Quand Merleau-Ponty découvrit à la lumière de la guerre de Corée qu’il avait jusqu’alors confondu Marx et Kant, il comprit qu’il devait renoncer à l’idée hégélienne de la fin de l’histoire et conclut à la nécessité de liquider la dialectique marxiste. Je n’entends pas examiner ici la valeur du processus logique qui, se développant peu à peu « au contact des événements », le conduisit à écrire Les Aventures de la Dialectique. Mais il embarque Sartre dans son entreprise ; il prétend trouver dans Les Communistes et la Paix un constat d’échec de la dialectique, il reproche à Sartre de n’en avoir pas tiré les conséquences qui s’imposaient, il impute cette défaillance à la « folie du Cogito » qui définirait l’ontologie sartrienne. On a si souvent parlé de Sartre sans l’avoir lu ou du moins sans l’avoir compris que l’excès même des erreurs commises à son propos leur ôte, d’ordinaire, toute importance. Merleau-Ponty cependant jouit d’un certain prestige philosophique, il a connu Sartre assez longtemps pour que le public imagine qu’il connaît aussi sa pensée ; naguère il a exhorté ses adversaires à « apprendre à lire » avec tant de force qu’on pourrait supposer qu’il sait déchiffrer un texte sans parti pris et le citer sans le tronquer ; dans ces conditions, le travestissement devient abus de confiance et il est nécessaire de le dénoncer.

Sartre a écrit Les Communistes et la Paix dans des circonstances et dans un dessein précis1 ; Merleau-Ponty décide d’y chercher une philosophie de l’histoire complète et définitive ; il ne l’y trouve pas : au lieu d’admettre que Sartre ne l’y a point mise, il traite de réticences ses silences délibérés, et il entreprend de reconstruire à la lumière de l’ontologie sartrienne ce que Sartre doit penser. Il reconnaît que lorsque Sartre est passé d’un moment de sa philosophie à un moment nouveau « chaque fois ses vues antérieures étaient en même temps conservées et détruites par une intuition neuve2 ». Comment déduire cette intuition de son système ? la méthode est pour le moins hardie. Mais ce qui est plus grave encore, c’est que la philosophie à laquelle notre exégète se réfère contredit à peu près en tous points celle que Sartre a toujours professée. Comme toutes les interprétations de Merleau-Ponty supposent l’existence de ce pseudo-sartrisme — qu’il n’expose explicitement qu’à la fin de son étude —je commencerai par montrer la distance qui sépare celui-ci de l’authentique ontologie sartrienne. Même un profane pourra aisément se rendre compte de l’énormité de la falsification.

 

I

 

Le pseudo-sartrisme est une philosophie du sujet ; celui-ci se confond avec la conscience, qui est pure translucidité et coextensive du monde ; à sa transparence s’oppose l’opacité de l’être en soi qui ne possède aucune signification ; le sens est imposé aux choses par un décret de la conscience se motivant ex nihilo. L’existence de l’Autre ne brise pas ce tête-à-tête car l’Autre n’apparaît jamais que sous la figure d’un autre sujet ; le rapport de Je et l’Autre se réduit au regard ; chacun demeure seul au cœur de son propre univers sur lequel il règne en souverain : il n’y a pas d’intermonde.

La philosophie de Sartre n’ajamais été une philosophie du sujet, et il n’emploie que rarement ce mot par lequel Merleau-Ponty désigne indistinctement la conscience, le Moi, l’homme. Pour Sartre, la conscience, pure présence à soi, n’est pas un sujet : « C’est en tant qu’Ego que nous sommes sujets3 » ; et : « l’Ego apparaît à la conscience comme un en-soi transcendant4 ». Sartre a construit sur cette base toute sa théorie du champ psychique : « Nous avons montré au contraire que le soi par principe ne pouvait habiter la conscience5. » La psyché et le Moi qui en est le pôle sont intentionnés par la conscience comme des objets. Merleau-Ponty a oublié cette thèse fondamentale au point qu’il affirme : « Sartre disait qu’il n’y a pas de différence entre un amour imaginaire et un amour vrai parce que le sujet est par définition ce qu’il pense être6. »

Son délire reconstructeur l’entraîne à contredire mot pour mot l’auteur qu’il prétend interpréter, car Sartre a longuement développé dans L’Imaginaire l’idée qu’il faut « distinguer deux classes irréductibles de sentiments : les sentiments vrais et les sentiments imaginaires ». « Le réel et l’imaginaire par essence ne peuvent coexister. Il s’agit de deux types d’objets, de sentiments et de conduites entièrement irréductibles7. »

En appliquant à l’amour — objet psychique — ce que Sartre disait du plaisir — Erlebnis immanente — Merleau-Ponty montre qu’il confond la conscience, présence immédiate à soi, et le sujet dont le dévoilement exige une médiation. Ainsi, quand il objecte au pseudo-Sartre : « C’est toujours à travers l’épaisseur d’un champ d’existence que se fait ma présentation à moi-même8 », il ne fait que reprendre une des idées directrices de L’Être et le Néant. Fidèle sur ce point à la thèse heideggérienne selon laquelle la réalité humaine se fait annoncer ce qu’elle est à partir du monde, Sartre a toujours insisté sur le conditionnement réciproque du monde et du moi. « Sans le monde, pas d’ipséité, pas de personne : sans l’ipséité, sans la personne, pas de monde. » « Le pur soi est soi là-bas, hors d’atteinte, aux lointains de ses possibilités9. » C’est ce que Sartre appelle « le circuit d’ipséité », et cette idée s’oppose radicalement à celle que Merleau-Ponty lui prête quand il lui remontre avec un inutile bon sens que : « Le sujet n’est pas le soleil d’où rayonne le monde, le démiurge de nos purs objets10. »

Si le sujet crée le monde en l’éclairant, celui-ci ne saurait évidemment dépasser la conscience quej’en prends. « Il y a malentendu, écrit Merleau-Ponty, quand on croit que la transcendance chez Sartre ouvre la conscience… Elle n’est pas ouverte sur un monde qui dépasse sa capacité de signification, elle est exactement coextensive au monde11. »

Ce que Merleau-Ponty néglige simplement ici, c’est la théorie de la facticité qui est une des bases de l’ontologie sartrienne. Ma conscience ne peut dépasser le monde qu’en s’y engageant, c’est-à-dire en se condamnant à le saisir dans une perspective univoque et finie, donc à être infiniment et sans recours débordée par lui : et c’est pourquoi il n’y a de conscience qu’incarnée. « Il faut se garder de comprendre que le monde existe en face de la conscience comme une multiplicité indéfinie de relations réciproques qu’elle survolerait sans perspective12. » Du seul fait qu’il y a un monde, ce monde ne saurait exister sans une orientation univoque par rapport à moi. Il faut que je me perde dans le monde pour que le monde existe et que je puisse le transcender. Dépasser le monde c’est précisément ne pas le survoler, c’est s’engager en lui pour en émerger, c’est nécessairement se faire cette perspective de dépassement. En ce sens, la finitude est condition nécessaire du projet originel du Pour-soi13. Le corps exprime « la nécessité qu’il y ait un choix, c’est-à-dire que je ne sois pas tout à la fois ». Tout au long de son œuvre, depuis La Nausée jusqu’à Saint Genet, Sartre s’est attaché à décrire la passion de la conscience incarnée, il a toujours montré l’homme comme dépassé par « l’opacité menaçante et somptueuse14 » du monde. Comment peut-on sans mauvaise foi définir comme coextensive au monde la conscience sartrienne qui ne le dévoile qu’à la condition de se perdre en lui ?

Il ne s’agit pas ici d’une faute d’étourderie sans conséquence ; toute la polémique de Merleau-Ponty repose sur la thèse : pour Sartre, la signification se réduit à la conscience que le sujet en prend. « Pour Sartre, la prise de conscience est un absolu, elle donne le sens15. » Sa philosophie « est une philosophie qui oppose absolument le sens tout spirituel, impalpable comme la foudre et l’être qui est pesanteur et opacité absolue16 ».

Il suffit d’avoir parcouru un seul des livres de Sartre pour rester confondu d’étonnement devant de telles affirmations, car il n’a jamais démenti, il a au contraire approfondi et développé en les appliquant à divers domaines, les principes qui commandent la psychanalyse existentielle. Et la tâche qu’il assigne à celle-ci c’est d’« expliciter des sens qui appartiennent réellement aux choses. Les significations matérielles, le sens humain, des aiguilles de neige, du grenu, du tassé, du grumeleux, etc., sont aussi réelles que le monde, ni plus ni moins, et venir au monde, c’est surgir du milieu de ces significations17 ». Le sens secret de la neige est « un sens ontologique » et pour le déchiffrer il faut « comparer des structures rigoureusement objectives ».

Sartre, dit Merleau-Ponty, « remonte toujours des significations ouvertes et inachevées au pur modèle de la signification close telle qu’elle s’offre à la conscience lucide18 ».

Mais Sartre a écrit : « Par sens, j’entends la participation d’une réalité présente dans son être à l’être d’autres réalités, présentes ou absentes, visibles ou invisibles, et de proche en proche à l’univers19. »

Ainsi, loin d’être données par la conscience et closes, les significations sont réelles, objectives et ouvertes à l’infini sur l’univers.

La falsification est ici si flagrante, que son auteur lui-même s’en avise. Il ne peut pas ignorer que l’œuvre de Sartre nous présente un monde où toute conscience est engagée dans les choses, où toutes les choses supportent un sens humain. Se réveillant un instant de son délire, Merleau-Ponty reconnaît que l’œuvre de Sartre « l’a rendu célèbre en décrivant un milieu entre la conscience et les choses, pesant comme les choses et fascinant pour la conscience, la racine dans La Nausée, le visqueux et la situation dans L’Être et le Néant, ici le monde social20 ». Il semblerait naturel qu’expliquant un écrivain, on tienne compte de son œuvre ; notre exégète cependant passe outre grâce à un procédé auquel nous le verrons recourir souvent et que j’appellerai : le coup du paradoxe. Le paradoxe de Sartre c’est qu’il ne pense pas ce qu’il pense. « La pensée de Sartre est en rébellion contre ce milieu. » Sur le mot de rébellion, Merleau-Ponty crée une équivoque ; car il la définit comme volonté de dépassement, et il en fait implicitement une radicale négation. Contre La Nausée, L’Être et le Néant, contre tout ce que Sartre a écrit, il maintient que le sartrisme ne connaît rien entre le sujet et l’être en soi.

Pour étayer cette thèse, il utilise un second procédé, qui lui est également familier, et que j’appellerai le coup de la sursignification ; isolant de son contexte une phrase qui, prise en soi, n’est qu’un lieu commun banal, il la charge d’un sens singulier et en fait une clé de la pensée de Sartre. Dans un passage où il récuse le mythe d’un prolétariat fétiche, d’une entité, Sartre écrit : « Il y a les hommes, les bêtes, et les choses. » Il veut dire seulement qu’il situe le débat sur terre, en ce monde ; sur le rapport des hommes aux choses il s’est assez souvent expliqué pour ne pas sentir le besoin de le mettre en question ici. Merleau-Ponty choisit de comprendre : « Hommes et choses sont radicalement séparés : entre les deux il n’y a rien. » Et c’est de cette petite phrase, arbitrairement interprétée, qu’il s’autorise pour jeter par-dessus bord tous les écrits de Sartre et inventer à son gré un pseudo-sartrisme.

Les conséquences de ce travestissement sont d’une extrême importance : on aboutira à une philosophie de l’histoire et à des conceptions politiques radicalement opposées selon que le sujet est enfermé dans sa subjectivité, ou qu’il déchiffre dans le monde des sens objectifs. Résumant le débat qu’il a institué, Merleau-Ponty écrit : « La question est de savoir si, comme le dit Sartre, il n’y a que des hommes et des choses, ou bien aussi cet intermonde que nous appelons histoire, symbolisme, vérité à faire21. » Quand il écrit que chez Sartre « la conscience qui est constitution ne retrouve pas dans ce qu’elle constitue un système de significations déjà présent : elle construit ou crée22 », c’est qu’il entend chasser de la philosophie sartrienne l’idée d’un intermonde. Il faut donc souligner que Sartre s’est explicitement inscrit en faux contre cette théorie de la conscience créatrice : « Dans mon monde, il existe des significations objectives qui se donnent aussitôt à moi comme n’ayant pas été mises au jour par moi. Moi par qui les significations viennent aux choses, je me trouve engagé dans un monde déjà signifiant qui me réfléchit des significations que je n’y ai pas mises23. »

C’est vraiment enfoncer des portes ouvertes que de rappeler l’existence chez Sartre d’un sens objectif des choses ; qu’on relise entre autres Saint Genet : on verra comment l’enfant Genet surgit dans un monde chargé de sens qui s’imposent à lui. Et pourtant, inlassablement Merleau-Ponty répète que pour Sartre : « Les choses sont muettes, et le sens n’est que dans les hommes24. » « Les volontés ne continuent pas de vivre d’une vie décadente et féconde dans les choses où elles mettent leur marque. »

Or, voici deux textes de Sartre parmi tant d’autres : « Les produits de l’industrie qui forment le paysage urbain sont de la volonté sociale en conserve ; ils nous parlent de notre intégration sociale ; à travers leur silence, des hommes s’adressent à nous25 », etc.

« Nous dominons le milieu à force de travail, mais le milieu nous domine à son tour par le foisonnement figé des pensées que nous y avons inscrites26. »

On a envie de sourire quand on voit Merleau-Ponty opposer à Sartre la pensée de Marx selon laquelle : « C’est l’homme qui fait l’unité du monde, mais l’homme est répandu partout. Les hommes ne peuvent rien voir autour d’eux qui ne soit leur visage, tout leur parle d’eux-mêmes. Leur paysage même est animé. » Car Sartre n’avait pas attendu les leçons de Merleau-Ponty pour penser lui aussi que « le monde est humain », et pour nous montrer dans les paysages urbains ou agricoles, dans les rues, les jardins publics, les ustensiles, les éléments naturels des miroirs où à chaque pas l’homme retrouve son image, des voix qui sans cesse lui parlent de lui.

Si Merleau-Ponty soutient avec tant d’entêtement que Sartre ignore tout intermonde, c’est que pour aboutir à la négation de l’histoire et de la dialectique il faut récuser d’abord toute intersubjectivité : un intermonde, ce serait une médiation entre les sujets. Or, déclare Merleau-Ponty : « Il y a chez Sartre une pluralité de sujets, il n’y a pas d’intersubjectivité27. »

« Malgré l’apparence, Sartre n’a jamais admis que celui-là [l’être pour soi] et son corrélatif inévitable : le pur être en soi. Il n’y a pas de charnière, de jointure ou de médiation entre moi et autrui ; je me sens immédiatement regardé, j’assume cette passivité, mais du même coup je la réintègre à mon univers28. » Ce texte appelle plusieurs remarques. D’abord, on y trouve une étonnante confusion entre le fait d’assumer et celui d’intégrer. Assumer mon aliénation est une attitude morale qui ne supprime pas la réalité de l’aliénation ; l’existence d’autrui fait que je suis jeté dans un univers qui m’échappe par principe.

