros ont moins de scrupules, c’est que le Transcendant n’est qu’un fantôme qui leur sert de truchement entre soi et soi. Ils l’ont tiré d’eux, en projetant en lui leurs particularités avantageuses : ils retrouvent donc en eux l’évidence de sa présence, et elle suffit à les justifier. En vérité, seule l’action empirique, le dépassement pratique d’un homme vers des fins terrestres l’arrachent à son immanence et le définissent objectivement : mais l’Élu dédaigne de se risquer sur terre, de s’y définir, de s’y mesurer. Il préfère affirmer, fort de sa seule autorité, que dans le silence et la solitude de son âme il connaît sa valeur, son mérite, sa participation à l’inhumain qui divinise l’homme.
Aucune contestation ne saurait atteindre cette évidence intime. La vie intellectuelle même y échappe puisque la vérité se livre dans une expérience singulière, souvent ineffable, jamais entièrement communicable ; l’homme de droite se réfugie volontiers dans la force — aussi irréfutable qu’injustifiable — de son intuition subjective : il faut bien qu’il y ait quelque chose chez les Juifs puisque je ne peux pas les sentir. Sans fournir aucune preuve objective, chacun peut se croire le plus clairvoyant, le plus subtil, le plus profond des hommes : son propre acquiescement lui suffit34. Les qualités éthiques et esthétiques : noblesse, délicatesse, grandeur, authenticité, sont encore plus aisées à revendiquer ; aucun objet n’est mis en question ; le sujet s’occupe seulement de ses états d’âme : il les compare, les combine, les contemple, les médite de façon à en engendrer d’autres ; l’examen de conscience, l’analyse psychologique lui sont prétextes à se distinguer, sans risque, à ses propres yeux. C’est là le grand avantage de la vie intérieure : elle laisse à chacun la licence de se préférer à tous.
Cette vie cachée cependant s’extériorise volontiers dans des conversations, lettres, journaux intimes, essais et romans. À la longue, on se fatigue du silence, de la solitude, du vide ; un recours se propose alors : c’est de les reprendre à son compte sous forme de littérature. La littérature est à peu près l’unique activité qui semble assez séparée du réel pour qu’un quiétiste intransigeant accepte de s’y consacrer.
Encore faut-il que l’écriture ne constitue pas une action : rien n’inspire plus d’horreur à la droite d’aujourd’hui que la littérature « engagée ». En ce domaine aussi, les choses ont changé depuis 1944. Drieu, avant et pendant la dernière guerre, s’était lancé à corps perdu dans la littérature politique. Dans une conférence prononcée pendant l’occupation, Maxence reprochait avec violence aux clercs de l’entre- deux-guerres de s’être tenus à l’écart de la mêlée. C’est qu’alors les intellectuels de droite se croyaient du côté des vainqueurs : c’était l’époque de l’héroïsme. Dégoûtés de l’action, ils veulent à présent une littérature qui se tienne en dehors du monde, qui les aide à camoufler, à nier, ou du moins à fuir la réalité. Une vie sans contenu exige évidemment des livres sans contenu. La littérature a une valeur en tant qu’elle distingue du vulgaire écrivains et lecteurs ; plus elle est ésotérique, mieux elle joue ce rôle ; réservée à l’Élite, elle lui sert de prétexte à se justifier ; il faut donc qu’elle existe et même on lui accordera une grande importance : mais à condition qu’elle ne dise rien ; on a félicité Jacques Chardonne d’avoir si bien su, dans ses Lettres à Roger Nimier, parler sur des riens, c’est-à-dire ne parler de rien.
Ce n’est pas si facile. Mascolo35 remarque à propos de l’écrivain : « C’est toujours de l’homme qu’il parle. Il peut bien n’avoir de goût que pour les formes. C’est toujours la forme humaine qui finit par s’y dessiner. Laquelle transporte avec elle tout le sac des idées, des valeurs, des principes que l’on voulait précisément ne pas y rencontrer… Impossible cependant de parler de l’homme, c’est-à-dire de parler, sans parler de ce que l’homme porte. Il est porteur. Les arts plastiques mêmes n’échappent pas à cette loi. » Le fait est que les adversaires les plus acharnés de la littérature engagée s’y laissent eux-mêmes entraîner dès qu’ils se risquent à faire œuvre positive. Les essais de Thierry Maulnier tournent tous autour de questions politiques ; et La Maison de la nuit est le type même de la pièce engagée. Quand Jacques Laurent dans Le Petit Canard tente de nous émouvoir sur le sort d’un jeune milicien, il écrit un roman pour le moins tendancieux. Sa revue soi-disant dégagée, La Parisienne, est tendancieuse jusqu’au fanatisme. Claude Elsen n’habite pas une tour d’ivoire mais polémique dans Dimanche-Matin. On ne réussit pas à vivre jusqu’au bout le solipsisme, ni à écrire un livre sans aucun contenu.
