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Good afternoon, excuse me because of the disturbance, do you know Abigail Lizotte, par hasard… ? Coincé entre une roue arrière et une pile de pneus défectueux, Joseph regrette de s’être paré de sa plus belle chemise. La tache de cambouis qu’il n’a pu éviter sur son pantalon le contrarie déjà suffisamment. Quelle idée aussi de s’habiller comme pour se rendre à la messe ? Il cherchera un flacon de détachant dans les placards de la maison d’hôtes en rentrant ce soir. Cela dit, vu l’état dans lequel les globe-trotteurs ont laissé la cuisine ce matin, il doute qu’ils soient du genre à se déplacer avec du K2R dans leurs valises. Ou alors pour le sniffer, à l’ancienne ? Il leur posera tout de même la question. Dans le pire des cas, sa requête amusera les jeunes gens et contribuera à la bonne ambiance. Il n’a rien contre l’humeur festive de ses voisins. D’ailleurs, il aurait été plus avisé de se relever à trois heures du matin, afin de s’envoyer un godet avec eux, ou tant qu’à faire la bouteille, au lieu de courir après le sommeil au beau milieu du tapage nocturne. De toute façon, il savait qu’avec le décalage horaire sa nuit allait ressembler à un gros morceau d’emmental (le gruyère n’a pas de trou, il se tue à le répéter) : beaucoup d’air et un goût salé au réveil.

Devant lui, le vendeur de cycles se tient voûté sur sa bécane. Il a dû se faire plaquer la veille, ou sa maison a brûlé. À moins que son visage n’ait jamais eu l’habitude de sourire. Who ? aboie l’antipathique, sans cesser de s’échiner sur un dérailleur arrière avec une clé de 5. Miss Lizotte… Abiga…, balbutie Joseph, décontenancé. She work in a shopping of bikes… that you renting when it is the holidays… I look for the girl. Le marchand de vélos ne lève même pas les yeux. Sa bouche remue à peine. No bicycle rentals here. Just sales and repairs. Il jette les mots par terre, tels des crachats, et le Flottemanvillais hésite en retour à lui envoyer un bourre-pif, avant d’opter sagement pour un volte-face silencieux.

Bichon n’a jamais eu le goût des coups de poing dans la gueule. Doté d’un physique dissuasif, il a toujours pu se permettre de laisser aux autres le bonheur de commencer les bagarres. Quand il était adolescent, c’est Gaby qui s’y collait. Il fallait voir comme son copain cherchait les crosses, guettant le moment où l’on passerait enfin à l’action pour dégommer de l’arcade et broyer, si besoin, les figues un peu plus bas. Il n’était pas vraiment costaud d’ailleurs, mais nerveux, vindicatif, monté sur ressorts. Contrairement à son camarade, que tous au village avaient envie de se prendre en ration, on évitait de se payer la tronche du gars Lecerf, qui dispensait ses corrections au compte-gouttes et forçait naturellement le respect. Ces choses-là ne s’expliquent pas, question de carrure, de fluides, on naît avec ou pas. Joseph appartient à la catégorie de ceux qui peuvent se dispenser de démonstrations. Inutile de monter sur le ring, quand votre réputation vous précède. Jusqu’à aujourd’hui, sa placidité et son air de dire ne me faites pas trop chier quand même ont suffi à le positionner en maître du jeu.

De nouveau sur le trottoir, le détective amateur consulte le plan de l’office de tourisme, promenant son large index le long de la carte, à la recherche de sa mère porteuse. La vue brouillée par la fatigue et le mauvais état de son cristallin, il se résout à chausser ses lunettes. Tu ne devrais pas faire tant de mines, s’agaçait Marie-France, on en est tous là, tu t’attaches un cordon autour du cou et tu arrêtes ta danse, à remettre tes binocles, les enlever, les égarer sans cesse, à quoi ça rime ? Il déteste que la vieillesse le tienne en laisse. Pourquoi n’aurait-il pas droit à sa petite coquetterie ? Ses verres progressifs posés sur le bout du nez, il distingue cependant nettement mieux la prochaine destination à atteindre. Encore une trotte, il en a déjà plein les pattes. À la boutique suivante, qu’il déloge ou non Abigail Lizotte derrière le comptoir, il loue un deux-roues et n’en repart pas à pied.