« Le fait d’autrui est incontestable et m’atteint en plein cœur. Je le réalise par le malaise ; par lui je suis perpétuellement en danger dans un monde qui est ce monde et que pourtant je ne fais que pressentir29. »

Il faudrait citer toutes les pages où Sartre décrit cette sorte d’« hémorragie interne » par laquelle mon monde s’écoule vers autrui. « La fuite est sans terme, elle se perd à l’extérieur, le monde s’écoule hors du monde et je m’écoule hors de moi ; le regard d’autrui me fait être par-delà mon être dans ce monde, au milieu d’un monde qui est à la fois celui-ci et par-delà ce monde-ci30. »

« L’apparition de l’autre fait apparaître dans la situation un aspect que je n’ai pas voulu, dont je ne suis pas maître, et qui m’échappe par principe puisqu’il est pour l’autre. Cette ignorance qui pourtant se vit comme ignorance, cette opacité totale qui ne peut se pressentir à travers une totale translucidité, ce n’est rien d’autre que la description de notre être-au-milieu-du-monde-pour-autrui31. »

Nous sommes bien loin ici de l’idée d’une conscience coextensive au monde et réintégrant autrui à son univers par un décret instantané. Nous voyons s’amorcer au contraire, entre Je et l’Autre, une relation mouvante, qui se développe dans le temps, qui n’est jamais arrêtée, bref, la possibilité d’une dialectique. Sartre en a donné précisément un exemple dans Saint Genet ; quand Genet assume son être pour autrui, s’assume comme le voleur, il est loin de se retrouver « démiurge de ses purs objets » ; les actes par lesquels il tente de ressaisir son être lui façonnent un nouveau visage qu’autrui voit et qui lui échappe à nouveau : c’est un procès qui n’aboutit à nulle définitive synthèse : « Un abîme infranchissable sépare la certitude subjective que nous avons de nous-mêmes et la vérité objective que nous sommes pour les autres32. »

L’autre erreur commise par Merleau-Ponty n’est pas moins monumentale : il imagine — c’est même le thème central de son étude — que chez Sartre le Je et l’Autre n’ont d’autre relation que le regard qui met en présence leur pure subjectivité. Or, Sartre écrit :

« Tant que l’Autre est pour lui (le Pour-soi) un Autre-regard, il ne saurait être question de techniques ou de significations étrangères ; le Pour-soi s’éprouve comme objet dans l’Univers sous le regard de l’Autre. Mais dès que le Pour-soi dépassant l’Autre vers ses fins en fait une transcendance transcendée… l’Autre objet devient un indicateur de fins… Ainsi la présence de l’autre comme transcendance transcendée est révélatrice de complexes donnés de moyens à fins33. »

L’Autre m’est donc présent dans les choses sous figure de significations et de techniques : « Le Pour-soi surgit dans un monde qui est au monde pour d’autres Pour-soi. Tel est le donné. Et par là même, nous l’avons vu, le sens du monde lui est aliéné. Cela veut dire justement qu’il se trouve en présence de sens qui ne viennent pas au monde par lui34. »

Il est donc plaisant de voir Merleau-Ponty objecter : « La conscience vraiment engagée dans un monde et une histoire qui la dépassent n’est pas insulaire… Elle n’est pas seulement comme la conscience sartrienne visible pour autrui… elle peut le voir, du moins du coin de l’œil. Entre sa perspective et celle d’autrui, il y a une articulation, ces rapports ne sont plus le tête-à-tête de deux Pour-soi, mais l’engrenage l’une sur l’autre de deux expériences qui sans coïncider relèvent d’un seul monde35. »

Tout au long de L’Être et le Néant, Sartre ne dit pas autre chose. Et dans la « Réponse à Lefort », il écrit : « L’autre est là, immédiatement accessible, sinon déchiffrable, et son expérience est là, elle s’achève dans la mienne ou c’est la mienne qui s’y termine ; toutes ces significations imparfaites, mal closes, interrompues qui constituent notre savoir réel se complètent là-bas dans l’autre qui connaît peut-être les réponses. » Et en note Sartre ajoute : « Mais de toute façon, ces valeurs et ces points de vue qui ne sont pas les nôtres tout en étant mêlés aux nôtres, tout en se donnant à nous comme systèmes de relations compréhensibles, gardent à jamais leur irréductibilité : à jamais autres, à jamais étrangers, immédiatement présents et inassimilables36. »

On voit que si la pensée de Merleau-Ponty est originale par rapport à celle du pseudo-Sartre, elle l’est moins si on le confronte à Sartre même ; car cet engrenage sans coïncidence qu’il décrit, c’est exactement ce mélange d’expériences irréductibles que Sartre a si souvent évoqué.

Merleau-Ponty pourtant n’ignore pas le texte que je viens de citer, et il admet que pour Sartre « il y a donc un champ social37 ». Cependant, il maintient que le social, selon Sartre, n’existe pas : « La socialité donnée est un scandale pour le Je pense38. » « De ce que le social est totalité, il ne suit pas qu’il soit pur rapport de consciences et c’est pourtant ce qui, selon Sartre, va de soi39. »

En effet, dit-il, les consciences sartriennes ouvrent sur un champ social, mais « c’est devant elles, non avant elles que se fait l’unité ». Les réalités intersubjectives chez Sartre « n’ont pas d’énergie propre, elles ne sont que du constitué40 ».

Nous l’avons dit déjà : le Pour-soi est nécessaire pour qu’il y ait un monde — Merleau-Ponty accepte lui aussi cette idée — mais il est bien loin de constituer les sens, les techniques, une réalité qu’il projetterait hors de soi à la façon de l’Esprit hégélien et où la conscience retrouverait exactement ce qu’elle a mis. Le dévoilement du monde, opéré dans la dimension de l’intersubjectivité, révèle des réalités qui résistent à la conscience et possèdent leurs lois propres. Il est difficile de savoir ce que Merleau-Ponty entend par énergie propre, mais ce qui est certain c’est qu’il insinue que chez Sartre les réalités intersubjectives n’existent et n’ont de rapport entre elles qu’à travers une subjectivité qui les supporte, alors que Sartre a écrit, quand il a défini la psychanalyse existentielle : « Le signifiant, à cause de la structure même de la transcendance, est un renvoi à d’autres transcendants qui peut se déchiffrer sans recours à la subjectivité qui l’a établi41. »

Merleau-Ponty énonce une contre-vérité quand il écrit à propos du langage que, selon Sartre : « Le langage n’existe que porté par une conscience qui le constitue42. »

Car Sartre résume ainsi dans Saint Genet sa conception du langage : « Le langage est nature quand je le découvre en moi et hors de moi avec ses résistances et ses lois qui m’échappent : les mots ont des affinités et des coutumes que je dois observer, apprendre ; il est outil dès que je parle ou que j’écoute un interlocuteur ; enfin, il arrive aux mots de manifester une indépendance surprenante, de s’épouser, au mépris de toutes lois, et de produire ainsi des calembours et des oracles à l’intérieur du langage ; ainsi le verbe est-il miraculeux. »

Il faut que Merleau-Ponty soit en proie à un étrange délire pour penser que Sartre nie l’existence de ces régions médiatrices entre les divers sujets qu’on appelle culture, littérature. Selon Sartre, l’idéologie d’une classe par exemple est une réalité intersubjective, douée d’une énergie propre puisqu’elle produit des idées. Il écrit dans Henri Martin : « Dans d’autres milieux, les enfants sont tout de suite plongés dans l’idéologie de leur classe, elle entre en eux comme l’air qu’ils respirent, ils la lisent sur les choses, ils l’apprennent avec le langage : jamais ils ne pensent sur elle, mais toujours par elle car c’est elle qui produit et gouverne les idées. » Il reconnaît la même énergie à la littérature dont les moments s’engendrent sans recours à une subjectivité ; il n’est que d’ouvrir Qu’est-ce que la Littérature ? pour s’en convaincre. On lit par exemple à propos du surréalisme : « C’est le terme dernier d’un long processus dialectique : au XVIIIe siècle la littérature était négativité ; sous le règne de la bourgeoisie, elle passe à l’état de négation absolue et hypostasiée, elle devient un processus multicolore et chatoyant d’anéantissement », etc. L’idée de dialectique implique des relations objectives, et elle suppose aussi que l’unité du champ social se fait à la fois devant les consciences et derrière, puisque chaque moment naît du précédent. Merleau-Ponty prétend que selon Sartre « le social n’est jamais cause, ni même motif, jamais derrière l’œuvre, il est devant l’écrivain43 ». En fait, Sartre refuse l’explication déterministe de Taine qui voit dans l’œuvre un produit du milieu, mais il est bien loin, déclare-t-il, « de repousser l’explication de l’œuvre par la situation de l’homme ». Or, la situation se fonde sur le donné qui « se découvre toujours comme motif44 », elle enveloppe un passé qui lui aussi se donne toujours comme motif de nos choix, elle se définit par une relation à la société à laquelle j’appartiens. Toutes les analyses de Sartre nous représentent l’œuvre littéraire comme créée à partir de la société pour un public qui est lui-même défini par le moment historique ; le champ social apparaît à la fois devant et derrière elle et il ne saurait en être autrement puisque chez Sartre passé et avenir sont inextricablement liés.

Merleau-Ponty est si convaincu de l’insularité des consciences sartriennes qu’il réduit la lecture à n’être, selon Sartre, qu’un acte subjectif. Dans un livre, il n’y aurait pour lui : « Rien entre le grimoire, le livre dans son existence physique et le sens que la conscience du lecteur y met45. » Mais Sartre pense inversement que : « Tous les ouvrages de l’esprit contiennent en eux-mêmes l’image du lecteur auquel ils sont destinés. » Le lecteur est engagé dans l’histoire, les auteurs aussi : « Entre ces hommes qui sont plongés dans une même histoire et qui contribuent pareillement à la faire, un contact va s’établir par le truchement du livre. » Et Sartre explique que toute lecture s’opère dans un contexte qui est précisément l’intersubjectivité46. Au reste, on sait combien d’études Sartre a consacrées à « cet objet concret et imaginaire qu’est l’ouvrage de l’esprit47 ». Aucun de ses essais critiques n’eût été possible s’il ne reconnaissait dans un livre que le grimoire et une signification subjective. Il est si loin de cette conception, que le reproche qu’il adressait naguère à Mauriac, c’est de réduire à un ensemble de signes et d’intentions le roman qui doit avoir l’épaisseur d’une chose : « S’il est vrai qu’un roman est une chose, comme un tableau ou un édifice d’architecture, s’il est vrai qu’on fait un roman avec des consciences libres et de la durée… La Fin de la Nuit n’est pas un roman, tout au plus une somme de signes et d’intentions48. »

Il avait écrit aussi, à propos de Sartoris : « Avec quelque recul, les romans deviennent tout à fait semblables à des phénomènes naturels : on oublie qu’ils ont un auteur, on les accepte comme des pierres ou des arbres49… »

Mais Merleau-Ponty néglige tous ces textes qui présentent la littérature et la lecture comme un mode de l’intersubjectivité. Et il maintient sa thèse : « Spectacle permanent ou création continue, le social est en tout cas devant les consciences et constitué par elles50. »

Cela est si faux que Sartre oppose à la spontanéité des masses, telle que l’envisagent les trotskistes, l’idée d’une passivité où le poids du social serait subi : « Supposez que l’action spontanée des masses, loin de viser l’avenir, se réduise à n’être qu’un contrecoup du passé », objecte-t-il aux trotskistes. Et tout au long des Communistes et la Paix ses analyses définissent la condition des ouvriers par un champ social dont l’unité est derrière eux.

Contre l’interprétation de Merleau-Ponty, je citerai encore — entre tant d’autres textes — celui-ci, qui est particulièrement décisif : « Nous ne saurions être tous objets que ce ne soit pour un sujet transcendant, ni tous sujets que nous n’entreprenions d’abord l’impossible liquidation de l’objectivité ; quant à la réciprocité absolue, elle est masquée par les conditions historiques de race, et de classe… Ainsi vivons-nous à l’ordinaire dans une sorte d’indistinction familière et irréfléchie… nous ne sommes ni tout à fait objets ni sujets tout à fait. L’Autre, c’est cet instrument qui obéit à la voix, qui règle, répartit, distribue, et c’est en même temps cette chaude atmosphère diffuse qui nous enveloppe51. »

Nous sommes loin de la philosophie du Je et de l’Autre où le seul rapport des hommes entre eux serait leur affrontement immédiat, par le regard. À vrai dire, toute l’ontologie de Sartre contredit celle que lui attribue Merleau-Ponty ; il y aurait chez Sartre « l’exigence d’une philosophie intuitive qui voudrait voir immédiatement et simultanément toutes les significations ». Une telle philosophie « pense tout dans l’instant, dit Merleau-Ponty. Il n’y a donc plus de renvoi réglé d’une perspective à une autre, d’achèvement d’autrui en moi et de moi en autrui, car cela n’est possible que dans le temps52 ».

On a vu pourtant que Sartre disait de l’expérience d’autrui « qu’elle s’achève dans la mienne ou c’est la mienne qui s’y termine ». C’est que sa philosophie est si loin d’être intuitive qu’il écrit dans L’Être et le Néant : « Aucune conscience, fût-ce celle de Dieu, ne peut voir l’envers, c’est-à-dire saisir la totalité en tant que telle. »

La société est pour lui une totalité détotalisée qui ne peut jamais se rassembler pour un sujet ; les relations des individus ne se donnent à aucun d’eux dans l’immédiat, mais impliquent la possibilité d’une dialectique et d’une histoire se déroulant dans le temps. La falsification de Merleau-Ponty ne tend à rien d’autre qu’à nier cette possibilité. Et on va voir maintenant comment à partir de cette ontologie truquée il déchiffre Les Communistes et la Paix de façon à y trouver une négation de l’Histoire, de la dialectique, de la vérité : le constat d’un néant qui laisserait le champ libre au pur diktat de la volonté.

 

II

 

Niant tout intermonde, toute intersubjectivité, le pseudo-Sartre nie évidemment l’Histoire. Pour lui : « L’Histoire est volontaire ou nulle53. » « Elle est faite d’intentions criminelles ou d’intentions vertueuses54. » Elle est « pour ce qu’elle a de connaissable le résultat immédiat de nos volontés et pour le reste une opacité impénétrable55 ».

En effet, si « les choses sont muettes », le fait historique doit l’être aussi ; selon le pseudo-Sartre : « Le fait en tant qu’il est ne porte pas sa signification : elle est d’un autre ordre ; elle relève de la conscience56. »

« Entre le pur fait qui a le sens qu’on voudra et la décision qui lui en donne un seul, il n’y a pas de médiation57. » Cette médiation, ce serait le probable, dont Sartre, dit Merleau-Ponty, « ne veut pas ». Il y a là un nouveau paradoxe car : « Il a pourtant profondément dit autrefois que le monde perçu est tout entier probable58. »

Il l’a dit, et jamais il ne s’est démenti. Dans la seconde partie des Communistes et la Paix, Sartre reproche aux trotskistes de jouer à la fois sur deux tableaux : de reconstruire l’histoire bourgeoise selon la nécessité et l’histoire prolétarienne dans une perspective probabiliste ; il leur dénie le droit d’invoquer rétrospectivement la probabilité au moment où ils interprètent l’Histoire selon une fatalité dialectique. Mais quant à lui, il recourt explicitement à cette notion ; et l’identification qu’il a établie entre le réel et le probable fait qu’elle intervient implicitement dans toutes ses analyses. Merleau-Ponty déclare pourtant : « Cette probabilité pour Sartre est comme rien. » Il recourt pour fonder cette affirmation à un procédé que j’ai déjà signalé : le coup de la sursignification. Sartre a écrit que si l’on veut juger du but final des mots d’ordre proposés au prolétariat par le parti communiste, les faits bruts ne tranchent rien : « Comme toujours les faits ne disent ni oui ni non… On ne tranchera la question qu’après avoir pris position sur des questions beaucoup plus vastes59. » La seconde partie de ce texte indique clairement que la première est le simple rappel d’une règle méthodologique très généralement admise ; sciences expérimentales, sciences sociales, histoire s’accordent à reconnaître que les faits ne parlent que si on les critique et si on les interprète ; Merleau-Ponty, isolant la première phrase, prend ce lieu commun pour une clé privilégiée de la pensée sartrienne. Le fait, selon Sartre, serait définitivement équivoque.