Du moins ce contenu peut-il être si dénué de signification qu’il rejoint le néant. Avant la défaite nazie, la jeune droite dynamique souhaitait une littérature de combat, mais la plupart des écrivains conservateurs exploitaient des thèmes qui leur permettaient d’aligner des phrases sans rien mettre en jeu : l’inventaire qu’en faisait vers 1927 Emmanuel Berl36 demeure à peu près valable aujourd’hui. On nous décrit moins complaisamment que naguère les douceurs de la vie bourgeoise : on abandonne ce rayon aux romancières d’outre-Manche. En revanche, jamais on n’a davantage prisé les vertus du roman dit psychologique. « La psychologie, remarquait Berl, sait substituer au jugement que les choses réclament une collection, d’ailleurs infinie, de faits séparés dont aucun jugement ne peut surgir. Elle est devenue une certaine manière de disqualifier l’esprit. » Le romancier psychologue bourgeois ne s’intéresse pas à la situation de ses héros : il étudie le cœur humain en général ; et il l’étudie dans sa pure immanence ; s’il nous conte une histoire d’amour, l’objet aimé existe à peine, encore moins le monde où vivent les amants. Ou bien on dissèque les états d’âme d’un halluciné solitaire ; ou bien, mettant en présence plusieurs hallucinés à qui toute communication est interdite — puisque le langage est mensonge —, on nous décrit les curieux phénomènes qui résultent de leur coexistence.
La seule réalité dont l’écrivain bourgeois décide de tenir compte, c’est la vie intérieure. Sorti de là, il ne cherche qu’à s’évader : dans le passé, ou à travers l’espace, ou dans l’irréel. Les souvenirs d’enfance occupent dans les bibliothèques bourgeoises une place de choix ; on développe volontiers à leur propos les thèmes de l’enracinement : paysage, maison, ancêtres ; irresponsable, asocial, séparé, l’enfant est le modèle que l’intellectuel de droite voudrait perpétuer à longueur de vie. Sa vision naïve du monde en abolit les dures résistances et le découvre comme merveilleux : que de fois Le Grand Meaulnes n’a-t-il pas été pastiché37 ! C’est aussi un certain merveilleux que fournissent les spécialistes en exotisme : ils s’attachent à peindre les pays étranges dans leur mystère incommunicable ; à travers le pittoresque irréductible des sites, la mentalité impénétrable des habitants, ils font apparaître l’homme comme autre que l’homme. Récits de rêves, d’aventures, évocations fantastiques : il s’agit de nous faire oublier et ce monde et nous-mêmes38.
Il n’est évidemment pas question de tenter ici un tableau même approximatif de la littérature bourgeoise d’aujourd’hui. Nous nous bornons donc à ces quelques remarques. Nous considérerons seulement d’un peu plus près les deux thèmes qui jouent le plus grand rôle dans la pensée et la morale de l’Elite : ce sont, étroitement associés l’un à l’autre, le thème de la Nature et celui de la mort.
« La Nature est à droite », disait Ramuz. Ce qui est vrai c’est que la Nature est une des grandes idoles de la droite : elle apparaît comme l’antithèse à la fois de l’Histoire et de la praxis.
Contre l’Histoire, la Nature nous donne du temps une image cyclique ; on a vu que le symbole de la roue ruine l’idée de progrès et favorise les sagesses quiétistes : dans le recommencement indéfini des saisons, des jours et des nuits s’incarne concrètement la grande ronde cosmique. L’évidente répétition des hivers et des étés rend dérisoire l’idée de révolution, et manifeste l’éternel. Drieu, parmi les personnages « modernes » et absurdes de son roman Gilles, a campé une « belle figure » de vieux paysan français ; celui-ci participe au grand silence de la terre mais de temps en temps il s’arrache, au profit de Gilles, quelques fortes paroles. Montrant un hêtre, il murmure : « Il y a de l’éternel dans l’homme. Ce que dit ce hêtre sera redit sous une forme ou une autre, toujours. »
Parmi ces vérités et essences immuables que la Nature révèle, vient en premier lieu la nature humaine ; on saisit alors l’humanité comme une espèce donnée, et non comme un produit de son produit : l’idée de Nature contredit celle de praxis.