Tout à l’heure, la demoiselle du syndicat d’initiative lui a indiqué les magasins susceptibles de correspondre à sa recherche, sans manquer, au passage, de lui commenter l’année de construction de telle église et l’intérêt muséographique de tel édifice. Un drôle de métier que le sien : répéter inlassablement les mêmes informations à des voyageurs inlassablement ignorants. Elle a dû le croire en quête d’un deux-roues, parce qu’elle s’est exclamée avec enthousiasme : Vous avez raison, il s’agit du meilleur moyen pour visiter la ville sous un autre angle. C’est canon ! Il n’a pas eu la franchise de la détromper : entre nous, je me moque autant de l’entretien de mes guiboles que des vestiges et monuments de votre bourgade, fort accueillante au demeurant. Je ne suis ici que pour une seule personne, qui s’approche dangereusement des huit mois de vie utérine et se cache à l’intérieur d’une Néo-Brunswickoise, embauchée comme intérimaire dans un magasin de vélos. Je dispose de peu d’informations sur cette dernière, mais suis déterminé à la retrouver. Elle s’appelle Abigail Lizotte, vous la connaissez ?

Sur le profil Facebook de la Canadienne – qui a refusé d’accepter Joseph comme ami, en dépit de ses demandes répétées –, il est simplement fait mention de son statut de célibataire, de Fredericton où elle réside et de sa double activité professionnelle : hôtesse d’accueil à la patinoire/conseillère location vélo. Les patinoires étant fermées en juillet, les cycles doivent constituer son revenu d’été. La surrogate de son fils est donc une saisonnière, qui passe l’hiver à ramasser des moufles et les grandes vacances à régler des selles. À l’approche de la naissance, il est probable qu’elle soit en congé maternité. Toutefois, en son absence, ses patrons ou collègues auront peut-être l’obligeance de communiquer au Normand une adresse, un numéro, ou un indice l’orientant dans la bonne direction.

Vous êtes ici, a précisé la jeune femme chargée d’aiguiller les vacanciers, en dépliant la carte de la ville. Le premier rond qu’elle a dessiné sur le papier était énorme, comme si le bureau où elle officiait était l’épicentre d’une onde qu’elle entendait propager ensuite. Elle s’est mise alors à cibler chaque échoppe, avec la volonté de lui fournir une documentation aussi satisfaisante qu’exhaustive. Ici, je crois qu’ils n’ont que des scooters et vespas, maintenant il n’est pas impossible qu’ils aient développé un parc de VAE, vous savez, avec une assistance électrique sur le pédalier, enfin je serais vous, j’y jetterais un coup d’œil. Sinon, à cet endroit, il y a un petit point de vente et, dans cette rue, ils en louent également, ils sont très cool, nous avons d’excellents retours des clients…

Pourquoi l’a-t-il laissée arpenter chaque rue de la pointe de son stylo rouge, au lieu d’aller droit au but : mon garçon est mort, ma petite-fille sur le point de naître, je dois absolument localiser cet ersatz de bru qui la porte et il ne me reste plus beaucoup de temps. Vous qui connaissez Fredericton mieux que personne et semblez de sa génération, avec votre piercing sur la langue et votre visage poupon, vous qui l’avez sûrement croisée, au lycée, en boîte de nuit ou sur des patins à glace, ne pourriez-vous m’aider à accélérer mes investigations, s’il vous plaît ? L’affaire est de la plus haute importance.

La première adresse où elle l’a envoyé était fermée, la deuxième lui a valu une belle marque de graisse sur son pantalon en toile, et on l’a chassé de la troisième comme un malpropre. Le limier reporterait volontiers la suite de son quadrillage au lendemain, si la crainte d’un accouchement prématuré ne le poussait vers l’avant. Il doit rencontrer cette substitute avant que tout s’emballe et qu’il ne soit plus possible au grand-père de prendre part au destin de sa descendance.