Dans la discussion qui l’oppose à Lefort, Sartre dit clairement qu’il se borne à refuser « l’expérience-qui-comporte-sa-propre-interprétation ». Il souligne l’ambiguïté du fait : « D’abord les faits ne sont pas si tranchés que vous le dites : il faut les reconstruire ; ensuite chacun d’eux est à la fois obscur et sursignifiant. Toutes les structures objectives du monde social se livrent dans une indifférenciation première à la subjectivité ouvrière. Rien n’est élucidé, il n’y a pas de garanties : la résignation et la révolution éclairent la situation simultanément mais leur rapport ne cesse de varier. » Mais il ajoute aussitôt qu’on peut sortir de l’ambiguïté : « Tout sera clair, rationnel, tout est réel, à commencer par cette résistance au déchiffrement : simplement, il faut prendre du temps60. »

Merleau-Ponty reconnaît que pour Marx aussi « toute situation est ambiguë ». Et même, dit-il : « Rien de plus marxiste que le mélange du fait et de la signification. » Alors pourquoi prétend-il que Sartre se condamne à nier la réalité historique à laquelle Marx fait droit ? C’est que, répond-il : « Le marxisme ne les mêle pas dans l’équivoque mais dans une genèse de la vérité. » Interprétant avec mauvaise foi les lignes de Sartre que je viens de citer, il retient que « les faits sont obscurs et sursignifiants ». Sartre disait que chaque fait pris en soi est équivoque : non qu’il fût impossible de les éclairer les uns par les autres. On trouve un exemple précis de ce travail d’élucidation dans le passage d’Henri Martin où Sartre s’interroge sur le sens des tracts affichés par Martin : « Considéré dans sa réalité objective, l’acte nous renseigne jusqu’à un certain point… Au-delà, c’est l’indétermination complète et vous ne pouvez le juger sans le rapporter à l’univers61. »

On a vu cependant que Sartre concluait : « Tout sera rationnel. » Le temps nécessaire au déchiffrement n’est pas, comme le suggère Merleau-Ponty, infini, ce qui supprimerait pratiquement tout critère. C’est le temps requis par l’expérience. Sartre dit ailleurs : « Les difficultés que nous avons rencontrées nous ramènent à l’idée commune d’expérience, ensemble obscur de “conséquences sans prémisses” qu’on déchiffre à plusieurs. »

Si on a ces lignes présentes à l’esprit, on trouvera comique le dialogue que Merleau-Ponty engage avec le pseudo- Sartre :

« Qu’est-ce qu’est ce louche rapport ? demande le pseudo-Sartre, épris de clarté cartésienne. Oui ou non le sens du présent est-il donné en lui ? »

Et Merleau-Ponty qui connaît l’ambiguïté existentielle lui répond : « Il n’est ni donné en lui ni créé de toutes pièces, il est dégagé du présent, et telle est la fonction d’un congrès62. »

Le vrai Sartre avait précisément parlé d’un déchiffrement qui réclame du temps et s’opère à plusieurs ; il adhère à l’idée marxiste d’une genèse de la vérité, puisqu’il écrit que « tout sera clair » ; cette vérité devenue n’a rien à faire avec la vérité voulue du pseudo-Sartre dont Merleau-Ponty dit qu’elle « autorise à avancer contre les apparences, elle est par elle-même folie ». On est en droit de se demander si les paradoxes de Sartre et sa folie ne s’expliqueraient pas en fait par l’incompréhension de son commentateur.

Les contre-vérités ne cessent en effet de pleuvoir. Ayant abusivement affirmé que chez Sartre « La prise de conscience donne le sens », Merleau-Ponty ajoute : « Et quand il s’agit d’un événement, irrévocablement63. » S’appuyant sur Marx, il rappelle à Sartre que : « La prise de conscience… est elle-même un fait, elle a sa place dans l’histoire64. » Et que : « Je ne donne un sens à l’histoire que parce que j’y occupe un certain point de stationnement65. »

Mais Sartre avait écrit dans L’Être et le Néant : « Il n’y a que le point de vue de la connaissance engagée. Ce qui revient à dire que la connaissance et l’action ne sont que deux faces abstraites d’une relation originelle et concrète66. » Il applique cette idée à l’Histoire : le thème principal de la « Réponse à Albert Camus » c’est que la conscience ne peut en aucun cas se retirer de l’Histoire, que toute prise de conscience est un fait historique. « Si je pensais que l’Histoire est une piscine pleine de boue et de sang… j’y regarderais à deux fois avant de m’y plonger. Mais supposez que j’y sois déjà, supposez que de mon point de vue votre bouderie même soit la preuve de votre historicité67… »

Le sens, atteint par la conscience historiquement située, est si peu irrévocable que Sartre a écrit : « Ainsi faudrait-il une histoire humaine finie pour que tel événement, par exemple la prise de la Bastille, reçût un sens définitif… Celui qui voudrait en décider aujourd’hui oublierait que l’historien est lui-même historique, c’est-à-dire qu’il s’historialise en éclairant l’histoire de ses projets et de ceux de sa société… Ainsi faut-il dire que le sens du passé est perpétuellement en sursis68. »

Ce texte dément radicalement l’affirmation de Merleau-Ponty. « Il y avait pour Marx, il n’y a pas pour Sartre un devenir du sens dans les institutions69. » Car le sens des institutions pas plus que celui des événements n’est selon Sartre irrévocable, il s’historialise dans le contexte de la praxis : et ceci nous ramène, contre la folie de la vérité voulue, à l’idée d’une vérité devenue. Le sens n’est donné ni ex nihilo ni irrévocablement : il se dégage des faits et se critique au contact de l’Histoire.

Mais cette Histoire n’est, chez le pseudo-Sartre, qu’une histoire de personnes ; puisqu’il n’y a pour lui que les hommes et les choses, il est obligé d’opérer « la réduction de l’Histoire aux actions des personnes70 ». Affirmation surprenante, car la personne chez Sartre ne se comprend en vérité que par l’Histoire ; c’est ce qui ressort de Qu’est-ce que la Littérature ? entre autres, et de Saint Genet où Sartre écrit : « Pour qu’un homme ait une histoire, il faut qu’il évolue, que le cours du monde le change en se changeant et qu’il se change en changeant le monde, que sa vie dépende de tout et de lui seul, qu’il y découvre au moment de mourir un produit vulgaire de l’époque et l’œuvre singulière de sa volonté71. » Dans Les Communistes et la Paix, il est plus décisif encore ; le texte intégral que Merleau-Ponty a tronqué est en effet celui-ci : « Il y a les hommes, les bêtes et les choses. Et les hommes sont des êtres réels et singuliers qui font partie d’ensembles historiques. » Sartre précise ailleurs : « L’ensemble historique décide à chaque moment de nos pouvoirs, il prescrit leurs limites à notre champ d’action et à notre avenir réel ; il conditionne notre attitude vis-à-vis du possible et de l’impossible, du réel et de l’imaginaire, de l’être et du devoir-être, du temps et de l’espace ; à partir de là nous décidons à notre tour de nos rapports avec les autres, c’est-à-dire du sens de notre vie et de la valeur de notre mort : c’est dans ce cadre qu’apparaît enfin notre Moi. C’est l’Histoire qui montre aux uns des issues et qui fait piétiner les autres devant des portes closes72. »

Ainsi, la personne dépend dans son Moi et dans ses actes de la conjoncture historique ; il ne faut pas oublier non plus que chez Sartre, l’acte est bien autre chose que l’intention qui l’anime : en tombant dans un monde qui nous est aliéné, nos volontés nous échappent : « L’événement transforme, non seulement dans l’histoire maisjusque dans la vie de famille nos meilleures intentions en volontés criminelles73. » Loin que le sens de l’événement reflète toujours une intention consciente, il possède un sens objectif. « Peu importe donc que les grévistes ou les manifestants aient ou non la volonté de faire la révolution : objectivement toute démonstration de masse est révolutionnaire74 », écrit Sartre. Et il montre dans Les Communistes et la Paix comment l’action des ouvriers qualifiés prend objectivement un sens réformiste que nulle volonté n’a choisi subjectivement de lui donner.

Histoire de personnes, l’Histoire n’est aussi chez le pseudo-Sartre qu’une « histoire de projets » où le passé ne jouerait aucun rôle. On a vu déjà combien cette thèse est fausse en ce qui regarde l’histoire de la littérature. Dans Les Communistes et la Paix, Sartre ne cesse de rappeler, contre les trotskistes, contre Lefort, « cette histoire brouillée, pleine de retards et d’occasions perdues où la classe ouvrière semble s’épuiser à rattraper un retard originel, dont le fil est brisé souvent par des foudres extérieures, des guerres, etc.75 ». Il insiste — nous y reviendrons — sur les caractères singuliers que le prolétariat français doit à son histoire singulière : à ce passé brouillé qui n’est ni le résultat immédiat de volontés personnelles ni opacité impénétrable. Et il condamne radicalement les interprétations sociologiques qui font fi de l’Histoire. « Pour avoir commencé par chasser l’histoire, l’anticommuniste est contraint de la réintroduire à la fin sous sa forme la plus absurde76. »

 

En tout cas, dit Merleau-Ponty, cette Histoire est discontinue, elle n’enveloppe pas le devenir d’une vérité, puisque : « Une philosophie intuitive pose tout dans l’instant. » Il doit en résulter que Sartre envisage l’action politique comme un présent pur : « Le temps politique est chez lui atomisé : une série de décisions en présence de la mort. » « Les questions politiques peuvent et doivent être résolues dans l’instant, sans retour ni reprise77. »

On pourrait objecter à Merleau-Ponty que chez Sartre nulle réalité n’est instantanée, que la théorie de la temporalité, longuement élaborée dans L’Être et le Néant, soude inextricablement les différents moments du temps, que perpétuellement le présent ressaisit le passé en fuyant vers l’avenir et qu’il n’est rien d’autre que cette double ek-stase ; Merleau-Ponty rétorquerait sans doute par le coup du paradoxe : en politique, Sartre renie son œuvre antérieure. On pourrait alors lui rappeler que dans Les Communistes et la Paix, Sartre parle d’un « temps vrai de la dialectique », qu’il écrit à propos des masses : « En fait leur désir le plus élémentaire est séparé de son objet par l’univers et ne peut être comblé que par un travail de longue haleine » ; Merleau-Ponty répondra qu’en effet dans la dernière partie des Communistes et la Paix, Sartre « quitte le point de vue de l’instant », mais il n’en continuera pas moins à interpréter selon ce point de vue l’ensemble de l’essai. On est alors en droit de demander à Merleau-Ponty s’il ne craint pas que l’incohérence qu’il relève chez Sartre n’indique de sa part un vice de méthode ; le dernier essai de Sartre contredirait son œuvre entière, et chaque partie de cet essai chacune des autres : le rôle du commentateur ne serait-il pas d’en restituer l’unité, et de situer les éléments dans l’ensemble au lieu d’interpréter chacun isolément et contre tout le reste ? Peut-être s’apercevrait-il alors que Sartre n’a pas à quitter le point de vue de l’instant étant donné que, fidèle à sa pensée antérieure, il ne l’avait jamais adopté.

Sur quoi Merleau-Ponty s’appuie-t-il pour prétendre le contraire ? Sur le fait que Sartre a déclaré étudier dans Les Communistes et la Paix un moment défini de l’Histoire : les moments peuvent donc, selon lui, être isolés ! dit Merleau-Ponty avec scandale. Voyons de plus près sa démonstration.

Sartre a écrit78 : « Laissant la France éternelle aux prises avec le prolétariat-en-soi, j’entreprends d’expliquer certains événements rigoureusement définis dans le temps et l’espace par la structure singulière de notre économie, et celle-ci à son tour, par certains événements de notre histoire locale. »

Cette attitude, qui est celle des historiens en général, qu’ont adoptée fort souvent Marx même et Lénine, paraît à Merleau-Ponty très singulièrement sartrienne : « Mais c’est cette référence au présent tel quel qui est théorie ; il y a théorie précisément dans cette manière de traiter l’événement comme ineffaçable (?), comme épreuve décisive de nos intentions (?), comme choix instantané de tout l’avenir et de nous-mêmes (?)79. »

Le procédé utilisé ici par Merleau-Ponty, c’est ce qu’on peut appeler le coup des affirmations gratuites : j’ai souligné chacune par un point d’interrogation. Le texte est d’autant plus ahurissant que Sartre a écrit Les Communistes et la Paix contre les anticommunistes qui prétendaient traiter les événements du 28 mai et du 4 juin comme ineffaçables, les regarder comme l’épreuve décisive des intentions des prolétaires, et l’expression d’un choix instantané ; il soutient au contraire qu’ils ne sont qu’un « signe négatif » et comme tel « malaisément déchiffrable ». Il est impossible, dit Sartre, si on se limite au présent, de savoir si les masses ont désavoué quelque chose, ni ce qu’elles ont désavoué. « Nous avons affaire à l’histoire locale et quotidienne, opaque, en partie contingente, et la liaison des termes n’est pas si étroite qu’on n’en puisse faire varier quelques-uns, dans certaines limites, sans modifier tous les autres80. » Donc, il estime que jamais une référence au présent pur ne peut suffire pour éclairer l’événement.

Merleau-Ponty poursuit son réquisitoire en utilisant un nouveau procédé : le coup de la dichotomie. Il enferme l’adversaire dans une fausse alternative : « Ne pas parler du prolétariat, de la classe en soi et du Parti éternel, c’est ici faire une théorie du prolétariat et du Parti comme créations continuées, c’est-à-dire comme morts en sursis81. »

Merleau-Ponty professe la philosophie au Collège de France ; comment ose-t-il proposer le dilemme : Idée ou création continuée ? Ne connaît-il pas des systèmes — la phénoménologie par exemple — qui par-delà Platon et Descartes douent les existants d’une dimension temporelle sans les figer dans l’éternité ? Ignore-t-il vraiment qu’on peut nier l’idée en soi tout en croyant à l’Histoire, à la dialectique, et au temps ?