Sur le développement des espèces naturelles, l’action n’a en effet qu’une influence secondaire : elle aide tout au plus à l’épanouissement des possibilités cachées dans le germe, dans l’œuf, mais ne saurait ni les créer ni les modifier. On s’autorisera de la Nature si on veut affirmer le pluralisme des races, des castes et leur inégalité : l’espèce humaine se diviserait comme les autres espèces animales en variétés originellement différenciées dont les qualités seraient héréditairement transmissibles. Même si elle a spiritualisé l’idée de noblesse, l’Élite veut en tout cas penser que sa supériorité est innée : il est aussi impossible au vulgaire de l’acquérir qu’à un grain d’orge de produire un épi de froment. Il suffit en revanche au grain de froment d’être semé en bonne terre pour mûrir merveilleusement : il plaît au privilégié d’imaginer que le confort et les loisirs dont il jouit favorisent, sans effort de sa part, un lent et secret enrichissement de lui-même. Faire importe peu ; il faut être : l’idéologue bourgeois demande à la Nature la confirmation de cette vérité.
Non seulement le conservateur assimile aux fruits de la terre l’humanité en tant qu’espèce, et chaque individu humain, mais aussi les sociétés comme telles. On a signalé souvent39 la prééminence qu’accorde la droite aux images organicistes. Spengler, Toynbee voient dans les sociétés des organismes : le pluralisme et la notion corrélative de forme substantielle l’exigent. Seuls les organismes vivants possèdent une individualité radicalement distincte de toute autre et positivement unifiée. Subordonnant les hommes à une forme hiérarchisée, les assujettissant à un ordre préétabli, l’idéologie de droite les conçoit donc nécessairement dans le rapport des membres à l’estomac, des abeilles à la ruche. Elle nie par ces images l’autonomie des individus, leur capacité de réaliser entre eux des solidarités immédiates, et surtout les luttes qui les divisent ; tous apparaissent également intéressés au maintien de la forme à laquelle ils appartiennent ; la violence se dissimule sous la douce rigueur d’une nécessité vitale.
L’optimisme naturaliste se veut plus universel encore : la Nature est harmonie, comme le prouvait le melon de Bernardin de Saint-Pierre ; elle chante chez Claudel les louanges du Créateur ; elle proclame par sa splendeur que ce qui est doit être. Elle indique à chacun sa place dans ce concert. Le nationalisme, entre autres, s’est exalté à travers elle : l’individu ne s’accomplit qu’en se modelant sur son terroir. La substance d’un pays, nous dit Spengler, se livre dans ses paysages. Barrès voulait que les jeunes Français se nourrissent de paysages français : il nous montre Sturel et Saint-Phlin découvrant à bicyclette, le long de la Moselle, la réalité lorraine. En Autriche, en Allemagne, les jeunes nazis faisaient gaiement alterner pogromes et promenades en forêt. Les néofascistes du Haut-Adige se plaisent encore aujourd’hui à cueillir l’edelweiss.
Le nationalisme ne paie plus. Quand aujourd’hui Heidegger se promène à travers bois, il cherche une communion non plus avec un pays particulier, mais avec l’Être. Mais l’Être est aujourd’hui le grand alibi du civilisé d’Occident : celui-ci justifie son indifférence à l’égard des autres hommes en se prétendant voué au Transcendant. Rêvant solitairement par monts et par vaux, il se persuade qu’il s’unit au Tout. Dans le silence des choses, il saisit l’affirmation heureuse de cette Réalité cachée qui seule vaut.
Cette calme image de la Nature n’est pas la seule qui se propose : on peut voir aussi en elle une jungle désordonnée, où l’inégalité conteste l’idée de justice, où la force infirme tout droit. L’homme est un loup pour l’homme, la vie est une lutte où les plus robustes l’emportent. Si cette conception semble contredire la précédente, en fait elle rend exactement les mêmes services aux oppresseurs : elle leur permet de faire endosser à la Nature leurs propres responsabilités. Les inégalités ne sont pas injustes si elles sont données ; le malheur des hommes n’est pas un crime si personne n’en est l’auteur. Aux utopistes qui voudraient modifier le cours du monde, la Nature oppose son immuable fatalité : « On ne viendra jamais à bout de l’injustice dont ce monde est pétri ; la société sera toujours, comme la nature, un chaos d’iniquités », écrit Chardonne dans les Lettres à Roger Nimier.