L’avocat américain a refusé de délivrer le moindre renseignement sur Abigail. Dédé a eu beau sortir ses grandes tournures, jouer la carte du pathos et traduire ses trémolos dans son plus bel anglais, à l’autre bout de la ligne, le baveux est demeuré inflexible. Les parents d’intention ayant souhaité préserver l’anonymat de leur porteuse, il ne lui appartient pas, y compris post mortem, de divulguer toute adresse ou information à caractère privé la concernant, et ce en dépit de ses condoléances les plus sincères pour la perte de M. Lecerf. Tu parles.

Bichon chemine le long du fleuve, aux abords d’un parc où des personnes âgées méditent, assises en position du lotus. À l’unisson, leurs voix gutturales produisent un bourdonnement de ruche. Sur la rive, un couple fige un sourire à l’attention du garçonnet qui les prend en photo, avant de se précipiter pour admirer le travail de leur reporter en herbe. Good job ! Waouw ! Amazing ! That’s such a nice picture, Honey ! En apercevant le promeneur, ils s’approchent, portable en guise de main tendue. Do you mind… ? Joseph attrape l’appareil avec civilité, essaie de cadrer, zoomer – que l’on aperçoive un bout de paysage derrière, que leur demi-portion n’ait pas l’air d’un nain, que la tête du père reste dans l’image – puis, une fois sa tâche accomplie et la pluie d’effusions américaines dûment reçue – Oh my god ! Thank you so much, that’s perfect, I love it ! –, il se remet en marche vers le point cycles indiqué sur sa feuille de route. Une femme enceinte capte alors son regard et ralentit son allure. Depuis hier, dès qu’il en croise une, il la dévisage, à l’affût, obsédé par l’idée qu’un bout de son fils grandisse en son sein.

Essaimant dans l’atmosphère des bulles sur lesquelles une fillette saute à pieds joints, la mère souffle sur un bâtonnet en plastique, une main calée sous son utérus. Sentant des yeux intrusifs sur son bonheur, elle pivote vers l’homme qui scrute un instant le front plissé de la parturiente, son sourire teinté de méfiance, les veines gonflées de ses mains, avant de s’en détourner avec déception. Quel âge peut-elle avoir ? Trente-cinq, quarante ans ? Celle qu’il traque vient à peine de quitter l’enfance. Où es-tu donc, Abigail ?

Dans l’allée de marronniers où il progresse, la silhouette en carton d’un cycliste indique la direction d’une baraque en bois à une cinquantaine de mètres de là. Joseph accélère le pas avec espoir, avant de découvrir l’écriteau « CLOSED » sur la devanture. Il essaie de trouver les horaires d’ouverture sur le cabanon, dont il accomplit patiemment le tour. Les vélos sont abandonnés dehors sur leur attelage, sans souci de sécurité. Ne devraient-ils pas être rangés avant la nuit ? Il admet que les habitants de ce pays soient d’un naturel confiant, mais, s’il était animé d’un tant soit peu de malhonnêteté, il pourrait se rembourser les frais de son voyage rien qu’en embarquant trois exemplaires de leurs luxueux modèles ! Les selles en cuir paraissent si confortables qu’il hésite à y reposer un instant son fessier fourbu par les kilomètres à pied, lorsqu’un cri aigu le fige. Il a comme un doute d’abord, non sur l’origine de la plainte, en provenance de la cahute, mais sur sa nuance, sa tonalité ambiguë. Au deuxième gémissement, tout est clair. Là, à quelques mètres, moins que cela peut-être, une femme jouit. Ou s’y apprête, certaine, on le sent bien, de parvenir à ses fins.