Pourtant, aucun argument plus sérieux n’étaye les affirmations de Merleau-Ponty touchant les rapports de Sartre et de la dialectique ; au nom de la philosophie intuitive qu’il attribue à Sartre, il écrit tranquillement : « Sartre dit aujourd’hui que la dialectique est une fadaise82. » « C’est un constat d’échec de la dialectique qu’il apporte83. » « On sent que pour Sartre la dialectique a toujours été une illusion84. »

Aucun texte de Sartre n’autorise ces affirmations. Sartre a traité de fadaise l’optimisme finaliste qui se cache d’ordinaire derrière les dialectiques : non la dialectique même. Il ne pense pas que l’Histoire soit informée par une sorte d’Idée-Force, étrangère aux hommes qui la font, et qui l’entraînerait avec une sûre fatalité vers une fin heureuse : mais ce n’était pas non plus ce que Marx pensait, lui qui écrivait : « L’Histoire n’est que l’activité de l’homme poursuivant ses propres fins. » Sartre reprend ces mots à son compte85 ; la dialectique est selon lui le produit de nos activités qui, tombant dans un monde où elles se chosifient, s’échappent selon la dimension du Pour-autrui et motivent aussitôt des activités nouvelles. Corrélative de la dialectique qu’implique originellement la temporalité et de celle qu’entraîne le rapport du Pour-soi au Pour-autrui, la dialectique historique est si peu une fadaise, Sartre songe si peu à la nier qu’il décrit — on l’a vu — l’histoire de la littérature sous une figure dialectique. Et il écrit :

« Le procès du capital est dialectique86. »

« Le panlogicisme d’Hegel se doublait d’un pantragicisme, et dans le marxisme pareillement il y a le procès du capital et le drame de l’homme : deux aspects inséparables de la même dialectique87. »

« Mais comment pourriez-vous même concevoir ce que Trotski appelait “la dialectique des chefs du Parti et des masses88” ? » « La dialectique marxiste n’est pas le mouvement spontané de l’Esprit, c’est le dur labeur de l’homme pour s’inscrire dans un monde qui le refuse89. » « Marx nous a fait retrouver le temps vrai de la dialectique90. » Comment Merleau-Ponty peut-il sentir que Sartre nie la dialectique quand celui-ci écrit noir sur blanc : « En vérité, il y a des dialectiques, et elles sont dans les faits : à nous de les y découvrir et non de les y mettre91 » ?

Merleau-Ponty va jusqu’à prétendre que : « Une action qui soit un dévoilement, un dévoilement qui soit une action, bref une dialectique, voilà ce que Sartre ne veut pas considérer92 », alors que Sartre ne cesse de dire que toute action est dévoilement, tout dévoilement action. J’ai déjà cité le texte où Sartre dit : « La connaissance et l’action ne sont que deux faces abstraites d’une relation originale et concrète. » C’est là une des thèses qu’il développe dans L’Être et le Néant et qu’on retrouve à l’origine de Qu’est-ce que la Littérature ?

« L’écrivain engagé sait que la parole est action : il sait que dévoiler c’est changer et qu’on ne peut dévoiler qu’en projetant de changer. » Si l’acte de dévoilement est étrange c’est par cette sorte de redoublement qu’il implique : il pose pour fin ce qui est une de ses dimensions immédiates. Mais dans le rapport de la connaissance à l’acte, comme dans celui du moi et de l’autre, du passé et de l’avenir, toutes les conditions d’une dialectique sont, selon Sartre, réunies.

 

III

 

S’il n’y a ni histoire, ni vérité, ni temporalité, ni dialectique, le sens des événements leur est imposé par décret, et l’action se réduit à une série discontinue de décisions arbitraires. Telle est la thèse centrale à l’appui de laquelle Merleau-Ponty a bâti le pseudo-sartrisme. Il annonce dans l’introduction de son étude sur Sartre que celui-ci substitue à la philosophie de l’Histoire « une philosophie de la création absolue dans l’inconnu ». Le communisme devient alors « une entreprise indéterminée, soustraite, comme le devoir, à toute discussion mais aussi à toute preuve93 ». Dans cette conception : « L’action du Parti est soustraite au critère des sens94. »

« Le faire est initiative absolue, sans racine95. »

Le militant, le Parti, la classe naissent d’une « volonté sans appui dans les choses ».

On sait assez que Sartre n’a jamais admis qu’un acte pût se produire sans motif ni une création s’opérer ex nihilo :

« La liberté du Pour-soi est toujours engagée : il n’est pas question ici d’une liberté qui serait pouvoir indéterminé et qui préexisterait à son choix96. »

« La structure du choix implique nécessairement qu’il soit choix dans ce monde. Un choix qui serait choix à partir de rien, choix contre rien, ne serait choix de rien et s’anéantirait comme choix97. »

« Nos décisions rassemblent en des synthèses nouvelles et dans des occasions neuves les leitmotive qui dirigent notre vie98. »

« L’acte transforme le possible en réel99. »

« On fait quelque chose de quelque chose100. »

Inutile de multiplier les citations. Merleau-Ponty se rappelle fort bien que pour Sartre « la liberté n’est pas dans la décision101 ». Mais, une fois de plus, il se débarrasse de tout scrupule grâce au coup du paradoxe ; ici encore la pensée de Sartre serait en rébellion contre son œuvre : « Tout se passe comme si ces pensées n’intervenaient pas quand il s’agit pour Sartre de prendre position dans le présent : alors il revient102 (?) à l’idéologie du choix et au futurisme. »

Nous nous en tiendrons donc à la pensée politique de Sartre et nous chercherons si selon lui la volonté révolutionnaire, la classe, le Parti surgissent vraiment « sans appui dans les choses ».

Merleau-Ponty l’affirme : « En toute rigueur, le prolétaire n’est pas condition du militant, et il lui (à Sartre) suffit que la volonté révolutionnaire ne sorte pas tout armée de la misère pour faire comme si elle n’en sortait pas du tout et pour la faire surgir ex nihilo103. »

Tel l’Oreste des Mouches, le militant verrait fondre sur lui la liberté, il deviendrait révolutionnaire par décret. C’est le sens que Merleau-Ponty attribue au texte de Sartre : « L’homme est à faire : il est ce qui manque à l’homme. » Ces mots veulent dire, prétend Merleau-Ponty, que l’homme est « un devoir être et même un pur devoir ». « C’est la morsure du devoir ou du néant sur l’être, la liberté que Sartre a appelée un jour “mortelle” qui constitue le militant104. » Et Merleau-Ponty se demande plaisamment pourquoi il ne milite pas plutôt à l’Union pour l’action morale.

Je crains que Merleau-Ponty, qui conseille de ne point lire Sartre avec les lunettes de Marx, n’ait emprunté ici — Dieu sait pourquoi — celles de Lagneau. Sinon, il aurait compris tout autrement ce texte qu’il a arbitrairement tronqué. En effet, Sartre a écrit : « Le nouveau prolétaire ne peut arguer du moindre mérite… Pourtant la fatigue et la misère l’accablent ; il faut qu’il crève ou qu’il obtienne satisfaction. Sur quoi donc va-t-il appuyer ses exigences ? Eh bien ! précisément sur rien105. Ou si vous préférez, sur elles-mêmes : le besoin crée le droit. Ce nouvel humanisme est un besoin lui-même : il est vécu en creux comme le sens même d’une inadmissible frustration… pour les OS l’homme est à faire, etc.106 »

Ainsi, la morsure du néant sur l’être s’appelle ici non pas liberté mais besoin. Merleau-Ponty est seul à prétendre que chez Sartre, pour ne pas sortir tout armée de la misère, la volonté révolutionnaire n’en sort absolument pas : elle naît en vérité d’une inadmissible frustration. Déjà, dans la seconde partie de son essai107, Sartre avait montré que la condition de l’OS ne lui laisse d’autre issue qu’une conversion révolutionnaire : une conversion enveloppe ce qu’elle dépasse ; elle surgit ici d’un manque absolu de tout, c’est-à-dire précisément de la misère. Quant à la liberté, dit Sartre en parlant des masses : « Elles n’imaginent même pas ce que c’est108. »

Comment Merleau-Ponty ose-t-il soutenir que l’alternative « crever ou obtenir satisfaction » met le prolétaire en présence d’un impératif moral au sens kantien du mot ? Comment peut-il confondre un homme qui a faim avec les idéalistes bien nourris qui adhèrent aux unions et ligues moralisatrices ? Toute la polémique qui s’ensuit est d’emblée discréditée, puisqu’elle se fonde sur la confusion d’une théorie du besoin avec une théorie de la liberté.

La raison d’une méprise aussi monumentale est claire. Ce qui n’existe pas ne saurait avoir de racine : Merleau-Ponty substitue « le rapt de la liberté » à l’enracinement dans le besoin parce qu’il veut que Sartre dénie toute existence au prolétariat. Sa pensée politique se calquerait sur son ontologie. « Le parti est un double de la conscience109 », affirme Merleau-Ponty. L’ontologie du pseudo-Sartre met en présence la conscience souveraine et l’être opaque ; sa pensée politique ne laisse face à face que « l’abrupte volonté des chefs et la nécessité opaque des choses110 ». La réalité signifiante — ici, le prolétariat — se trouverait escamotée.

« Le prolétariat dont parle Sartre n’est ni constatable, ni contestable, ni vivant, ce n’est pas un phénomène, c’est une catégorie déléguée pour représenter l’humanité dans la pensée de Sartre111. »

Il est « une idée des chefs. Il surplombe l’Histoire, il n’est pas pris dans le tissu, il n’est pas motivé, il est cause de soi comme toutes les idées ». « Il est une définition et n’existe que dans l’esprit de Sartre112. »

Et Merleau-Ponty se laisse si peu intimider par les textes de Sartre qu’il déclare : « Ce n’est pas une réalité historique113. »

Alors que Sartre a écrit noir sur blanc : « Le prolétariat français est une réalité historique. »

Non seulement il l’a écrit, mais c’est là une des thèses maîtresses de son essai : contre les trotskistes, contre Lefort qu’il accuse de traiter le prolétariat comme une Idée, il ne cesse d’insister sur les caractères concrets, constatables, vivants, que donne à chaque prolétariat — et en l’occurrence au prolétariat français — son histoire singulière. Les remous qui le traversent n’expriment pas une essence éternelle ; parlant des luttes ouvrières, Sartre refuse de n’y voir que la répétition fatale d’un schéma abstrait : « Je découvre dans ces batailles l’action de facteurs précis, et dans le sommeil qui a suivi, je vois l’effet de la défaite et de la Terreur114. »

Aux innombrables textes de Sartre qui décrivent concrètement l’histoire et la condition prolétarienne, Merleau-Ponty oppose un de ses habituels dilemmes : le prolétariat est ou n’est rien. C’est oublier que dans la phénoménologie — que Merleau-Ponty estimait naguère — l’existant ne peut être enfermé dans cette alternative : il se fait. Sartre, fidèle à cette doctrine, refuse de réifier le prolétariat ; ce qui ne le conduit certes pas à méconnaître son existence :

« Si la classe existe, ce sera comme une proximité nouvelle de chacun et de tous, comme un mode de présence qui se réalise à travers et contre les forces séparatrices : elle fera l’unité des travailleurs… je veux seulement montrer que l’unité de classe ne peut être ni passivement reçue ni spontanément produite115. »

« La classe se fait et se refait sans cesse : elle est mouvement, action. » « La classe unité réelle de foules et de masses historiques se manifeste par une opération datée qui renvoie à une intention ; elle n’est jamais séparée de la volonté concrète qui l’anime ni des fins qu’elle poursuit. Le prolétariat se fait lui-même par son action quotidienne116. »

Cette thèse, Sartre le remarque, rejoint celle de Marx qui lui aussi définit la classe par la praxis. La mauvaise foi de Merleau-Ponty consiste ici (sachant que pour Sartre liberté, choix, action n’ont jamais signifié décision) à assimiler la praxis telle que Sartre la comprend à des décisions instantanées et arbitraires, que rien ne motiverait :

« Le prolétariat ne commence d’exister que par des décisions fulgurantes, et contre tous les faits117. »

Il se fait au contraire, selon Sartre, à partir des faits : à partir de sa misère, de son besoin et du système de production.

« Pour l’ouvrier, écrit Sartre, la politique ne peut être une activité de luxe, la politique est un besoin118. »

Sans praxis, la classe n’existe pas ; mais la praxis implique certaines conditions bien concrètes : « Le régime de la production est la condition nécessaire pour qu’une classe existe ; c’est l’évolution historique tout entière, le procès du capital et le rôle de l’ouvrier dans la société bourgeoise qui empêchent le prolétariat d’être un groupement arbitraire119. »

Soit, dira Merleau-Ponty ; mais tout se passe néanmoins pour Sartre comme si le prolétariat n’était rien ; il ne brise pas l’abrupt tête-à-tête entre la conscience et l’être puisque la seule action qu’on lui permette, c’est l’obéissance au Parti. « Il est instantanément par l’obéissance, et cesse d’être à l’instant par la désobéissance120. »

« Aucun échange entre ceux qui conçoivent et ceux qui exécutent121. »

Le Parti surgit ex nihilo : « Si tout vient de la liberté, si les ouvriers ne sont rien, pas même prolétaires, avant d’avoir créé le Parti, il ne repose sur rien de donné, pas même sur leur histoire commune122. »

Une fois créé, il « pratique le choix injustifiable123 » ; il décrète de faire « hors de tout motif préalable, contre toute raison124 ».

Est-ce vraiment ainsi que Sartre a conçu le rapport des masses au Parti ?

 

Nous l’avons dit, et il faudrait le répéter aussi souvent que Merleau-Ponty répète le contraire : tout ne vient pas de la liberté mais de la situation. Les conditions de vie de l’OS, sa fatigue, la dégradation du savoir, corrélative à la mécanisation du travail, empêchent qu’il puisse être à la fois ouvrier et militant ; sortant de la masse, le militant doit — comme Lénine l’a dit lui-même — en sortir : « Le tandem du technicien et de l’OS doit être compensé par celui de l’OS et du militant professionnel125. »

« Les nouveaux fonctionnaires sont légitimés par le besoin qu’on a d’eux126. »

Issu d’une masse, qui n’est pas rien, mais que définit concrètement le moment singulier de l’économie qui l’exploite, porté au pouvoir par le besoin qu’elle a de lui, le Parti lui demeure lié de façon si inextricable, que sans elle précisément, il n’est rien. « Si les masses refusaient tout à coup de le suivre, il perdrait tout ; si puissant qu’il soit, il ressemble à Antée qui n’avait de forces que lorsqu’il touchait la terre127. »

Le Parti est « la perspective à partir de laquelle le prolétariat peut se replacer lui-même dans la société et prendre à son tour pour objet ceux qui font de lui un objet : il est la tradition et l’institution… Mais le contenu de ces formes vides naîtra par la liaison même du mouvement que font les masses pour se rapprocher ».

« Le Parti ne se distingue des masses que dans la mesure où il est leur union128. »

Ce que Sartre nie, contre les trotskistes et contre Lefort, c’est que les masses soient douées d’une spontanéité intelligente, organisée, leur permettant de produire une politique sans la médiation d’un appareil : et ici encore il est d’accord avec Marx. Mais il n’a jamais pensé que les masses fussent pure inertie, opacité dénuée de sens. Il dit au contraire que lorsqu’un grand mouvement social se déclenche : « L’origine du courant reste extra-syndicale : c’est la faim, la colère ou la terreur qui donne le branle, ou parfois, comme en 36, c’est la foudre soudaine de l’espoir129. »

« Sans l’organisme syndical, les mouvements s’arrêteraient peut-être. Mais il est par lui-même incapable de produire les mouvements : quand il les déclenche, c’est qu’il a gagné de vitesse sur leur cause véritable. »

Ainsi ce ne sont pas les masses qui obéissent au militant : c’est lui au contraire qui doit les servir.