À vrai dire la Nature est facile : elle dit les mots qu’on lui dicte. Dans la voix du vent, de la mer, d’une palme qui se balance, l’homme n’entend jamais que sa propre voix. La Lorraine enseigne à Barrès la grandeur de la propriété foncière : c’est que, comme le remarquait Berl40, il a choisi d’en contempler seulement les collines couvertes de vignes et de mirabelliers ; les hauts-fourneaux qui flambent à travers la plaine, il les ignore. Giono déclarait dans une récente interview qu’il éprouve la valeur d’un livre en le lisant en plein air : rares sont, dit-il, ceux qui résistent à cette confrontation avec le ciel et la terre. Cela signifie, en fait, qu’à partir du genre de vie qu’il s’est choisi, peu de livres intéressent Giono : la contestation ne vient que de lui, et non des paysages de Provence. En réalité, la Nature offre un alibi commode aux élus qui prétendent ne relever que d’eux-mêmes ; ils y cherchent une image sensible des abstractions qu’ils se forgent et de leurs insaisissables états d’âme. Elle est une des figures de ce Transcendant dont ils s’autorisent pour nier les hommes. Certes, à qui aime les hommes l’amour de la Nature n’est pas interdit, loin de là : mais il faut se méfier de quiconque puise en elle des leçons.
L’hiver engendre l’été, et l’été l’hiver. La Nature égale la vie à la mort. Chez Barrès, le culte du sol ancestral et celui des morts sont inextricablement liés : la terre est un immense cimetière. Si la Nature est si fortement vénérée par les écrivains de droite, c’est surtout parce qu’elle leur sert à affirmer la prééminence de la mort sur la vie.
« Un revolver c’est solide, c’est en acier, c’est un objet. Se heurter enfin à l’objet », écrit Drieu à la fin du Feu follet. Il nous livre ici la raison profonde de la fascination que la mort exerce sur l’homme de droite : elle est le seul événement réel qui puisse se produire au sein d’une vie repliée sur sa propre immanence, d’une vie sans contenu. Coupé du monde, coupé de semblables qui lui sont tous étrangers, sans amour, sans but, l’homme de droite est enfermé dans une subjectivité vide, où rien ne se passe qu’en idée ; seule la mort lui arrive tout en lui demeurant intérieure ; absolument solitaire, sans relation avec autrui, sans objet, sans avenir, elle réalise la radicale séparation. On meurt seul. Voilà pourquoi l’homme de droite décide de voir dans la mort la vérité de la vie ; elle lui confirme que chacun vit seul, séparé ; à sa lumière je ne relève plus que de moi ; ce moi est étranger à tous ceux qui sont étrangers à ma mort : à tous.
Si la vie est une forme vide dont le seul contenu réel est la mort, il convient de manifester dans ses conduites la prééminence de la mort : le vivant n’a d’autre occupation valable que de jouer avec elle, la défier, l’éluder, l’accepter. On exalte l’héroïsme parce qu’il sert à fonder le droit à l’égoïsme. Celui qui, risquant sa vie, prouve qu’il la dédaigne n’a pas à se soucier de celle d’autrui. C’est en choisissant de « vivre dangereusement » que les maîtres, selon Nietzsche, affirment leur droit à tenir les esclaves en esclavage. « Dans toute victoire, il y a du mépris pour la vie », dit Nietzsche ; celui qui méprise le plus hautainement la vie et la risque plus généreusement remportera la victoire et du même coup la justifie. Ce mépris, Nietzsche l’appelle aussi « amour ». Plus haut encore que la mort dans le combat il place le suicide. « Par amour de la vie on devrait désirer une mort libre et consciente, sans hasard ni surprise. » Le mépris porte sur le contenu et l’amour sur la forme pure de la vie ; l’affirmation suprême de la forme, c’est l’abolition radicale du contenu par le suicide. Il est vrai que le suicide seul réalise l’égoïsme de manière définitive et cohérente : mais il n’est pas cohérent de continuer à vivre, confortablement protégé par l’ombre de la mort.
Au temps où la droite était belliqueuse, elle faisait l’apologie de la guerre, du meurtre. En versant le sang, on affirmait son existence, et on fécondait les sillons, préparant de futures moissons. Sur ce point encore, le négatif l’emporte ; en tuant, le soldat n’ensemence plus le sol : il le nettoie ; c’est moins exaltant. La mort n’est plus accomplissement ni promesse. Ce qui plaît en elle, c’est qu’elle réduit effectivement au néant cette humanité que l’Élu souhaite tenir pour du néant.
Vanité des vanités. Tu es poussière et tu retourneras en poussière. L’Élite catastrophique entraîne volontiers dans la grande nuit terminale ce monde qui la condamne. « Ce monde qui cessera un jour comme toute planète d’être un monde habitable, est-ce qu’il nous concerne vraiment ? » se demande Chardonne dans les Lettres à Roger Nimier. Le privilégié préfère penser qu’il n’est pas concerné : ainsi peut-il continuer à cultiver tranquillement son jardin au nez des « famines, pouilleries et barbaries » environnantes. À la lumière de la grande égalité funéraire, il serait bien frivole de lui disputer les avantages éphémères dont il jouit.