Joseph esquisse par réflexe ce genre de rictus grivois que l’on adresse au passage d’une fille aux formes prometteuses. Un avion de chasse, comme on se plaît à dire entre amis, soudain remplis d’une jovialité animale, d’une complicité pas méchante, qui émoustille, voilà tout, il n’y a pas de mal à se faire du bien. La politesse voudrait qu’il s’éclipse, en veillant à ne laisser craquer aucune brindille, afin d’accorder aux amants l’intimité requise. Pourtant il s’attarde, saisi par l’extase dont les secousses l’atteignent.

De l’autre côté de la fine cloison en mélèze, l’inconnue soupire d’une voix rauque, chaude, et plus il la devine, à travers les planches, excitée, sensuelle, mystérieuse, plus il a envie de la connaître. Envahi par des sensations enfouies, il ne peut s’empêcher de l’écouter : qui caresse, remercie, encourage le feu en elle. Bientôt, son sexe est dur. Incapable de bouger, il guette, il flaire, goûte chaque murmure, chaque spasme, chaque onde entre les jambes. Le souffle est irrégulier, elle en manque, puis l’expulse bruyamment. Depuis combien d’années n’a-t-il pas entendu une jeune femme succomber au plaisir ? Car oui, elle est jeune, il en jurerait : fraîche, pleine d’appétence et capable de cet abandon inouï, de ces sonorités merveilleuses, presque grotesques et si puissamment érotiques. Elle est libre, libre à se damner. Aspiré, il tend l’oreille, la plaque au mur qu’il voudrait traverser.

Dedans, on bouscule les meubles en riant. Aoutch ? Sorry, did I hurt you ? No please go on, please… Le partenaire feule, assidu à sa besogne. On ne l’entend pas beaucoup. Elle est plus volubile, exige davantage, supplie même, à mesure que l’intensité augmente. Le sexagénaire a l’impression que chaque injonction à la lécher, la pénétrer là, juste là où elle l’espère, lui est directement destinée. Il n’y tient plus. Tout son sang afflue vers elle. Vas-y, imbécile, profites-en, qu’est-ce que tu attends ? Tu ne la sens pas qui t’appelle ? Lui saurait l’entraîner plus loin, où son désir n’ose encore s’aventurer, pour l’embraser tout entière, offerte, nue, dents serrées, lèvres humides, buste cambré, ventre fiévreux, jusqu’à la pointe de ses seins fermes et vivants. Il saurait !

Si seulement un trou de serrure, une faille, même minuscule, lui révélait le corps de la voluptueuse. L’indiscret fouille les interstices du bardage, tourne autour de la bicoque, roulant des yeux entre les tasseaux. Il ne s’est pas risqué à ce jeu depuis l’adolescence – espèce de sales voyeurs, vous ne pensez qu’à ça, bande de gros dégoûtants ! – et Dieu sait qu’elles ne se laissaient pas surprendre, on ne grappillait pas grand-chose, en dépit des efforts et des ruses. Malgré son empressement, il ne décèle aucune béance susceptible de calmer son besoin de la contempler, de participer activement à la scène. Collé à la paroi, il enfouit son visage comme s’il plongeait en elle et patiente, les sens en alerte, car il le sent, la fin est proche, l’orgasme arrive, il est là.

Elle l’implore en anglais à présent. Des mots vulgaires, il en est sûr, qu’il ne saisit pas mais chérit tous, il ne peut en être autrement. Elle se débat, aux portes du délice qui la submerge, sur le seuil de ce moment précieux qu’elle convoite depuis le premier instant. Tout s’accélère, se désordonne, plus vite, plus fort. Elle impose un rythme qu’il épouse avec vigueur – enfin, il était temps ! – jusqu’à ce que la saccade des derniers sursauts, stridente et vive, se prolonge en un écho d’une infinie douceur et que son amant s’effondre en un râle disgracieux.

