Rehausser les standards

« Les cons », repense-t-il en prenant son petit déjeuner.

« Les cons », répète-t-il dans le métro.

« Les cons », marmonne-t-il en arrivant dans le service.

Les locaux sont déserts. Où sont-ils passés ? se demande-t-il en déposant ses affaires sur son bureau.

– Salut, chef, dit Yohan en passant devant sa porte, j’suis pas le seul en retard, je vois.

Comme Grégoire semble ne pas savoir de quoi il parle, Yohan dit d’un ton amusé :

– Maubeuge nous a tous convoqués, tu te souviens ? Nous sommes attendus en réunion.

Grégoire se tape le front de la main.

– Les autres nous attendent dans le bureau d’à côté, dit Yohan.

Effectivement, Samia patiente en compagnie d’Ève, d’André et de Victor.

– On y va ? dit-il l’air de rien.

La bleusaille échange un regard incrédule : il ne va pas leur parler du mouton ? Samia n’est pas dupe.

– Mouais… dit-elle en prenant sa veste.

Grégoire ouvre la marche, silencieux, les autres en file indienne. Ils s’entassent dans l’ascenseur. Les portes se referment sur eux.

– Ça fait plaisir de vous voir me suivre comme des moutons, lâche-t-il en appuyant sur le bouton.

Tout le monde éclate de rire.

– C’est pas trop tôt ! s’exclame Yohan.

– On se demandait combien de temps tu allais tenir, renchérit Victor.

– Bon, mais j’en fais quoi de cette bête, moi ?

– Eh ben, tu apprends le…

Yohan se tourne vers Ève :

– C’était quoi, déjà ?

– La conception leibnizienne du bonheur, récite Victor.

– De quoi vous parlez ? demande Grégoire. Je croyais que ce mouton, c’était juste une allusion à mes envies de Terres australes.

– Tu sais bien qu’avec Ève, rien n’est jamais « juste » ce qu’on croit, dit Victor affectueusement.

– Et qu’est-ce qu’il dit, Leibniz ?

Les portes de l’ascenseur s’ouvrent.

– Ben déjà, explique Ève, il ne dit rien sur le bonheur, mais il dit que tout ce qui nous arrive est bien, que même le mal, la douleur, l’inquiétude, le pire participent de l’harmonie du monde.

– Quel rapport avec mon mouton ?

– Une leçon de vie. Ce qu’on peut comprendre chez Leibniz, c’est que le bonheur n’est pas à atteindre. Il est déjà là, comme l’harmonie est générale. Qu’il se manifeste sous la forme d’un mouton surprise ou sous une autre forme…

– Il est dans le pré ! s’exclame Yohan.

– Exactement, sourit Ève.

Grégoire secoue la tête :

– Enfin là, il est plutôt dans le jardinet.

Ils se dépêchent, la salle de réunion est déjà pleine.

Sur l’estrade, devant les effectifs, Maubeuge est en train de conclure son discours. Il les foudroie du regard en les voyant se faufiler au fond, contre le mur.

– … donc on n’a pas le choix, assène le patron, ce label, il nous le faut.

Le silence s’installe un instant. Grégoire entend les cerveaux assimiler ce qui vient de leur être demandé.

– Mais c’est pour tous les personnels ? ose formuler l’un des agents.

– Évidemment que c’est pour tous les personnels, s’agace Maubeuge d’un ton dangereusement maîtrisé.

– On parle de quoi ? chuchote Grégoire à son voisin.

– D’une formation obligatoire. À la fin, il y a un test à passer.

– Désolé, patron, mais je n’ai pas bien saisi de quoi il retourne en fait ? demande Victor.

– Fayot, souffle André.

– La formation en ligne « Diversité et égalité professionnelle », dit le patron, excédé, vise à sensibiliser tous les personnels à l’ensemble des actions mises en œuvre par le ministère pour assurer l’égalité de traitement. C’est une boîte à outils. Des outils à employer au quotidien, dans l’accueil de tous les publics. Après deux heures de formation, vous passerez le test, et votre certificat vous sera attribué. Nous devons tous nous mobiliser. De votre réussite dépendra l’obtention du label par le service. Je ne doute pas qu’on nous trouvera exemplaires.

Maubeuge est satisfait. Il aura mis les troupes dans une bonne disposition d’esprit, il n’a plus qu’à leur annoncer que leur code d’accès personnel à la plateforme les attend dans leur boîte mail.

André lève la main. Le patron lui donne la parole à regret.

– Mais pardon, ça va servir à quoi ?

– Qu’est-ce que vous ne comprenez pas dans le mot « label » ?

– Non, désolé, ça j’avais compris, mais après, dans la vie de tous les jours…

– Ça va servir à ce qu’on soit moins cons devant un Noir, un Arabe, un homo, une lesbienne, un trans, quoi d’autre ? dit Yohan tout haut en décidant d’éclairer son partenaire sans circonvolutions. 