La méditation de la mort est la suprême sagesse de ceux qui sont déjà des morts.
Conclusion
Si nous nous laissions entraîner sur le terrain où la pensée bourgeoise prétend se situer, elle nous apparaîtrait comme un tissu de contradictions. Réaliste, dure, pessimiste, cynique, elle est aussi spiritualiste, mystique, mollement optimiste ; c’est une philosophie de l’immanence et une religion du Transcendant ; substantialiste et pluraliste, elle se rallie néanmoins à un idéalisme moniste ; par moments elle se veut synthétique, à d’autres elle postule l’atomisme. Mais si on la critiquait sous cet angle, c’est qu’on serait tombés dans le piège de l’idéalisme : on considérerait l’idéologie bourgeoise comme un phénomène originel, fondé sur la recherche de la Vérité. Son ambivalence nous avertit de n’être pas dupes ; toute pensée se déroule non parmi les Idées mais sur terre et dévoile une pratique : si celle des bourgeois est si embarrassée, c’est qu’il y a contradiction entre la pratique et son dévoilement.
La première de leurs difficultés provient de la nature même de la pensée : celle-ci veut mordre sur les choses et se veut universelle. Mais on sait à quelles conclusions inacceptables conduit l’appréhension du réel sur le mode universel : plus de tranchées entre les hommes, un affreux nivellement. L’idéologue de droite dissocie les deux exigences qu’il ne peut satisfaire ensemble. Réaliste, il particularisera la pensée par la nature de l’objet pensé et celle du sujet pensant : le Méditerranéen pense la réalité méditerranéenne, concrètement, et singulièrement. Symétriquement, quand il vise l’universalité, il déréalise son objet, il en fait une pure Idée : il parle de l’Homme, au nom de tous, à tous, mais de l’Homme abstrait tel qu’il l’a fabriqué. Le schéma que suggère cette dissociation est le suivant : au fond du donné empirique il y a une substance-valeur ; au-dessus du donné règnent les Idées-Valeurs. Se situant tantôt sur un plan, tantôt sur un autre, la pensée bourgeoise saute du réel à l’universel, et inversement ; mais sans jamais les réunir ; entre les deux il y a une coupure, au sens mathématique du mot ; et tel le nombre irrationnel, le monde des hommes reste en dehors de l’une et l’autre région : il n’a pas d’existence légitime.
La superposition au monde souterrain des « formes substantielles » d’un ciel où règne l’Un reflète une autre hésitation de la droite : elle défend cette civilisation au nom de vérités et de valeurs éternelles. Le pluralisme historique s’accorde difficilement avec un monisme platonicien.
C’est sur le plan moral que ce dualisme est le plus intéressant. La droite est à la fois naturaliste et artificialiste. Il y a selon elle une nature humaine : et c’est par une élection naturelle que les privilégiés sont élevés au-dessus de l’espèce. Le propre de l’Élite est cependant d’imposer un ordre fondé sur l’artifice : on fait échec à « l’émeute universelle » par des idées, des cérémonies, des lois éthiques et esthétiques. Ce travail est fort différent d’une pratique : il s’agit de régler et non de créer, de maintenir un ordre statique et non de progresser ; la morale et l’art visent à perpétuer le passé, non à dépasser le présent vers l’avenir. Dans ces opérations il entre du mystère. Comment s’explique le passage des valeurs vitales aux valeurs spirituelles ? Comment peut-on être naturellement doué d’une aptitude singulière à saisir le Transcendant et à le faire descendre sur terre par l’art et l’artifice ? À cette question aucun système ne répond. Ce qui est sûr c’est que l’artificialisme, par où une transcendance est évoquée, apparaît comme nécessité par la perversité de la nature humaine. Nous avons souvent signalé le contraste entre la ferveur esthético-mystique de la droite et son cynisme amer. Elle pourchasse les illusions qu’en ce monde empirique les hommes se forgent sur eux-mêmes, elle dénonce leur égoïsme et traite leurs projets avec frivolité : mais la désinvolture devient gravité dès que l’Élite parle d’elle-même et de l’ordre qu’elle soutient. La bourgeoisie croit en Clément Vautel et vibre à Déroulède. Elle trace de l’homme les portraits les plus noirs afin de démontrer la nécessité d’un Dieu qu’elle conçoit à son image.