Épuisé par l’intensité de son exaltation et soucieux de recouvrer ses esprits, Bichon se redresse lentement. Après tout, songe-t-il, encore sonné, qui se soucie d’un pauvre homme bandant sur sa jeunesse envolée ? Il déplie le mouchoir brodé à ses initiales, niché dans une poche, qu’il vente ou qu’il neige, puis s’en tamponne le front et les tempes. Il lui faudrait s’éponger le bas du dos, le torse et les cuisses, tant il a transpiré avec eux, tant l’ivresse du vertige l’a brûlé dans sa chair.

Eh bien, c’est du propre, pouffe-t-il en tapinois. Il n’y a plus qu’à filer sur la pointe des pieds et à rejoindre le sentier avant que les tourtereaux ne le cueillent au saut du nid. Un bref coup d’œil aux alentours le rassure : excepté deux écureuils à quelques arbres de là, personne n’a pu se gausser du spectacle de sa concupiscence. Il enjambe un triporteur, dans le but de regagner prestement et d’un air dégagé la sente forestière. Le grincement lourd de la porte ne lui en laisse pas le loisir : tel un môme pris la main dans le sac de chocolats, il exécute fissa un demi-tour, puis s’accroupit derrière une rangée de VTT, tant pis pour le ridicule.

Depuis sa cachette, il ne réussit pas à apercevoir le couple, qui s’étire sur le seuil. S’enfuir en trombe occasionnerait une chute en cascade des bicross et le confondrait sur-le-champ. Il se momifie, mortifié à l’idée de ce qu’il va devoir inventer pour justifier sa posture scabreuse à l’arrière de leur tanière, dans une langue de surcroît dont il n’a pas la maîtrise. Par chance, les amoureux s’avancent de quelques pas dans la direction opposée.

S’il ne discerne pas ce que se murmure le couple, il reconnaît sans difficulté le déclic du Zippo, sa réconfortante lueur et l’odeur de fumée qui lui succède. Quatre années sans une sèche et toujours la même nostalgie. Sur la tombe de Marie-France, il a juré qu’il n’y toucherait plus, jamais rompu sa promesse depuis. Il fumait des Gitanes bleues, avec la danseuse de flamenco s’évaporant en volutes sur le paquet, une main sur la hanche, l’autre arquée fièrement au-dessus de la tête. Impossible de savoir ce qu’elle brandissait. Un tambourin, une orange noire, un éventail ? On en débattait parfois au troquet. Lui appréciait la forme carrée de la boîte en carton, qu’il glissait dans la poche de sa chemise le dimanche, dans sa cotte de travail les autres jours. Ses ongles jaunis par le tabac, la première bouffée du matin, dans le froid, en allant conduire les bêtes dehors, celle qu’il allumait avec la clope d’avant, à l’apéro, après l’amour, ou la gratuite, la sans raison, simplement parce qu’on avait envie de s’en griller une et qu’il n’existait personne à cette époque pour se dresser entre elle et vous… La nicotine vient titiller les poils de ses narines et il l’inhale profondément, accroc comme au premier jour.

Ce faisant, les jeunes gens poursuivent leur discussion gentiment. Il identifie des bribes de mots, sans parvenir à les assembler en un groupe cohérent, si ce n’est, à trois reprises, ce nom propre, étrangement familier, qui le heurte, à se demander si son obsession n’influence pas son jugement, s’il ne cherche à l’entendre coûte que coûte, quitte à déformer le réel, quitte à ne plus jurer que par elle : Abigail. C’est l’homme, bien sûr, qui le répète : Abi, A-bi-ga-elle. On dirait vraiment que c’est ainsi qu’il la nomme. Joseph ne rêve pas : en début de phrase, au milieu, à la fin, les quatre syllabes reviennent. Il y a du swing dans la manière dont l’homme les prononce, une vague sonore, suave et rythmique, telle la bohémienne enrubannée de brume.