« On ne peut ni mobiliser, ni manœuvrer les masses, elles se déterminent à l’action quand elles se transforment en communautés agissantes sous l’action de circonstances extérieures130. »

Les masses « indiquent le but à atteindre : au militant de trouver le plus court chemin131 ».

Nous sommes donc bien loin d’une conception politique qui soustrairait les chefs au contrôle des masses. Merleau-Ponty prétend que selon Sartre « toute idée d’un contrôle des chefs est hors de propos132 ». Mais Sartre écrit : « Les masses contrôlent le militant comme la mer contrôle l’homme de barre… il ne leur inspirera confiance que s’il accepte de les mener où elles vont133. »

« Les fonctionnaires dirigent les mouvements par approximations successives : un coup de barre à gauche, un coup de barre à droite134. »

Merleau-Ponty prétend que Sartre conçoit l’action du Parti « comme une “technique des masses” qui les “baratte” comme une émulsion… C’est tout le contraire d’une action où le Parti et la classe ouvrière vivent ensemble la même situation et font ensemble la même histoire135 ».

Mais si Sartre fait une place à l’agitation permanente par laquelle le Parti lutte contre les forces de dissociation qui s’exercent sur les masses, il est loin de réduire l’action communiste à cette technique : et il faut bien de la mauvaise foi pour établir une telle confusion, alors que Sartre a écrit que le Parti « est une médiation entre des hommes… elle [cette médiation] est à certains moments de l’histoire ouvrière à la fois rapport et volonté ; cette ambiguïté… fonde la possibilité d’une dialectique qui tantôt oppose les masses au Parti et tantôt les unit… Bien sûr ses commandements sont sans effet s’ils ne sont pas dans le sens des courants sociaux ; mais pour qu’ils se règlent sur les tendances réelles du mouvement ouvrier, encore faut-il qu’elles existent et pour qu’elles existent, pour qu’elles soient concrètes, il faut un certain degré d’intégration ».

« Comme toute relation réelle, la liaison du Parti aux masses est ambiguë : d’une part il se règle sur elles, d’autre part il les organise et tente leur éducation136. »

Il est piquant que Merleau-Ponty refuse à Sartre le droit de recourir à une notion ambiguë. Lui qui n’hésite pas à invoquer une action lourde, qui oppose à tout bout de champ la complexité du réel aux affirmations simplistes du pseudo-Sartre, il s’indigne quand Sartre écrit : « On ne peut, je crois, expliquer la situation présente sinon par un inextricable mélange d’action et de passion, où la passion provisoirement domine137. »

« Comment comprendre ce mélange d’eau et de feu138 ? » s’écrie Merleau-Ponty. Toutes les analyses de Sartre cherchent précisément à en rendre compte. Le rôle du Parti, c’est selon lui d’animer la passivité. « Pour transformer la misère en facteur de révolution, il faut savoir lui découvrir sa raison d’être et ses exigences139. »

Ce que le Parti représente aux yeux des masses « ce sont leurs aspirations, leurs tendances, mais portées au rouge, c’est-à-dire au niveau le plus élevé d’efficacité140 ».

La politique des chefs et l’humeur des masses, dit Sartre, sont « l’une et l’autre fonction des circonstances extérieures : finalement l’une réagit sur l’autre, elles se modifient mutuellement, s’adaptent l’une à l’autre, et pour finir l’équilibre s’établit, une accommodation réciproque, les possibles s’envolent ; tels chefs, telles masses, telles masses, tels chefs141 ».

Cette description, et bien d’autres, nous montre Parti et classe ouvrière vivant « ensemble la même situation ». Nous sommes loin de l’idée d’une action qui s’imposerait du dehors aux masses inertes. Mais Merleau-Ponty s’entête à affirmer contre tous ces textes que pour Sartre le Parti est action pure ; il est donc contradictoire de l’alourdir du poids de la réalité : elle cesserait d’être pure. Sans doute. Mais quand Sartre a-t-il pris le mot d’action pure au sens que Merleau-Ponty lui prête : une action sans racine dans les faits, et sans prise sur le donné ? Sartre emploie deux fois l’expression dont Merleau-Ponty — utilisant le procédé de sursignification — fait une des clés de sa pensée politique. Opposant le Parti aux masses, Sartre écrit : « Elles finiront par changer le monde, mais pour l’instant le monde les écrase… Le Parti lui est action pure, il doit avancer ou disparaître142. » Ce texte signifie que le Parti ne peut jamais se mettre en veilleuse, s’endormir, attendre : l’action pure s’oppose ici simplement à l’inaction. Plus loin, Sartre explique que l’homme de la masse est embarrassé et alourdi d’intérêts particuliers : « Il faut l’y arracher, l’organisme de liaison doit être acte pur… Le Parti est le mouvement même qui unit les ouvriers en les entraînant vers la prise du pouvoir143. » Ici la pureté s’oppose au poids des intérêts particuliers. Mais jamais Sartre n’a supposé que l’action du Parti pût n’être pas appliquée. La seule preuve que Merleau-Ponty fournisse à l’appui de son interprétation est celle-ci :

« C’est l’ontologie de Sartre qui veut que l’histoire comme avenir commun soit portée par l’action pure de quelques-uns, identique à l’obéissance des autres144. »

On a vu ce qu’il faut penser de l’interprétation que Merleau-Ponty donne de l’ontologie de Sartre. Remarquons en outre que la façon dont il relie la pensée politique de Sartre à son ontologie est pour le moins arbitraire. Selon ses commodités, l’ontologie apparaît comme contraignante ou, au contraire, il est loisible à Sartre de se rebeller contre elle. On nous dit ici qu’elle n’autorise que l’action pure : j’ai cité des textes qui montrent qu’elle n’admet pas d’actes surgissant ex nihilo, donc d’acte pur. Alors ? n’est-ce pas Merleau-Ponty qui procède ici par affirmations pures ?

Il est amusant de lire, à la lumière du vrai Sartre, le dialogue que Merleau-Ponty poursuit avec le pseudo-Sartre. Il objecte à celui-ci :

« La classe n’est pas devant le militant comme un objet que sa volonté façonne ou manipule : elle est aussi derrière lui145. »

« L’idée n’est ni reçue du prolétariat par le Parti, ni donnée par le Parti au prolétariat, elle est élaborée dans le Parti146. »

Mais Sartre écrit : « Puisqu’elles ne peuvent bouger sans ébranler la société, les masses sont révolutionnaires par leur situation objective : pour les servir, les responsables doivent élaborer une politique révolutionnaire147. »

« Si l’expérience active commence par la réceptivité et l’incertitude… le déchiffrement peut se faire par une médiation. Non qu’un Parti puisse imposer ses clés : il les essaie, voilà tout148. »

Merleau-Ponty rappelle que « Lénine faisait à la conscience une obligation de s’informer de tout ce que le prolétariat pense et fait spontanément149 ».

Mais Sartre dit que : « Les militants ont pour tâche essentielle de garder le contact avec les masses. » Le militant doit « faire des conjectures sur leurs dispositions, sur l’effet qu’ont produit ses discours, sur les possibilités objectives de la situation ».

Et encore :

« Il faut être en mesure de prévoir les réactions ouvrières. Comment décider si l’on n’a rassemblé les informations, opéré des sondages et consulté les statistiques ? Les masses ne cessent de donner des signes : au militant de les interpréter150. »

S’étant situé en deçà de tout critère de vérité, « le Parti ne peut pas se tromper », dit Merleau-Ponty.

Mais Sartre écrit, à propos du militant : « La synthèse qu’il opère n’est elle-même qu’une reconstruction dont la probabilité, dans le meilleur cas, ne peut dépasser celle d’une hypothèse scientifique avant la vérification expérimentale. Naturellement, il y aura une contre-épreuve : mais comme c’est l’action même qui tient lieu d’expérimentation… l’erreur coûte cher151. »

Merleau-Ponty reproche à Sartre de considérer le rapport du Parti aux masses comme un rapport de fin à moyen ou de moyen à fin alors qu’il y a entre eux une relation ouverte. Mais Sartre écrit en parlant des masses :

« Comme elles représentent les forces mêmes qui peuvent réaliser l’entreprise révolutionnaire, on dira qu’elles sont les moyens de cette politique dans la mesure où elles en sont la fin152. »

« Comme il ne s’agit pas de les changer mais de les aider à devenir ce qu’elles sont, il [le Parti] est à la fois leur simple expression et leur exemple153. »

Merleau-Ponty rappelle que : « Le Parti ne vaut pour le militant que par l’action à laquelle il l’appelle, et cette action n’est pas entièrement définissable d’abord154. »

Mais Sartre a expliqué que : « La classe déjà réunie peut dépasser ses chefs, les entraîner plus loin qu’ils ne veulent et traduire sur le terrain social une première décision qui ne fut peut-être que politique155. »

Faire jaillir une politique d’une série d’actes purs sans référence à l’histoire ni à la vérité entraîne évidemment les plus absurdes conséquences.

« Les possibles sont tous à égale distance, en un sens à distance zéro puisqu’il n’est que de vouloir, en un sens, à l’infini156. »

Sartre explique cependant que le rôle du Parti est précisément d’ordonner les possibles que la masse saisit dans l’immédiat comme étant à égale distance. C’est le sens de la tactique du double objectif : « On découvre aux masses les conséquences lointaines de leur action revendicatrice, on leur apprend à quelles conditions générales les revendications seront satisfaites157. »

Selon Sartre, dit Merleau-Ponty, la praxis « c’est donc la vertigineuse liberté, le pouvoir magique que nous avons de faire et de nous faire quoi que ce soit158 ».

Sartre écrit : « La praxis est préesquissée dans le mouvement de l’économie159. »

« La volonté immédiate de changer le monde qui ne s’appuie sur aucun acquis historique et n’enveloppe ni stratégie ni tactique est en histoire la loi du cœur et le vertige du cœur », remarque Merleau-Ponty et il objecte sagement : « On ne peut sans folie entreprendre de recréer l’histoire par le seul moyen de l’action pure, sans complicité extérieure. »

Mais ce n’est certes pas Sartre qui pense qu’on peut « recommencer l’histoire à zéro », lui qui écrivait dans la Réponse à Camus : « Il faut d’abord accepter beaucoup de choses si on veut essayer d’en changer quelques-unes. »

À vrai dire, il y a une folie dans les mots mêmes dont Merleau-Ponty se sert : où est le point zéro de l’Histoire ? et si on le situe à l’âge du pithécanthrope comment nous y reporter ?

« De la société donnée à la société révolutionnaire, il n’y a ni degré ni chemin », dit Merleau-Ponty, commentant Sartre. Mais celui-ci écrit : « Pour qu’elles [les masses] puissent gagner un jour, il faut préparer leur triomphe ; nouer des alliances… définir une stratégie, inventer une tactique160. » Le rôle du Parti consiste justement à médiatiser par une politique les exigences des masses ; car « le besoin est un manque, il peut fonder un humanisme, non une stratégie ».

On voit que le travestissement de la pensée politique de Sartre est aussi radical, dans Les Aventures de la Dialectique, que la falsification de son ontologie. En face d’un prolétariat opaque et muet comme les choses, le Parti créerait ex nihilo l’Histoire par des actes instantanés : le volontarisme de l’acte pur est symétrique de l’impérialisme de la conscience pure, donnant son sens au monde. Ils sont également étrangers à Sartre. Selon lui, le rôle du Parti est au contraire de dégager la vérité qu’indique le monde probable, par une expérience qui exige du temps et implique des possibilités d’erreur ; c’est, à partir de cette vérité, en s’appuyant sur les besoins des masses, poussé et contrôlé par elles, d’élaborer une politique de longue haleine qui soit capable de faire triompher leurs exigences.

 

IV

 

On serait tenté de croire que les aberrations du pseudo-sartrisme le coupent radicalement de la réalité. Merleau-Ponty admet cependant une curieuse harmonie préétablie entre le délire philosophique qui pose le sujet comme démiurge souverain et la folie d’une politique de l’action pure : Sartre fournirait de l’ultra-bolchevisme une description adéquate. Son seul tort serait d’adopter à l’égard de ce dernier avatar du communisme une attitude de sympathie. En effet, Sartre ne croit plus, dit Merleau-Ponty, à cette vérité immanente qui selon Marx garantissait la praxis : la révolution. Sa décision n’est donc plus qu’une option morale, traduisant des hantises personnelles. Si on se tient sur le terrain de l’objectivité, on se rallie nécessairement à cet a-communisme agnostique que Merleau-Ponty a adopté depuis que la guerre de Corée l’a convaincu de supporter sa liberté.

Nous allons examiner les divers moments de cette démonstration.

 

La révolution n’interviendrait plus chez Sartre qu’à titre de mythe et d’utopie. « La révolution dont parle Sartre, elle est absente au sens où le marxisme la disait présente, c’est-à-dire comme mécanisme interne de la lutte des classes, et elle est présente au sens où le marxisme la croyait lointaine, c’est-à-dire comme position des fins161. »

Mais quand Sartre dit que le prolétariat a perdu aujourd’hui sa prise sur l’Histoire, il se borne à constater que les ouvriers ne sentent plus la révolution comme leur tâche quotidienne ; il n’y a plus coïncidence immédiate entre leurs revendications de détail et leur volonté de changer le monde ; cela ne signifie pas que celle-ci soit éteinte ni que le capitalisme ait cessé d’être déchiré par des contradictions qui rendent nécessaire son éclatement :

« N’allez pas en conclure que le prolétariat a perdu la mémoire de sa tâche infinie : ce qui est vrai, c’est que la conjoncture le prive de tout avenir en l’obligeant à se buter sur ses intérêts immédiats. Jamais pourtant la vérité n’est si clairement apparue : chaque classe poursuit la mort de l’autre… Et par le fait si la crise s’aggrave, elle peut conduire à la révolution, c’est-à-dire à l’éclatement d’une économie sapée par ses contradictions intérieures162. »

Merleau-Ponty admet que : « Il y a un flux et un reflux du prolétariat vivant politiquement dans le Parti163. » Sartre voit dans la période actuelle une période de reflux ; le prolétariat n’en demeure pas moins révolutionnaire par sa situation objective, et s’il a besoin du Parti pour que sa volonté se médiatise en praxis efficace, on n’a pas le droit d’en conclure que : « la Révolution elle-même sera la chose du Parti ». Créée par le Parti, la révolution ne sera pas la même que celle qui devait mûrir au sein du prolétariat, elle ne sera pas authentique, dit Merleau-Ponty, car son authenticité exigerait l’accès du prolétariat à la vie politique et à la gestion ; tout ce raisonnement repose sur la dissociation qu’il a préalablement opérée entre l’appareil et les masses ; mais si le Parti ne se distingue des masses que dans la mesure où il est leur union, les objections de Merleau-Ponty tombent d’elles-mêmes.