Quand elle essaie de comprendre la société, la pensée bourgeoise est aussi déchirée par deux tendances opposées. Si elle utilise volontiers des comparaisons organicistes, c’est qu’elle voit la société par ensembles synthétiques ; elle suppose l’existence de formes, décelables par une intuition syncrétique et dont la vérité l’emporte sur celle de leurs éléments. Cependant, elle insiste sur la discontinuité de l’Histoire : entre ses différentes formes, point de rapports ou seulement de vagues analogies. Et les individus sont isolés comme des atomes, chacun fermé sur soi et coupé de tous. Simone Weil — dont la droite a exploité abusivement la pensée mais qui a dressé contre la bourgeoisie bien des procès — a souvent insisté sur cette attitude du bourgeois qui consiste à nier les rapports : c’est, dit-elle, qu’il fuit la responsabilité. L’atomisme permet en effet de méconnaître les responsabilités qu’a le système capitaliste, touchant la condition de ceux qu’il défavorise ; ils apparaissent non pas comme les victimes du régime, mais comme les jouets du hasard : voire les propres auteurs de leurs maux. La droite veut ignorer les lois statistiques : elle leur oppose les chances abstraites de l’individu ; elle considère que l’exception dément la norme, même si sa singularité est normalement prévisible. Un billet sur cent gagne à la loterie : la droite en conclut que tous peuvent gagner, au lieu de reconnaître que quatre-vingt-dix-neuf doivent nécessairement perdre. La notion de mérite renforce celle de chance : s’il est intelligent, travailleur, le fils d’ouvrier s’élèvera au-dessus de sa classe. Mais à supposer même qu’elle soit fondée, l’idée d’un concours ouvert à des milliers d’individus et où réussit seul le plus méritant implique la fatalité de milliers d’échecs. C’est une des plus grandes mystifications du libéralisme, de considérer la contingence des cas individuels soumis globalement à une nécessité statistique comme le gage d’une authentique liberté. L’avantage de ce mensonge, c’est que rendant autrui responsable de son sort, je suis en droit de m’en laver les mains. Il y aurait une autre manière de fuir la responsabilité : ce serait de se considérer soi-même comme déterminé ; mais le bourgeois tient à se penser souverainement libre ; seul l’atomisme individualiste lui permet de concilier liberté et irresponsabilité ; un homme de gauche au contraire se pense à la fois conditionné et responsable.
Toutes les contradictions de la pensée bourgeoise se ramènent à une seule ; il est impossible à la bourgeoisie d’assumer par la pensée son attitude pratique41 : telle est la malédiction qui pèse sur son idéologie. Le prolétariat reconnaît sa particularité en tant que classe : mais il travaille à sa suppression, et par là il se manifeste comme classe universelle ; la bourgeoisie s’efforce pratiquement de maintenir sa particularité ; afin de se poser comme universelle, elle est obligée de la nier en idée, donc de tourner le dos à la réalité. Ses idéologues se trouvent en désaccord avec ses membres actifs parce qu’ils doivent déguiser sous des illusions, et non pas exprimer, la vérité que ceux-ci vivent. Pratiquement, la bourgeoisie est engagée dans la lutte des classes, elle défend, voire impose une politique, elle agit ; ses idéologues prêchent le catastrophisme, le quiétisme, le scepticisme, une philosophie de l’immanence qui condamne tout projet. La bourgeoisie croit à la science : ses idéologues la contestent. Les bourgeois s’intéressent fortement à leur existence empirique : leurs moralistes la méprisent au profit du Transcendant, ils exaltent la mort. La bourgeoisie veut qu’on lui fabrique des miroirs dans lesquels elle puisse se contempler : mais elle exige que ce soit des miroirs déformants.
L’illusionniste bourgeois n’ignore pas qu’il travestit la vérité de sa classe ; il lui en veut de démentir pratiquement les mythes qu’il forge pour elle et il sait qu’il lui est suspect ; brutalement débouté de ses prétentions par la classe adverse qui ne voit en lui qu’un épiphénomène, il est voué à une solitude qu’il érige en système. C’est à lui que l’idée de ressentiment s’applique. Son esthétisme, son scepticisme, sa religiosité sont dirigés contre les hommes. Il ne se défend de les haïr qu’en se forçant au mépris. Morne ou arrogant, il est l’homme du refus ; ses véritables certitudes sont toutes négatives. Il dit non au « monde moderne », non à l’avenir, c’est-à-dire au mouvement vivant du monde : mais il sait que le monde l’emportera sur lui. Il a peur : qu’a-t-il à attendre de ces hommes de demain dont il s’est fait l’adversaire ? Il s’arme contre eux de principes abstraits : toute vie humaine doit être respectée, respectez la mienne ! il parle au nom de l’universel faute d’oser parler en son propre nom. Ou encore — comme Thierry Maulnier dans La Maison de la Nuit — il les exhorte préventivement à la pitié. Mais il doute d’être entendu. Alors, sa suprême ressource c’est d’entraîner avec soi l’humanité tout entière dans la mort. La bourgeoisie veut survivre ; mais ses idéologues, se sachant condamnés, prophétisent le naufrage universel. L’expression : idéologie bourgeoise ne désigne aujourd’hui plus rien de positif. La bourgeoisie existe encore : mais sa pensée, catastrophique et vide, n’est plus qu’une contre-pensée.