Soudain, la sonnerie d’un téléphone retentit et l’embusqué tressaute, comprenant qu’il n’a pas coupé le sien. Quel désastre si son portable, toujours réglé au volume maximal, avait la mauvaise idée de se manifester à son tour. N’étant pas certain d’activer la fonction vibreur sans déclencher une alarme, il se contente de prier un Dieu qui, il le redoute, risque de ne pas classer sa supplique parmi ses priorités hautes. Pendant ce temps, le play-boy déambule en répondant à son appel, et vient se positionner pile dans son champ de vision. Paniquant à la perspective d’être démasqué, Joseph courbe l’échine sous les vélos, puis ébauche un minuscule mouvement pour battre en retraite, les pieds en canard. Fort heureusement, l’autre ne lui prête pas attention. Caressant ses abdominaux flambant neufs sous son tee-shirt, l’étalon se préoccupe exclusivement de la conversation joyeuse qu’il mène avec son interlocuteur et de ce cheveu – poil ? – récalcitrant, qu’il peine à décoller de sa langue.

Joseph est en train de se dérober, lorsqu’un ventre proéminent surgit, hiatus sur la grande fille à la longue chevelure, qui rejoint, pleine d’allant, son Apollon. On dirait qu’elle transborde un panier de pommes sous sa robe, un barda qu’elle s’apprête à déposer, avant de repartir en sautillant, guillerette et soulagée de recouvrer sa légèreté initiale. Concentré sur sa discussion, son compagnon sourit en la voyant remuer ses bras devant lui, puis grimacer pour le distraire. La cigarette qu’elle promène du bout des doigts dessine au-dessus d’elle des cercles énigmatiques, tandis que la lumière déclinante du jour s’emmêle dans ses mèches châtains, leur conférant des reflets ambrés. Les cuisses que l’on parvient à déceler sous le tissu vaporeux paraissent graciles et ses mollets biseautés s’insèrent sur des rotules aussi saillantes que les malléoles un peu plus bas. Cette minceur pourrait déplaire si l’ensemble n’était assumé avec tant de naturel, une joie toute simple de vivre, sorte de beauté fracassante ne s’embarrassant pas de séduire. Égayée par son numéro, elle roule ses yeux verts de droite à gauche et de bas en haut, puis replace avec une grâce inconvenante l’élastique de sa culotte sous le galbe de ses fesses, d’un geste enfantin, émouvant, qui la décrit tout entière.

Son long nez, sur lequel le jeune homme passe fugacement l’index, s’achève en un triangle aux arêtes moelleuses, et sous ses lèvres striées de minuscules gerçures, qui évoquent les pêches de vigne juste avant qu’elles ne soient mûres, l’ovale de son menton sculpte un renflement charmant. Elle s’accapare les rayons du soleil pour y allumer son teint translucide, dénué d’artifice, sans crainte de révéler ses cernes, ni l’arc épais de ses sourcils. Souriante, tranquille, elle étale ses incisives d’une blancheur insolente et déploie sa bonne humeur avec une évidence gonflée : un état de fait. Que personne ne s’avise de l’encombrer de sa tristesse ! Elle décide. Tornade sous une peau laiteuse. C’est elle, il le pressent. Abigail Lizotte se dresse fièrement devant lui.

L’interpeller le démange alors qu’elle s’empare d’un Jerrican pour verser des gouttes d’eau sur son mégot incandescent. Elle est si proche, à portée de main. Il a du mal à brider son élan et ronge son frein, jusqu’à ce que son compagnon raccroche et s’engouffre à sa suite dans la remise. La voie enfin libre, Joseph se lève d’un bond et détale sans demander son reste. Il n’y a pas mille manières de s’extraire de la ferraille et il franchit les obstacles de son mieux, levant les genoux en s’efforçant de minimiser les cliquetis des guidons superposés au-dessus de lui.

Il lui suffirait désormais de remonter la sente en sifflotant, comme toute personne ayant quelque chose à se reprocher, au lieu de quoi, enferré dans son scénario de série policière, il préfère se terrer derrière un tronc à peine plus large que lui. Cette planque hasardeuse a au moins le mérite de lui offrir une vue imprenable sur sa mère porteuse, qui ressort au bout d’une poignée de secondes, la large bandoulière de son sac à main barrant l’horizon de son fœtus encombrant. See you, Kevin ! lance-t-elle, en enfourchant une bécane, comme si rien, pas même une maternité avancée, ne pouvait entamer son alacrité. Un baiser jeté au vol à son Jules, suivi d’un coup de sonnette, puis elle s’échappe, rouli, roulant, sans casque ni prudence, sur les cailloux devant elle.