Faute de garantie, dit-il encore, « la révolution n’est plus définie que par son antagonisme à la classe qu’elle élimine ». « Dépassement de l’Autre vers la tâche infinie, dit Sartre… Marx pensait : dépassement de l’Autre et de soi-même. » En fait l’idée de tâche infinie implique, chez Sartre, non que la révolution s’éloigne à l’infini, mais qu’une fois la bourgeoisie éliminée en tant que classe, le prolétariat devra précisément dépasser le moment de la négation. Si Sartre refuse de décrire la figure exacte que prendra alors la société, c’est que pour lui comme pour Marx la révolution en tant que position des fins est absente ; on ne peut positivement l’imaginer sans tomber dans l’utopie. Cela ne signifie pas que l’avenir devienne alors totale obscurité ; ce serait le cas si effectivement le PC recréait l’avenir à partir de zéro par l’action pure ; mais l’hypothèse est en elle-même folle ; Merleau-Ponty reconnaît d’ailleurs que : « On rencontre le PC non pas comme action pure mais comme action appliquée » ; c’est précisément en tant que tel que Sartre l’a toujours décrit. Il s’agit de faire historiquement triompher une vérité inscrite dans les structures de la société ; la praxis n’est pas inventée ex nihilo, elle se fonde sur les significations objectives qu’indique le monde. De celui-ci à un monde révolutionnaire, il y a donc un passage parfaitement intelligible. Certes, il ne s’ensuit pas que l’avenir soit entièrement prévisible : il ne l’était pas non plus pour Marx, ni pour Lénine. Merleau-Ponty est le premier à reconnaître qu’une praxis, parce qu’elle « accepte de s’engager au-delà de ce qu’elle sait d’un parti et de l’Histoire, … permet d’en apprendre davantage et sa devise pourrait être clarum per obscurius164 ». Pourquoi lorsque cet engagement se fait dans le sens de la révolution déclare-t-il soudain avec humeur que : « Le choix révolutionnaire est vraiment choix de n’importe quoi », et que Sartre à l’inverse de la praxis pratique l’obscurius per clarum ?

C’est que Merleau-Ponty s’entête à reconstruire Sartre par déduction pure, à partir du pseudo-sartrisme. Si Sartre nie l’histoire, la dialectique, et finalement la révolution, son engagement ne peut être fondé que sur des principes abstraits. « La lecture décisive des événements dépend donc d’une option morale. » Merleau-Ponty admet que le jugement politique « échappe à la morale aussi bien qu’à la science pure : il est de l’ordre de l’action qui fait le va-et-vient entre elles165. » Mais puisque Sartre répudie la science, puisque dans sa philosophie « il n’y a pas de vérité d’une société », la décision chez lui ne relève plus que de l’éthique. Se sentant mis en accusation par le regard « du plus défavorisé », Sartre essaierait de se défendre par l’action pure, et faute de pouvoir la réaliser lui-même à chaque instant de sa vie, il déléguerait ce soin au parti communiste avec lequel il prétendrait s’identifier par la sympathie. « L’action pure est la réponse de Sartre à ce regard… Nous sommes dans l’univers magique ou moral. »

L’interprétation de Merleau-Ponty semble traduire ici des hantises à lui personnelles, car jamais Sartre n’a parlé de mise en accusation ; les idées de rachat, le souci d’être irréprochable aux yeux du prolétariat ne se rencontrent nulle part dans son œuvre. Merleau-Ponty pourtant en fait le ressort ultime de ses décisions. Feignant de tenir compte d’autrui au plus haut point, Sartre ne tiendrait compte en vérité que de lui-même ; son attitude traduirait la « folie du cogito qui a juré de rejoindre son image dans les autres ». L’emportement de Merleau-Ponty l’égare ici au point de lui faire accoler des mots qui hurlent ensemble : le cogito, pure présence du Pour-soi à soi-même ne saurait avoir d’image ; celle-ci n’apparaît qu’à partir de cet objet transcendant qu’est l’Ego. De manière plus intelligible, Merleau-Ponty dit ailleurs que Sartre cherche à « mettre en accord les déterminations qu’autrui m’attribue avec ce que je suis à mes propres yeux ». Sartre a montré dans Saint Genet qu’une telle tentative est nécessairement vouée à l’échec, et il ressort de son livre qu’il faut des circonstances singulières pour qu’un individu soit amené à fonder sa vie sur un tel projet ; il est clair, à la façon dont Sartre raconte l’expérience de Genet, qu’il ne s’y reconnaît pas. Rien dans sa vie ni dans son œuvre n’autorise à le définir par cette volonté de récupération. Merleau-Ponty procède une fois de plus par affirmation purement gratuite. En outre, il devrait se demander pourquoi dans cette totalité détotalisée qu’on désigne par le mot équivoque : Autrui, Sartre élit le regard du plus défavorisé. S’il cherche un miroir, il peut choisir les yeux d’Aron, de Merleau-Ponty, de l’élite pensante. Il veut se mettre en règle avec lui-même, répond Merleau-Ponty : mais pourquoi la règle est-elle inscrite dans cette image-ci, non dans cette autre ? La règle n’est pas donnée d’abord. Merleau-Ponty s’est mis en règle avec lui-même en renonçant à « l’attentisme marxiste » quand une révélation objective l’eût amené à contester son attitude antérieure : la règle dépend donc de la manière dont nous appréhendons notre situation, et partant, la vérité du monde. L’anticommuniste est en règle avec le monde et avec lui-même, aussi bien que le communiste. Cette explication formelle ne saurait rendre compte du choix concret de Sartre.

Le fait est qu’il suffit de le lire sans parti pris pour en saisir les raisons objectives. Quand Sartre parle du regard du plus défavorisé, il ne se met absolument pas en jeu ; décrivant la condition actuelle de l’OS, il explique que pour délivrer les masses de leur sentiment d’infériorité « il a fallu leur faire comprendre qu’elles offraient à tous les hommes la chance de regarder l’homme et la société dans leur vérité, c’est-à-dire avec les yeux du plus défavorisé166 ». Car, contrairement à ce que prétend Merleau-Ponty, il y a pour Sartre une vérité de la société, que déguisent les mystifications bourgeoises et qui est dévoilée par l’homme des masses. Sartre pense que « la seule relation humaine est celle de l’homme réel, total, avec l’homme total et que cette relation, travestie ou passée sous silence, existe en permanence au sein des masses et n’existe que là ». Obsédé par la théorie sartrienne du regard, Merleau-Ponty ne veut trouver chez Sartre que ce type de relation : cependant le regard n’apparaît dans le texte auquel il se réfère que comme dévoilement d’une relation totale. L’existente des masses, dit encore Sartre, « introduit l’exigence radicale de l’humain dans une société inhumaine ». Il est ici proche de Marx qui considère aussi le prolétariat comme seul capable de dénoncer l’aliénation dans laquelle vit la société entière, parce qu’il se sent anéanti par elle alors que le bourgeois se satisfait de « l’apparence de l’humain ». Marx parle d’un impératif catégorique de la révolution sans que Merleau-Ponty l’accuse de déchiffrer l’histoire à la seule lumière d’une option morale. Il y a chez Sartre, comme chez Marx, ce va-et-vient entre la vérité et la décision éthique qui, de l’aveu de Merleau-Ponty lui-même, caractérise le jugement politique.

Cependant Merleau-Ponty s’entête à subjectiviser radicalement l’attitude politique de Sartre. Au lieu de s’interroger sur l’action communiste, Sartre aurait décidé démiurgiquement de l’intégrer au « projet sartrien ». « Il ne s’agit pas tant de savoir où va l’action communiste pour s’y associer ou non que de lui trouver un sens dans le projet sartrien167. » En quoi consiste ce projet ? S’il s’agit de « se racheter par l’avenir » — expression à laquelle rien dans l’œuvre de Sartre ne fait écho — pourquoi préférer cet avenir-ci ? Il y a d’autres actions que l’action communiste. D’autre part, s’il faut expliquer Sartre par la mégalomanie du sujet, pourquoi aurait-il attendu si longtemps avant de dévorer gloutonnement le communisme ?

Merleau-Ponty trouve la preuve du subjectivisme de Sartre dans le fait que celui-ci a instauré ses nouveaux rapports au communisme à partir de certains événements datés ; il oublie qu’il a lui-même choisi l’a-communisme à la suite d’un événement — la guerre de Corée — également daté ; la prise de conscience, s’effectuant au présent, dans un moment précis, peut donc dévoiler une réalité objective et susciter un engagement qui ne se limite pas à l’instant : c’est là, semble-t-il, une vérité de bon sens. Au reste, Sartre explique assez longuement dans Les Communistes et la Paix que c’est pour avoir découvert le vrai sens de l’action communiste et sa nécessité qu’il s’est senti obligé de s’associer à elle. Son attitude est claire, dès qu’on lit son essai sans être aveuglé par le pseudo-sartrisme. Il croit à des contradictions du capitalisme qui, rendant intolérable la situation de la classe exploitée, font de la société où nous vivons une société inhumaine ; il veut, pour lui et pour les autres inextricablement liés, la suppression de l’aliénation que nous subissons tous, mais que seuls les plus défavorisés éprouvent dans sa vérité ; il sait que seul le prolétariat détient les forces nécessaires pour changer le monde, et qu’il a besoin de la médiation du Parti pour les appliquer efficacement ; il a donc décidé de s’allier à ceux qui voulant la même chose que lui possèdent les moyens de la réaliser : tel est le sens de son engagement.

Mais Merleau-Ponty refuse d’admettre que l’engagement sartrien se définisse positivement et qu’il aboutisse à une action véritable. Une conscience pure ne peut que tenir le monde à distance, non se projeter concrètement en lui : donc s’engager pour Sartre, ce sera toujours se dégager ; la liberté n’apparaît que comme négativité et lorsque Sartre prétend agir, il se borne à contempler. Merleau-Ponty oublie seulement que dans le sartrisme authentique, il n’y a jamais de conscience pure : on l’a dit déjà, et il faut y revenir, la conscience sartrienne n’existe qu’en tant que perdue dans le monde, engagée, incarnée dans un corps et une situation ; l’homme ne se fait être qu’en agissant dans le monde à partir de projets positifs : et ceux-ci ont toujours une épaisseur temporelle. Outre la théorie de Sartre sur la facticité, Merleau-Ponty jette aussi par-dessus bord toute sa philosophie du temps. Il croit que le temps est chez Sartre comme chez Descartes une création continuée : la liberté ne pourrait donc se manifester que par des fulgurations ex nihilo, sans lien entre elles, elle ne permettrait aucune action véritable mais seulement « des interventions instantanées dans le monde, des prises de vues, des flashes168 ». Au lieu du faire on ne rencontre dans le pseudo-sartrisme qu’un fiat dont la dimension magique s’apparente à celle du regard. Et Merleau-Ponty explique raisonnablement au pseudo-Sartre qu’une action authentique mord sur les choses, se déroule dans le temps, implique des possibilités d’échec, et qu’elle se fonde sur un choix qui a des racines dans toute notre vie.

Sartre cependant s’oppose expressément dans L’Être et le Néant à la conception instantanéiste de la conscience qu’on rencontre chez Descartes et Husserl : les trois ekstases temporelles sont pour lui indissolubles et le cogito même, dans son jaillissement, enveloppe un passé et un avenir. Le choix, en particulier, retient toujours en lui le passé qu’il dépasse : « Un athée converti n’est point simplement un croyant : c’est un croyant qui a nié de lui-même l’athéisme. » Et toujours le choix projette un avenir : « Choisir, c’est faire que surgisse avec mon engagement une certaine extension de durée concrète et continue. » Dans cette durée, l’action ordonne des moyens en vue d’une fin. Sartre distingue soigneusement le fiat de l’attitude émotionnelle qui pose la fin immédiatement, dans l’imaginaire, et le faire qui médiatise le choix dans l’épaisseur réelle du monde. « Agir, c’est modifier la figure du monde, c’est disposer des moyens en vue d’une fin. » C’est là une entreprise de longue haleine et qui détermine « une modification dans l’être du Transcendant ». Mordant sur une réalité qui est probabilité et non certitude, il est évident que l’entreprise comporte un risque d’échec. Nous sommes donc à mille lieues du pseudo-engagement du pseudo-Sartre que Merleau-Ponty définit comme négativité, comme intervention instantanée, magique, et imaginaire. D’ailleurs, si Sartre pratiquait un tel engagement, il lui serait aussi impossible d’écrire un livre que d’agir politiquement, il serait réduit à la radicale impuissance de M. Teste qui précisément se tenait coi.

Là où Merleau-Ponty prête particulièrement à sourire, c’est quand il demande avec douceur à Sartre : « Comment donc daterais-je mes choix ? Je n’en finis pas de leur trouver des précédents169… » Car un leitmotiv de toute l’œuvre de Sartre, c’est le caractère totalitaire de chaque vie humaine : il y a une signification transcendante — sorte de caractère intelligible — qui fait l’unité de tous nos choix empiriques ; chacun de ceux-ci s’enracine dans tout notre passé. La liberté n’est pas la contingence du clinamen : « La liberté du Pour-soi est toujours engagée ; il n’est pas question ici d’une liberté qui serait pouvoir indéterminé et qui préexisterait à son choix. Nous ne nous saisissons jamais que comme choix en train de se faire. » Sartre considère la délibération comme une pure abstraction. « Quand je délibère, les jeux sont faits. » Il n’y a jamais selon lui de moment où le choix commence. « Je me choisis perpétuellement. » Qu’on lise Baudelaire, Saint Genet, Henri Martin, on verra que Sartre n’a pas attendu Merleau-Ponty pour soupçonner qu’on ne devient ni poète ni communiste par une décision fulgurante et sans précédent.

Pour en revenir au cas de Sartre lui-même, pas plus que l’action communiste n’est une suite de coups de force convulsifs son adhésion ne se réduit à une série de prises de conscience à distance. Sartre, dit Merleau-Ponty, « sait que des gens veulent changer le monde » et il sympathise avec cette intention, ce qui est une façon de ne pas l’assumer. Le fait est qu’il fait partie de ceux qui veulent changer le monde, et il choisit les moyens que lui rend accessibles sa situation concrète qui est celle d’un écrivain bourgeois.

Sur ce point, Merleau-Ponty lui adresse les reproches les plus contradictoires. Il déclare que : « S’engager, pour lui, ce n’est pas s’interpréter et se critiquer au contact de l’Histoire, c’est recréer lui-même sa relation avec elle… c’est s’installer délibérément dans l’imaginaire170. » Au temps où Sartre tentait, avec d’autres intellectuels, dont Merleau-Ponty, de créer un rassemblement de la gauche non communiste, un tel reproche aurait eu un sens ; il étonne aujourd’hui. C’est précisément parce qu’il s’est interprété et critiqué au contact de l’Histoire que Sartre a compris son impuissance à changer le monde par ses propres forces, ou en s’alliant à ses semblables qui sont impuissants comme lui ; il s’est résolu au genre d’action que sa situation objective lui indiquait comme étant la seule réellement valable : une alliance avec les forces réelles capables d’imposer à l’Histoire le sens qu’il veut lui donner.

