Calcul de risque et gestion de crise

– Ben, c’est fermé ?

La porte automatique ne bouge pas d’un iota. Grégoire et Samia s’agitent sous l’œilleton de la cellule qui devrait détecter leur présence, mais l’entrée principale reste bloquée. Au-delà des vitres blindées, derrière les barrières, les prostituées s’échauffent. L’une d’entre elles a déclenché une balise de détresse, un nuage de fumigènes roses les enveloppe, ombres chinoises électrisées, elles n’ont presque plus de visages.

Grégoire se retourne vers la brigadière responsable de l’accueil, l’air interrogateur.

– Désolée, lance-t-elle depuis son comptoir, ce sont les consignes.

– Ah, je comprends, dit-il en regardant un premier œuf éclater contre les vitres. Mais vous nous ouvrez, s’il vous plaît ?

La brigadière reste imperturbable.

Avec diplomatie, il reformule sa demande et évoque les ordres de Maubeuge : recevoir une représentante, écouter ses doléances et mettre fin au plus tôt à ce désordre. Elle l’a écouté, mais ne bouge toujours pas.

Grégoire lève un peu les mains en les écartant, l’air de dire : « Donc… »

– Je suis désolée, s’obstine-t-elle, je n’ai quand même pas le droit d’ouvrir.

– Nous devons sortir quelques instants. Vous nous ouvrez, nous allons chercher une personne, et dès que nous revenons, vous nous laissez entrer à trois, proteste Samia.

– Non, dit la brigadière calmement mais fermement, vous ne pouvez pas sortir par là, donc vous n’allez pas non plus revenir par là.

– Mais enfin, elles ne se ruent pas contre les vitres comme des zombies. Elles sont derrière les barrières, il y a deux gardiens de la paix entre elles et la porte, on ne risque rien.

– J’ai reçu des consignes, je les respecte.

– Vous voyez bien qu’on ne va pas se faire lyncher, ajoute Grégoire.

– Ce n’est pas mon boulot d’estimer les risques, et si je peux me permettre, ce n’est pas le vôtre non plus. Si la hiérarchie dit qu’il faut fermer, je ferme.

Samia coule un regard dépité en direction de Grégoire.

– Je veux bien faire le tour par les sous-sols, mais c’est contrevenir aux règles de sécurité, il y a plus de danger.

– Ah ! s’exclame la brigadière, vous voyez qu’il y a danger !

– Non, je parle de la débil…

Elle s’interrompt avant de prononcer « débilité de la solution », à moins que ce ne soit « absurdité de la situation ».

– Bon, tempère Grégoire, ça ne sert à rien de discuter, viens, on va faire autrement.

– On marche sur la tête ! dit Samia.

– C’est comme ça dans la police, dit Grégoire en s’adressant à elle. « Le p’tit doigt sur la couture », et plus personne ne prend ses responsabilités.

Ils sont presque rendus devant les ascenseurs quand la brigadière s’écrie :

– Moi, j’ai pris mes responsabilités, au contraire. Vous croyez que c’est facile de dire non à un supérieur ? Je vous ai protégés malgré vous.

– Mais merde, s’exclame Grégoire en faisant volte-face, on n’est pas des pédés ! Il ne s’agit pas de laisser entrer une équipe de braqueurs ! On veut aller à la rencontre des filles qui manifestent, qui nous connaissent, leur dire poliment bonjour, faire passer leur cheffe par l’accueil avant de parlementer avec elle ! Vous pensiez qu’on allait prendre le thé ?

– Qu’est-ce que vous venez de dire ?

– Que c’est une affaire de deux minutes !

– Non, vous venez de dire « on n’est pas des pédés ». Ça vous gêne, les homosexuels ? Vous avez un problème avec ça ?

Grégoire regarde Samia, l’air de dire « C’est une blague ? ».

– Mais enfin, je n’ai pas parlé de pédés, bon, pardon, d’homos. J’ai juste dit que ça va, on en a vu d’autres, ce n’est pas ça qui va nous faire peur, dit-il avec un grand geste, désignant la vitre derrière laquelle on ne discerne plus grand-chose. Je n’ai rien contre les homos.

– Parce que pour vous, être homosexuel, c’est être faible ?

– Mais pas du tout !

– James Dean était gay, Gareth Thomas aussi, tout comme Orlando Cruz ou Ian Thorpe. Vous iriez dire à un rugbyman gallois, un boxeur porto-ricain et au plus grand nageur de tous les temps que ce sont des lavettes ?

– Et vous, vous êtes sûre qu’on peut dire « lavette » ?

Ça fait sourire Samia, mais devant l’expression de la brigadière, elle se recompose en vitesse un air sérieux.

– Bon, on ne va pas en faire un fromage, dit Grégoire en espérant qu’elle ne soit pas fille de fromager. Je m’excuse. Vous avez raison, c’est nul, cette expression, je n’aurais pas dû perpétuer le…

Il cherche le terme qu’emploierait Elsa, sa fille, mais malheureusement elle n’est pas là pour le lui souffler. Pour sa défense, elle aurait plaidé auprès de la brigadière que, certes, il est un peu lourdingue parfois, mais que lui aussi voue une admiration sans bornes aux grands sportifs.

– Enfin bref, je ne le dirai plus.

Grégoire attend un signe de conciliation, mais son attitude semble enflammer plus encore la colère de celle qui campe sur ses deux jambes et le toise. Qu’est-ce qu’elle attend ? Qu’est-ce qu’elle voudrait lui faire dire ? Pourquoi s’excuserait-il ? La colère le prend aussi, et il ne peut s’empêcher d’ajouter, d’une traite :

– Bon, la prochaine fois que je souhaiterai sortir du commissariat, je réfléchirai à toutes les interactions qui m’attendent sur le trajet, je préparerai mes mots et éventuelles déclarations, histoire de les faire valider préalablement, et si je dois à nouveau faire passer l’idée saugrenue que, dans la police, on est fort et qu’on ne craint personne, je dirai « on n’est pas des licornes ! ».