1. Sociologie du Communisme.
2. Sic, Preuves, janvier 1954.
3. C’est l’auteur qui souligne.
4. De là vient le goût des gens de droite pour les « racontars ». À des faits méthodiquement établis, à des lois scientifiquement démontrées, ils préfèrent l’anecdote chuchotée de bouche à oreille : l’expérience privilégiée d’un des leurs y est inscrite, elle est transmise de manière privilégiée ; ils ne veulent d’autre garant de sa vérité que la qualité des élus qui la propagent. On trouve presque quotidiennement dans Le Figaro des exemples de cette méthodologie.
5. La « pensée méditerranéenne » au moment où elle revendique sa singularité devient spenglérienne et donc allemande ; elle contredit l’essence à laquelle en même temps elle prétend : un rationalisme lucide et universellement valable.
6. Gurdjieff, qui jouait au mage, poussait à l’extrême et parodiait cette attitude quand, laissant tomber sur ses disciples terrorisés des paroles sibyllines, il se refusait avec fureur à les expliquer. Mais on trouve chez des gens plus sérieux — de Montherlant à Aron — mille exemples de ce ton dédaigneux. Ce qu’on appelle « l’impertinence » des jeunes écrivains de droite est une des formes de cette commode arrogance.
7. Déclin de l’Occident.
8. C’est moi qui souligne.
9. C’est Monnerot qui souligne.
10. Juin 1954.
11. « Human Engineering », Les Temps modernes, juin 1951.
12. Balzac a fourni dans La Physiologie du Mariage l’exemple le plus cru de ce procédé. Il se propose de parler de la femme : en France, il existe, dit-il, environ quinze millions de femmes. Mais… « Nous commencerons par retrancher de cette somme totale environ neuf millions de créatures qui au premier abord semblent avoir assez de ressemblance avec la femme… Les neuf millions d’êtres dont il est ici question offrent bien au premier abord tous les caractères attribués à l’espèce humaine… mais que nous y voyions des femmes, voilà ce que notre Physiologie n’admettra jamais… Une femme est une variété rare dans le genre humain. Elle se reconnaît généralement à la blancheur, à la finesse, à la douceur de la peau. Elle ne s’adonne à aucun travail pénible… Pour elle, marcher est une fatigue. Mange-t-elle ? c’est un mystère… Ces traits pris à l’aventure entre mille se retrouvent-ils en ces créatures dont les mains sont noires comme celles des singes et la peau tannée ?… Hélas ! S’il y a par le monde des marchandes assises tout le jour entre de la chandelle et de la cassonade, des fermières qui traient les vaches, des infortunées dont on se sert comme bêtes de somme dans les manufactures ou qui portent la hotte, la houe et l’éventaire, s’il existe malheureusement trop de créatures vulgaires pour lesquelles la vie de l’âme, les bienfaits de l’éducation, les délicieux orages du cœur sont un paradis inaccessible, et si la nature a voulu qu’elles eussent un bec coracoïde, un os hyoïde, et trente-deux vertèbres, qu’elles restent pour le physiologiste dans le genre orang !… L’homme à sentiment, le philosophe de boudoir les rejetteront comme nous le faisons hors du genre femme. »
13. « Servir en commandant, imaginer d’après cela une vie sans peur et sans reproche à la manière de Bayard à qui la fidélité et le courage suffisaient ; et d’y penser seulement, quand on manquerait de tour de poitrine, sentir ses yeux se mouiller de larmes, voilà le lyrisme de droite. » (Alain.)
14. S’il ne le dit pas il n’est pas véritable, il n’est pas un Européen ; je soupçonne qu’il n’est pas un homme ; voilà encore un exemple de la façon dont la droite fabrique les Idées. Publié dans Preuves.