Cette alliance, objecte Merleau-Ponty, n’est que pensée, parlée, imaginée : elle n’a pas le poids d’une action. « Il n’y a peut-être pas grand sens à traiter par la pure pensée le communisme qui est une action171. » Mais Merleau-Ponty n’a-t-il pas reproché au pseudo-Sartre de creuser à tort un fossé entre action et pensée ? Que signifie cette opposition arbitraire ? Il n’y a pas de pure pensée puisque tout dévoilement est action, ni d’action qui n’implique un dévoilement : on ne voit vraiment pas en quoi « penser le communisme » est une entreprise contradictoire. D’autre part, l’intervention de Sartre ne se limite pas à cela. Merleau-Ponty affirme — contre Sartre, croit-il à tort — que « toute action… est toujours action symbolique et escompte autant que des résultats immédiats dans l’événement l’effet qu’elle fera comme geste significatif172 ». Donc l’adhésion de Sartre, n’eût-elle pas de résultats immédiats dans l’événement, possède au moins la réalité non négligeable d’une manifestation significative : elle peut être exemple, appel. Changeant son fusil d’épaule, Merleau-Ponty cependant réclame des résultats immédiats ; la volonté d’aider à la libération du prolétariat se discrédite si nous ne disons pas « comment notre action le libérera ». Ni Marx ni Lénine, aucun militant, n’a dressé à l’avance un tel programme d’action : si Sartre s’y risquait c’est alors qu’on pourrait le traiter d’utopiste. Il a dit modestement dans sa Réponse à Albert Camus qu’il faut essayer de donner à l’histoire le sens qui nous paraît le meilleur « en ne refusant notre concours à aucune des actions concrètes qui le requièrent ». C’est une réponse de bon sens à l’étrange alternative proposée par Merleau-Ponty : avoir un plan de libération du prolétariat, ou se croiser les bras. En se bornant à accomplir ces actions concrètes, commandées par la circonstance, on choisit de se « mettre en règle avec le monde plutôt que d’y entrer173 ». Mais comment entrer dans un monde où nous sommes déjà ? De quel jour Merleau-Ponty date-t-il sa propre entrée dans le monde ? Il reproche aussi à Sartre de ne pas « prendre le monde en charge » ; mais il ne précise pas en quoi consiste cette titanesque opération. Il dit plus justement ailleurs que : « Nulle action n’assume tout ce qui se passe. »

Justement, répondra-t-il : parce qu’il veut tout assumer, Sartre échoue à concrètement s’engager dans une entreprise réelle ; on ne peut tout atteindre qu’en rêve. Soit. Mais encore une fois, il est abusé par l’idée erronée que la philosophie de Sartre est intuitive et prétend tout embrasser. Pour Sartre la conscience est toujours engagée, elle est nécessairement finitude : et il n’entend agir qu’en tant qu’individu fini, limité, situé.

« Ceci n’est une solution que pour qui vit dans le monde capitaliste », objecte encore Merleau-Ponty. Le fait est que Sartre vit dans ce monde, et les communistes aussi ; la lutte pour changer la société se déroule en son sein, c’est en son sein qu’il faut chercher des solutions. Mais celle de Sartre, dit Merleau-Ponty, ne sera pas acceptée par les communistes. « C’est lui qui décrète la coexistence entre le communisme et l’opposition du dehors. » Ici, on pense aux sophismes de Zénon, démontrant ingénieusement qu’Achille ne rattrapera jamais la tortue. C’est un fait qu’il y a coexistence amicale entre Sartre et les communistes et rien n’autorise Merleau-Ponty à déclarer que ceux-ci ne le comprennent pas : la compréhension n’implique pas l’identification mais seulement l’amitié ; Sartre prouve qu’il comprend les communistes en s’associant à eux, et du fait qu’ils ratifient cette alliance ils le comprennent en retour. Il est vain d’enfermer dans des contradictions formelles une attitude qui se prouve en vivant.

En vérité, pour établir que le choix de Sartre n’obéit qu’à des mobiles subjectifs et que dans la réalité rien ne le justifie, il faudrait que Merleau-Ponty réussisse à prouver que le poids de l’objectivité se trouve du côté de l’a-communisme. Examinons sa démonstration.

 

La guerre de Corée a révélé à Merleau-Ponty ce que les procès de Moscou, le pacte germano-soviétique, les événements de Prague avaient échoué à lui découvrir : la négativité révolutionnaire s’incarne en des hommes vivants, qui existent positivement. Il en résulte que : « La société révolutionnaire a son poids, sa positivité, elle n’est plus l’Autre absolu. » Précipité du point sublime où il s’était transporté en pensée pour attendre une miraculeuse transsubstantiation, Merleau-Ponty conclut alors que : « Les révolutions sont vraies comme mouvements et fausses comme régimes. » Ainsi, dans un poème de Prévert, des savants mécontents des résultats de leurs expériences décident : « Ce sont les lièvres qui sont faux. »

Non, dira Merleau-Ponty : il ne s’agit pas ici d’une déception subjective mais d’une contradiction inhérente au processus révolutionnaire ; au mieux, le régime qu’il instaure est relativement justifiable ; or : « Le propre d’une révolution est de se croire absolue. » En effet, dit-il : « On ne tue pas pour un progrès relatif. » Qui donc entreprendrait de faire une révolution sans la conviction de créer une société autre « parce qu’elle est le bien » ? Eh bien ! précisément, les révolutionnaires. Merleau-Ponty qui objectait au pseudo-Sartre que nos intentions ne visent pas des significations closes, ni nos volontés des objectifs arrêtés, semble cependant supposer que l’entreprise révolutionnaire est précédée par une délibération où l’idée de bien absolu emporterait la décision. L’Histoire lui montre pourtant que les révolutions jaillissent sans se soucier de garantir d’avance leur justification ; ce qu’on trouve à leur origine, ce n’est pas la promesse d’une Cité du soleil, mais les plus modestes des revendications. Quand on ferma en 48 les ateliers nationaux, les ouvriers descendirent dans la rue ; ils tuèrent et se firent tuer non pour le progrès absolu ou relatif, mais pour du travail et du pain ; on tue par faim, par colère, par désespoir, on tue pour vivre ; l’enjeu est infini, puisque c’est la vie même avec l’infini de ses possibilités : mais jamais il ne prend la figure positive et utopique d’une société paradisiaque. Si Merleau-Ponty suppose le contraire, c’est qu’il ignore les situations d’urgence ; ni le mot ni l’idée de besoin n’apparaissent dans ses analyses ; de l’urgence surgit un absolu, qui est celui de la révolte et du refus et qui ne laisse pas au révolutionnaire le loisir de dresser des bilans. Dans la paix du cabinet, Merleau-Ponty peut se dire que si la révolution ne réalise pas le Bien absolu, le jeu n’en vaut pas la chandelle ; mais c’est lui seul qui parle ; les révolutions ne trahissent donc que ses rêves, et non elles-mêmes.

En tout cas, dira-t-il, pour qui la pense du dehors, la révolution n’a plus droit à un préjugé favorable. Le progrès relatif qu’elle est susceptible d’accomplir pourrait être acquis par d’autres chemins. Et voilà Merleau-Ponty qui découvre avec une surprenante naïveté le réformisme. « La question est de savoir s’il n’y a pas plus d’avenir dans un régime qui ne prétend pas refaire l’Histoire par la base mais seulement la changer. » Merleau-Ponty semble croire que les révolutionnaires sont des gens qui ignorent la question : alors qu’ils l’ont résolue par la négative. Ils jugent avec Marx qu’un avenir délivré de l’exploitation ne peut se créer que si on attaque l’exploitation à sa racine : et c’est cet avenir-là qu’ils veulent. Poser la question en termes quantitatifs est un non-sens. On touche ici au vice profond d’une pensée qui, feignant de croire à la lutte des classes, néglige résolument d’en tenir compte. Quand Merleau-Ponty décide que le soin de l’a-communisme doit être d’établir des bilans, il commet la faute qu’il impute au pseudo-Sartre : il se situe d’un coup d’aile hors de l’Histoire, il prétend survoler du regard la lutte entre opprimés et oppresseurs, et départager les combattants en mettant le monde en équations. Mais le critère du plus et du moins est impossible à établir dans une société déchirée : ce qui est gain aux yeux des privilégiés est perte pour les opprimés, et inversement. L’idée d’intérêt général est une mystification si éculée qu’on se demande comment les économistes bourgeois osent encore la resservir.

En attendant que l’inventaire soit achevé, Merleau-Ponty se borne à proposer un bilan du régime soviétique : il reprend contre l’URSS le réquisitoire qui traîne dans tous les livres d’Aron et dans les colonnes de L’Aurore ; en particulier, il réédite le slogan machiavélien : la révolution n’est qu’un renouvellement des élites. Il conclut que : « Ce qu’on sait de l’URSS n’est pas suffisant pour prouver que l’intérêt des prolétaires soit dans ce système. » Mais ce qu’on sait de la France suffit-il à prouver que l’intérêt des prolétaires soit dans le maintien de son régime actuel ? Il ne s’agit pas de le maintenir, mais de s’installer en lui pour le changer, répondra Merleau-Ponty. Alors, que vient faire l’URSS dans cette histoire ? Confrontons plutôt l’avenir de la France réformée par l’action consciente de l’Élite, et la France qui naîtrait d’une révolution. La Révolution instaure nécessairement un pouvoir impur, dit Merleau-Ponty ; mais sera-t-il pur celui qui prolongera sans heurt ni violence un état de choses que Merleau-Ponty lui-même qualifie d’injustifiable ? Il se méfie de l’action révolutionnaire parce que : « L’action révolutionnaire est secrète, invérifiable… » L’action qu’il propose est-elle vérifiable ?

C’est ici qu’éclate sa mauvaise foi. Il veut changer l’Histoire en travaillant dans les cadres du régime parlementaire, car le Parlement est la seule institution qui garantisse un minimum d’opposition et de vérité ; il reconnaît pourtant que le jeu démocratique défavorise le prolétariat ; il espère pallier cette contradiction en réclamant qu’à travers le PC, à travers des grèves et des mouvements populaires, la classe ouvrière ait la possibilité de refuser les règles du jeu. Ainsi le nouveau libéralisme « fait entrer dans mon univers même ce qui le conteste ». Ce compromis est d’une révoltante hypocrisie ; ce n’est pas un hasard si le jeu parlementaire se joue au détriment des ouvriers : puisque Merleau-Ponty reconnaît qu’il y a lutte des classes, il sait que la démocratie bourgeoise exerce nécessairement le pouvoir contre le prolétariat ; elle peut s’attacher à camoufler l’injustice, mais elle ne veut pas la supprimer. Les concessions du nouveau libéralisme ne sauraient donc être que des mystifications : tolérés en tant que « menace utile », les mouvements révolutionnaires seront étouffés dès qu’ils paraîtront véritablement dangereux. Il faut que Merleau-Ponty soit bien étourdi pour escompter qu’une classe qui est l’ennemie du prolétariat, si on lui abandonne le soin de refaire l’Histoire, la fera pour lui.

D’où vient donc la confiance que ce régime inspire à Merleau-Ponty ? de ce qu’il admet l’existence d’une opposition. Confondant l’opposition avec la forme qu’elle revêt au Parlement, Merleau-Ponty ne saurait en effet la rencontrer ailleurs que dans le régime parlementaire. Cependant, les reproches qu’il adresse à l’autocritique, telle que l’URSS ou le PC la pratiquent, n’ont pas plus de portée que ceux qu’un alchimiste, un astrologue, quelque mage, pourrait adresser à l’autocritique scientifique. L’édifice scientifique s’est bâti à travers des discussions et des querelles passionnées, par l’élimination d’erreurs, l’invention de nouvelles vérités ; la seule limitation du processus critique qui constitue son histoire même, c’est que jamais il ne se retournait contre l’ensemble du système ; cela ne signifie pas qu’il n’y ait eu des cas individuels intéressants parmi les attardés, égarés, précurseurs, visionnaires, illuminés qui combattaient la science de leur temps : mais ils n’ont eu aucune existence scientifique. Ainsi dans un mouvement ou un régime qui veut bâtir la société sur le mode de l’universel, la critique peut aller extrêmement loin, entraîner des retournements, des métamorphoses de l’erreur en vérité, et inversement : il faut seulement qu’elle s’intègre au travail positif qui est en train de s’accomplir. Quiconque veut réellement que cette construction réussisse acceptera une règle qui ne le prive pas plus de sa liberté que la discipline scientifique n’en dépouille le savant ; et choisir un régime qui est contre le prolétariat, donc qu’en principe on désapprouve, parce qu’il autorise l’opposition, c’est donner à la critique la prééminence sur l’action dont elle ne doit être que la garantie, c’est mettre le plaisir abstrait d’exprimer des opinions avant la volonté de rebâtir concrètement le monde. C’est en outre se désolidariser du prolétariat dont on prétend épouser la cause et dont on sait que l’opposition n’est pas admise par ce Parlement qui concède aux seuls privilégiés le droit de se quereller entre eux.

À vrai dire, l’idée même de choisir pour le prolétariat implique que, malgré ses déclarations, Merleau-Ponty ne croit plus à la lutte des classes, c’est-à-dire qu’il a pris parti pour la bourgeoisie. S’il y a lutte on ne peut rien pour le prolétariat sans le vouloir avec lui. « C’est une question de savoir si pour le prolétariat le communisme vaut ce qu’il coûte », dit Merleau-Ponty ; il entrevoit un dépassement du conflit communisme-capitalisme. « On entrevoit une économie généralisée dont ils seraient des cas particuliers. » Mais le communisme n’est pas seulement un système économique ; il a une dimension humaine : il exprime la volonté de certains hommes qui exigent au premier chef de tenir leur vie entre leurs propres mains au lieu de subir le destin que les élites leur imposent. Décider de faire leur bonheur malgré eux c’est perpétuer l’oppression. La lutte des classes implique qu’on ne peut englober la volonté des exploiteurs et celle des exploités dans aucune économie, si généralisée soit-elle.