Dans la salle, on entend quelques soupirs exaspérés, le mot « hypocrisie » fuse d’un coin, la masse attend encore un mot du patron.

– « Le label décerné à chaque commissariat récompensera l’ensemble des actions mises en œuvre par les équipes, suivant les préconisations du ministère, pour assurer l’égalité… »

C’est Samia qui s’est mise debout et lit à haute voix sur son téléphone :

– « … prendre en compte et promouvoir la diversité, lutter contre toutes les formes de discrimination, à l’égard de ses agents comme en direction de la population qu’il protège. »

Elle parcourt la salle du regard :

– Voilà à quoi ça va nous servir. Comme le disait Yohan, c’est pour qu’on soit moins cons avec les autres et entre nous.

– Va y avoir du boulot ! lance quelqu’un.

On rigole dans les rangs, Samia comprise, qui se rassoit.

Serait-il de ces cons ? Grégoire songe à l’instant que, hier, il ne s’est pas si mal rattrapé, et surtout il a su dire ce qu’il avait à dire à la policière de l’accueil.

– C’est bon, le message est passé ? dit Maubeuge. Tout le monde doit avoir réussi le test dans la semaine qui vient. Bonne journée, messieurs ! Enfin, messieurs-dames…

Samia se tourne vers Ève et échange avec elle un clin d’œil complice. Spontanément pour le patron, le monde est incomplet, et c’est là que tout est pour le mieux.

– C’était quand, déjà, l’entrée des femmes dans la police ? lui lance Samia, ironique.

– Je dirais 1935, répond Ève, sous la pression des féministes réformistes qui savaient donner de la voix, mais seulement à Paris.

– Ça fait presque neuf décennies, et ce n’est toujours pas gagné…

Maubeuge fait un signe à Grégoire, dans le bruit des chaises bousculées, alors qu’on se lève. Il va sûrement l’engueuler pour son retard à la réunion. Lui qui est toujours si ponctuel, il a fallu que ça tombe aujourd’hui !

Il a traversé la salle et se tient devant le patron.

– On en est où, de cette histoire de prostituées en colère ? attaque Maubeuge.

– Une Nigériane doit nous brancher avec la tête du réseau. Nous devrions la rencontrer très vite.

– Ouais, donc rien n’a bougé depuis hier.

Grégoire ne cherche pas à le contredire. Maubeuge se fiche pas mal qu’il ait réduit la pile de dossiers dans sa bannette « urgent » avant de rentrer chez lui hier soir.

– Ça ne va pas arranger votre situation !

– Quelle situation ?

Maubeuge croise les bras, faussement contrarié. Il temporise, ménage son effet :

– Connaissez-vous les vingt-cinq critères de discrimination ?

Grégoire ne comprend pas où il veut en venir.

– C’est une question qui vous sera posée dans le test. Ce serait bien que vous le passiez haut la main.

– Euh, oui, bien sûr…

– Je vais réviser avec vous pour m’en assurer. Il y a l’âge, le handicap, l’appartenance à une ethnie, l’apparence physique…

– OK, OK, mais quel rapport avec moi ?

Maubeuge ne semble pas l’entendre. Il poursuit l’énumération des critères :

– Mais il y a surtout le sexe, l’identité de genre, l’orientation sexuelle, les mœurs… Et là, vous faites un strike !

Il a haussé la voix. La salle n’est pas encore complètement vide. Ceux qui s’en vont jettent un regard dans leur direction. 

– En ce moment, dans mon bureau, de toutes les emmerdes que j’ai à traiter, vous savez laquelle me brûle les mains ? La déposition d’une brigadière de police. Qui coche un maximum de critères de discrimination. Celle à qui vous auriez dit, je cite : « On n’est pas des pédés. » C’est exact ?

Grégoire n’accuse pas le coup. Il voudrait embrayer aussitôt, comme si les éléments de justification qu’il pourrait fournir allaient réparer l’affaire, mais il n’en a pas le temps.

– Moi, quand je veux accélérer les choses, je dis « On se bouge, là », « Magnez-vous ! » ou « On ne va pas y passer la journée ! ». Et quand il le faut, j’aime dire « Sortez-vous les doigts du cul ! », parce qu’elle est riche, notre langue française. Et pleine de nuances, contrairement à ce que vous avez exprimé.

– J’essayais de motiver la brigadière qui ne voulait pas nous… bafouille Grégoire.

– Vous motivez les gens en prenant les homos pour têtes de Turc ? l’interrompt Maubeuge.

– C’est aussi une discrimination de parler des Turcs ?

Le patron marque une pause.

– Mais comment pouvez-vous faire de l’humour alors qu’une plainte interne a été déposée contre vous ?