15. Les Guerres en chaîne.
16. Mémoires improvisés.
17. La Parisienne, juin 1954. C’est moi qui souligne.
18. Un texte de Chardonne dans les Lettres à Roger Nimier fournit un excellent exemple de la confusion intéressée créée par la droite entre vocation et oppression. « J’ai vu Le Salaire de la Peur. L’équipée de ces deux hommes scandalise les délicats, parce qu’il y a un salaire. Dès que paraît la griffe capitaliste, on se cabre. Le grimpeur de l’Himalaya s’expose aux mêmes dangers, mais il le fait pour rien. La curiosité le pousse : pénétrer le premier dans l’inconnu. C’est bien. L’éditeur devrait dire à l’auteur : ce beau travail, vraiment, je ne vais pas vous le payer. Cela serait dommage, cela gâterait tout. »
19. L’Homme cet inconnu. Carrel ne tient d’ailleurs aucun compte de cette remarque qui suffit à jeter bas tout son système.
20. L’Homme à cheval.
21. Mascolo remarque dans son livre Le Communisme, à propos des petits jeunes gens « qui acclament Malraux tandis qu’il parle des droits imprescriptibles du grand individu, du génie créateur, de Goya, de Rembrandt, de Cézanne » : « Quel jeune génie pourrait se trouver parmi eux ? Quel futur Rimbaud pourrait donc avoir jamais applaudi à ces défenses du génie que prononce périodiquement Malraux ?… [Ils] ne sont anxieux que de faire protéger leur irrémédiable manque de besoins sous les prétendus abris que réclamerait le génie, qui précisément n’eut jamais d’abri. »
22. La Liberté de l’Esprit.
23. Aux Fontaines du Désir.
24. Claudel.
25. Le Communisme.
26. Il est à peine utile de signaler l’argument : artistes et amateurs d’art se recrutent dans la seule élite. Bernard Shaw disait aux Américains, à propos des Noirs : « Vous les obligez à cirer des souliers, et vous en concluez qu’ils ne sont bons qu’à être cireurs de souliers. » On voit assez pourquoi aujourd’hui un ouvrier spécialisé ne saurait écrire Du côté de chez Swann et l’apprécierait difficilement.
27. « La Guerre froide », La Table Ronde, août 1953.
28. Aux Fontaines du Désir.
29. Citation de Sophocle, Œdipe à Colone. Quand Œdipe misérable, aveugle, accablé d’ans et de malheurs prononce cette parole, il manifeste en effet la grandeur de son âme : elle prend un tout autre sens dans la bouche d’un jeune ou vieux bourgeois bien nanti.
30. La Table Ronde, mai 1953. C’est moi qui souligne.
31. Raymond Aron : Sociologie allemande. Précisons qu’Aron ne reprend aucunement cette description à son compte.
32. La Face de Méduse du Communisme.
33. Le cas des femmes est plus complexe car la différence sexuelle est chez elles infériorité ; de toute façon, elles ne l’assument pas dans l’arrogance.
34. À ce propos, on ne saurait trop conseiller la lecture de la préface écrite par Pauwels, en tête de l’ouvrage qu’il a consacré à Gurdjieff. Pauwels sent entre Lazareff et Paulhan de mystérieuses affinités : ceux qui sentent comme lui appartiennent, dit-il, à une même famille d’esprits, la seule qui vaille quelque chose ; les autres sont grossièrement aveugles. Qui donc pourrait valablement le contredire, puisque la valeur d’autrui se mesure à son adhésion ? Dans les groupes d’« initiés » la vie intérieure se vit à plusieurs, sans perdre ses caractéristiques.
35. Le Communisme.
36. Mort de la Pensée bourgeoise.
37. Entre autres, vers 1938, par Robert Francis, frère de Maxence et comme lui fasciste décidé, dans La Grange aux trois Belles.
38. Il va sans dire que c’est le merveilleux qui est à droite ; non la poésie. Et qu’il n’est pas impossible, loin de là, de manifester la vérité de l’homme à travers des souvenirs d’enfance, des récits de voyages, des histoires fantastiques.
39. Debidour dans un article sur Gustave Thibon remarque : « Il est curieux de noter que les penseurs de droite ont toujours usé pour célébrer le lien social d’un jeu d’images empruntées à l’ordre biologique : les membres et l’estomac, l’arbre, la ruche ; symboles d’ordre. »
40. Mort de la Pensée bourgeoise.
41. C’est pourquoi elle s’efforce toujours de brouiller les cartes, de refuser cette décision de la pensée qu’est le jugement ; chez elle, remarquait Berl : « La réflexion n’est plus ce qui permet de juger mais ce qui permet d’ajourner le jugement. Il s’agit d’abord devant un problème de trouver le biais grâce auquel on s’écarte du centre vivant où ce problème comporte un oui ou un non. »