Être pour les prolétaires, ce n’est pas saluer à distance leur misère et passer outre : c’est prendre au sérieux leurs volontés. Merleau-Ponty se range de façon décisive du côté des chiens de garde de la bourgeoisie du moment où il ne regarde plus le communisme comme une réalité vivante, enracinée dans le besoin et la révolte de la classe exploitée, mais comme un jeu de l’imagination. Le communisme devient chez lui l’utopie qu’il est chez Aron et chez tous les penseurs bourgeois. Alors le monde existant, malgré ses tares qui le rendent injustifiable, entraîne un préjugé favorable. Il est significatif que Merleau-Ponty réédite contre le communisme l’objection qu’on opposait jadis au pari de Pascal : « Une éternité de bonheur imaginaire ne saurait balancer un instant de vie. » C’est insinuer que les prolétaires ont à choisir entre une plénitude, minime sans doute, mais réelle, et le vide d’un songe creux. Alors qu’il s’agit pour eux de s’arracher à tout prix à une condition qui, Merleau-Ponty le reconnaît plus loin, ne leur permet pas de vivre. Somme toute, Merleau-Ponty retrouve ici la plate prudence des conservateurs : « On sait ce qu’on perd : on ne sait pas ce qu’on va trouver. » Cela signifie qu’il s’identifie à ceux qui ont quelque chose à perdre, à ceux pour qui le bilan de cette société-ci est positif : bref, aux privilégiés. Il a découvert en effet que les sociétés injustifiables n’en possèdent pas moins une valeur. Ou bien il reprend simplement ici l’idée de Marx et d’Engels, qui ouvrent le Manifeste du parti communiste par un éloge du capitalisme : la valeur d’une société se définit dialectiquement par les possibilités de dépassement d’elle-même qu’elle renferme, et elle ne se propose que pour être dépassée, comme le veut le communisme. Ou bien il décide avec Malraux et autres champions de la civilisation occidentale qu’on peut préférer des valeurs aux hommes. La pensée analytique du bourgeois cantonne l’oppression dans un secteur de la société, et admet que ce mal singulier puisse composer avec d’autres biens. La pensée synthétique de Marx, comme celle de Sartre, considère que l’exploitation pervertit la société dans sa totalité : elle mesure les valeurs à la lumière de l’oppression ; c’est ce que signifie chez Sartre l’appel — si mal compris par Merleau-Ponty — au regard du plus défavorisé. Pour celui-ci, toutes les valeurs sont affectées d’un signe négatif, elles n’existent qu’en se refusant à lui : chaque nouvelle conquête humaine en tombant hors de la classe exploitée agrandit le gouffre de son dénuement. Quand on a pris parti pour les prolétaires, loin de justifier les sociétés injustifiables, les valeurs qu’elles enferment ne font que les rendre plus injustifiables encore. On regrette de devoir rappeler ces vérités élémentaires à Merleau-Ponty qui écrivait si justement dans Humanisme et Terreur : « Une société vaut ce que valent en elle les relations de l’homme avec l’homme. » Aujourd’hui, il faut qu’il se résolve à déclarer avec Aron que la lutte des classes est une notion périmée ou, tendant la main à M. Jules Romains, qu’il se rallie franchement au mépris des masses et à la morale de l’Élite qui ont cours chez nos penseurs occidentaux. Mais c’est la plus éhontée des mascarades que d’écrire : « Une histoire où le prolétariat n’est rien n’est pas une histoire humaine », et d’adhérer au régime qui réduit les prolétaires à rien.

 

Comment expliquer les énormes inconséquences que nous rencontrons chez Merleau-Ponty tant sur le plan philosophique que sur le plan politique ? Ce qui ressort des Aventures de la Dialectique c’est d’abord qu’il a été victime du vieil idéalisme traditionnel chez les universitaires français. L’un d’eux écrivait à propos de la guerre de 1914 qu’elle était « la lutte de Descartes contre Kant ». Ainsi, Merleau-Ponty voit dans la guerre de Corée une confrontation du marxisme et du stalinisme : les Coréens dans cette affaire comptent pour zéro. Il se demande si oui ou non le prolétariat est à lui seul la dialectique : quant aux prolétaires, il ne s’en occupe jamais. La révolution, pour lui, « c’est la critique au pouvoir » ; les changements que les révolutions concrètes entraînent dans la condition concrète des hommes, il ne leur accorde aucune importance. Revenant aux âges pré-kantiens de la philosophie, il fabrique des antinomies de concepts dont il s’autorise pour nier la vérité vivante du monde : ainsi, les notions de critique et de pouvoir s’excluent, donc il faut condamner comme mensongères les révolutions ; ou au contraire il bâtit des synthèses idéales qu’il confond avec des solutions concrètes : si une économie généralisée englobe communisme et capitalisme, voilà les communistes et les capitalistes réconciliés ! Définissant un libéralisme qui enveloppe ce qui le conteste, il va jusqu’à affirmer que les nouveaux libéraux respecteront réellement les mouvements révolutionnaires : par des procédés analogues, saint Anselme prouvait jadis l’existence de Dieu.

Il semble que ce soit cette prééminence accordée à l’Idée sur les hommes concrets qui explique le retournement de Merleau-Ponty. La révolution l’a séduit tant qu’il a vu en elle une vérité déjà présente et dont la révélation était proche. On sent à travers son livre la nostalgie d’un âge d’or de la révolution, qui ne se situe ni dans la réalité des choses ni dans le marxisme qui serre de près cette réalité, mais seulement dans la vie intérieure de Merleau-Ponty : alors le prolétaire était à la fois « puissance et valeur », il détenait une mission, au sens sacré du mot. Merleau-Ponty dit qu’à présent il faut « séculariser » le communisme, ce qui signifie donc qu’il l’avait sacralisé : s’il n’est plus ce que les anticommunistes prétendent, une religion, Merleau-Ponty, déçu, décide de n’y plus voir qu’une utopie. Lui qui défendait contre le pseudo-Sartre les droits du probable, voilà que le probabilisme le mène à l’agnosticisme ; si la révolution comporte un peut-être au lieu d’être une radieuse certitude, si elle se donne comme à faire et non comme une vérité déjà faite, Merleau-Ponty accuse ceux qui la veulent de prétendre la créer ex nihilo : il ne voit pas d’intermédiaire entre l’affirmation triomphante et le doute absolu. N’étant plus assuré d’une proche apothéose, il mise sur la défaite. C’est ici que politiquement il est aux antipodes de Sartre. Pour Sartre, la vérité de la révolution, ce n’est pas un triomphe proche ou lointain, c’est au premier chef la lutte des classes telle qu’elle existe aujourd’hui. Cette lutte vise l’avenir, mais au présent : au présent, il faut s’allier aux exploités contre l’exploitation, refuser qu’ils fassent les frais de ce capitalisme aménagé que la classe au pouvoir se plaît à regarder comme une panacée. Si le combat est difficile et douteux, Sartre ne pense pas que ce soit une raison pour se jeter dans le camp adverse : au contraire, c’est alors que son concours lui paraît exigé.

L’humeur de Merleau-Ponty, touchant le communisme, semble donc refléter la rancune d’une âme religieuse contre un monde trop humain. Par là s’explique en partie son irritation envers Sartre dont le chemin a été l’inverse du sien. Sa construction a priori du pseudo-sartrisme n’en reste pas moins surprenante. Il est vrai que Merleau-Ponty n’a jamais compris Sartre. Déjà dans La Phénoménologie de la Perception, il niait froidement toute la phénoménologie sartrienne de la liberté engagée. En admettant que la conciliation de l’ontologie et de la phénoménologie de Sartre soulève des difficultés174, on n’a pas le droit de lui arracher des mains un « des deux bouts de la chaîne », pour parler comme Merleau-Ponty ; et cette violence est encore plus scandaleuse aujourd’hui qu’il y a dix ans, car à travers le développement de son œuvre Sartre a insisté de plus en plus sur le caractère engagé de la liberté, sur la facticité du monde, l’incarnation de la conscience, la continuité du temps vécu, le caractère totalitaire de toute vie. Merleau-Ponty n’ignore pourtant pas les livres de Sartre : quand il répond au pseudo-Sartre, il exprime à l’ordinaire les idées de Sartre même, et dans des termes qui sont des réminiscences de ceux dont celui-ci s’était servi : on en a vu maints exemples. Peut-être les pensées qu’il a en commun avec Sartre lui paraissent-elles si exclusivement siennes qu’il est amené pour en revendiquer l’originalité à inventer un sartrisme qui serait un contre-Merleau-pontysme : la méthode est paresseuse et peu honnête. On le féliciterait de créer une philosophie qui dépasse les difficultés du sartrisme : elles ne l’autorisent pas à mutiler celui-ci. Il n’est pas non plus très honnête de se servir du pseudo-Sartre pour écrire en creux et sans se compromettre une apologie de l’a-communiste. Plutôt que de nous expliquer clairement comment l’a-communiste « entre dans le monde » et le « prend en charge », Merleau-Ponty en suggère négativement la flatteuse image. Si l’action consciente et délibérée n’est qu’un rêve, si en se souciant d’autrui on ne fait que penser à soi, si c’est le comble du narcissisme que de s’allier au prolétariat, alors il suffit de rêver pour être un homme d’action, l’abstention et l’égoïsme deviennent la manière la plus efficace de servir les hommes : on comprend que ces insinuations enchantent Le Figaro et M. Jacques Laurent.

Il paraît que les périodes de régression que traversent les enfants servent à leur développement ; peut-être ont-elles aussi leur utilité dans une vie d’adulte : souhaitons que Les Aventures de la Dialectique n’aient pas une signification plus définitive. Fâché d’avoir pris trop longtemps Kant pour Marx, Merleau-Ponty a cru arranger les choses en prenant Sartre pour Kant : sans doute finira-t-il par rendre à chacun la place qui lui revient. Il craint que Sartre ne renonce à dévoiler sans réussir à agir. Mais si Merleau-Ponty ne s’avise pas que l’affirmation pure entraîne la même folie que l’action pure, nous aurons à déplorer qu’il ait renoncé à agir sans parvenir à dévoiler.


1.  « Le but de cet article est de déclarer mon accord avec les communistes sur des sujets précis et limités. » « Je cherche à comprendre ce qui se passe en France, aujourd’hui, sous mes yeux. »

2 Les Aventures de la Dialectique.

3 L’Être et le Néant.

4 Ibid.

5 Ibid.

6 Les Aventures de la Dialectique.

7 L’Imaginaire.

8 Les Aventures de la Dialectique.

9 L’Être et le Néant.

10 Les Aventures de la Dialectique.

11 Ibid.

12 L’Être et le Néant.

13 L’Être et le Néant.

14 Situations, II.

15 Les Aventures de la Dialectique.

16 Ibid.

17 L’Être et le Néant.

18 Les Aventures de la Dialectique.

19 Saint Genet.

20 Les Aventures de la Dialectique.

21 Ibid.

22 Ibid.

23 L’Être et le Néant.

24 Les Aventures de la Dialectique.

25 Saint Genet.

26 « Réponse à Claude Lefort », Les Temps modernes, no 89, avril 1953, p. 1605.

27 Les Aventures de la Dialectique.

28 Ibid.

29 L’Être et le Néant.

30 Ibid.

31 Ibid.

32 Saint Genet.

33 L’Être et le Néant.

34 Ibid.

35 Les Aventures de la Dialectique.

36 « Réponse à Claude Lefort », p. 1581.

37 Les Aventures de la Dialectique.

38 Ibid.

39 Ibid.

40 Ibid.

41 L’Être et le Néant.

42 Les Aventures de la Dialectique.

43 Ibid.

44 L’Être et le Néant.

45 Les Aventures de la Dialectique.

46 Situations, II.

47 Ibid.

48 Situations, I.

49 Situations, II.

50 Les Aventures de la Dialectique.

51 Saint Genet.

52 Les Aventures de la Dialectique.

53 Ibid.

54 Ibid.

55 Ibid.

56 Ibid.

57 Ibid.

58 Ibid.

59 Les Communistes et la Paix.

60 « Réponse à Claude Lefort », art. cit., p. 1588.

61 Henri Martin.

62 Les Aventures de la Dialectique.

63 Ibid.

64 Ibid.

65 Ibid.

66 L’Être et le Néant.

67 Les Temps modernes, no 82, p. 353.

68 L’Être et le Néant.

69 Les Aventures de la Dialectique.

70 Ibid.

71 Saint Genet.

72 Les Communistes et la Paix.

73 Saint Genet.

74 Les Communistes et la Paix.

75 « Réponse à Claude Lefort », art. cit., p. 1606.

76 Les Communistes et la Paix.

77 Les Aventures de la Dialectique.

78 Ce qui rend la mauvaise foi de Merleau-Ponty encore plus éclatante, c’est qu’il a écrit ces lignes dans cette dernière partie de son essai, où, selon Merleau-Ponty même, il n’adopte pas le point de vue de l’instant. Voir Les Communistes et la Paix, .

79 Les Aventures de la Dialectique.

80 Les Communistes et la Paix.

81 Les Aventures de la Dialectique.

82 Ibid.

83 Ibid.

84 Ibid.

85 « Réponse à Albert Camus », p. 352.

86 « Réponse à Claude Lefort », art. cit., p. 1596.

87 « Réponse à Claude Lefort », art. cit., p. 1576. Le contexte montre clairement que cette dialectique est tenue ici pour valable.

88 « Réponse à Claude Lefort », art. cit., p. 1609.

89 « Réponse à Claude Lefort », art. cit., p. 1605.

90 « Réponse à Claude Lefort », art. cit., p. 1606.

91 Les Communistes et la Paix.

92 Les Aventures de la Dialectique.

93 Ibid.

94 Ibid.

95 Ibid.

96 L’Être et le Néant.

97 Ibid.

98 Saint Genet.

99 Ibid.

100 L’Être et le Néant.

101 Les Aventures de la Dialectique.

102 Ibid. Comment Sartre reviendrait-il à une philosophie qui, de l’aveu de Merleau-Ponty, n’a précisément jamais été la sienne ?

103 Ibid.

104 Ibid.

105 Par crainte qu’on utilise ici le procédé de la sursignification, il faut préciser : ce rien n’est rien que par rapport au monde bourgeois des valeurs et du mérite ; mais cette absence se double de la présence bien concrète d’un besoin. Sartre est tout proche ici de la formule marxiste : « Le besoin d’une chose est à lui-même la raison suffisante de sa satisfaction. »

106 Les Communistes et la Paix.

107 Ibid.

108 Ibid.

109 Les Aventures de la Dialectique.

110 Ibid.

111 Ibid.

112 Ibid.

113 Ibid.

114 Les Communistes et la Paix.

115 Ibid.

116 Ibid.

117 Les Aventures de la Dialectique.

118 Les Communistes et la Paix.

119 Ibid.

120 Les Aventures de la Dialectique.

121 Ibid.

122 Ibid.

123 Ibid.

124 Ibid.

125 Les Communistes et la Paix.

126 Ibid.

127 Ibid.

128 « Réponse à Claude Lefort », art. cit., p. 1607.

129 Les Communistes et la Paix.

130 Ibid.

131 Ibid.

132 Les Aventures de la Dialectique.

133 Les Communistes et la Paix.

134 Ibid.

135 Les Aventures de la Dialectique.

136 Les Communistes et la Paix.

137 « Réponse à Claude Lefort », art. cit., p. 1623.

138 Les Aventures de la Dialectique.

139 « Réponse à Claude Lefort », art. cit., p. 1611.

140 Les Communistes et la Paix.

141 Ibid.

142 Ibid.

143 Ibid.

144 Les Aventures de la Dialectique.

145 Ibid.

146 Ibid.

147 Les Communistes et la Paix.

148 « Réponse à Claude Lefort », art. cit., p. 1589.

149 Les Aventures de la Dialectique.

150 Les Communistes et la Paix.

151 Ibid.

152 Ibid.

153 Ibid.

154 Les Aventures de la Dialectique.

155 « Réponse à Claude Lefort », art. cit., p. 1609.

156 Les Aventures de la Dialectique.

157 Les Communistes et la Paix.

158 Les Aventures de la Dialectique.

159 Les Communistes et la Paix.

160 Ibid.

161 Les Aventures de la Dialectique.

162 Les Communistes et la Paix.

163 Les Aventures de la Dialectique.

164 Ibid.

165 Ibid.

166 Les Communistes et la Paix.

167 Les Aventures de la Dialectique.

168 Ibid.

169 Ibid.

170 Ibid.

171 Ibid.

172 Ibid.

173 Ibid.

174 Merleau-Ponty sait parfaitement que Sartre prépare un ouvrage de philosophie qui attaque de front la question.