Le père Lecerf est à deux doigts de l’admonester : dans votre état, vous trouvez cela raisonnable ? Et la petite ! C’est ainsi que vous la couvez ? Tout le mal que vous vous donnez pour elle ? À l’intérieur de son chalet, le vendeur, dont la pause n’a que trop duré, se penche sur sa paperasse. Joseph n’hésite pas longtemps. Il ne peut pas laisser filer celle qu’il a tant cherchée. Et même en courant, sous réserve que l’infarctus ne le fauche pas en route et qu’il regagne par miracle l’endurance de ses quarante ans, il ne pourra la rattraper.

Se détachant brusquement de l’arbre qui l’abritait, il bondit sur une bicyclette et s’assied sur ses principes. Il ne s’agit pas d’un vol, juste d’un emprunt, il s’en arrangera plus tard, s’expliquera, remboursera le tarif de la location, tout pourvu qu’il ne perde pas sa trace. La selle est basse, le cadre trop haut, pas le temps de régler les détails : il fonce.

Malgré son colis de huit mois, la séance de jambes en l’air et sa consommation de nicotine, la gamine a du coffre et ne mollit pas. Le cycliste ne compte pas ses efforts pour réduire la distance entre eux. Il change de plateau, accélère, redouble d’acharnement. Il n’a jamais commis de larcin avant, jamais engagé de filature, lui le type droit dans ses cauches, la force tranquille, fiable en toutes circonstances. Si Aude le voyait, la volée de bois vert qu’il recevrait. Je sais, ma fille, je déraille sur un deux-roues volé, paumé au fin fond du Nouveau-Brunswick, à la poursuite d’une môme en cloque. Que veux-tu, c’est l’outrance de l’âge, le coup de collier avant la chute, au moins ai-je le cran d’essayer, même si je perds les pédales, dans tous les sens du terme et dans les grandes largeurs !

Bichon expire en deux temps, façon jogger, à l’assaut de la parturiente, qui n’a pas froid aux yeux et tourne, virevolte, coupe à travers les herbes hautes. En s’engageant sur la route goudronnée, le trafic se densifie : il est contraint de slalomer entre les véhicules, un coup à droite, un coup à gauche, afin de ne pas se laisser semer. C’est aux croisements que l’affaire se pimente. Impossible de s’arrêter à sa hauteur, sous peine d’attirer ses soupçons, lui qui n’a jamais appris à mentir et rougit si facilement. Il ralentit, se met en roues libres, avant de redémarrer brusquement, dès lors qu’elle a traversé.

Quand enfin, au terme d’un trajet dont l’excitation l’empêche d’apprécier la durée, elle décélère pour se garer devant un pavillon sans âme, le taux d’adrénaline de Joseph atteint des sommets. La doublant, il se fabrique à la hâte une expression insondable et continue à avancer dans la rue résidentielle déserte. Le détaille-t-elle alors de ses yeux de jade ? A-t-elle l’intuition de ce qui se trame ? On le croirait à l’indolence soudaine de son pas, puis à l’hésitation infime qu’il perçoit dans sa manière de tourner ensuite la clé dans la porte de sa maison.

En dépit de son silence à ses nombreux messages, la demoiselle a pu mener l’enquête et rechercher son identité sur Google. Non qu’il soit une gloire sur la toile, mais, en couvrant l’événement, les médias – dont il se serait personnellement dispensé – lui ont offert rien de moins qu’un référencement. La Presse de la Manche et Ouest France ont en effet tenu à se fendre de plusieurs articles sur sa « tragédie contemporaine », et ce « dans le respect de la douleur des familles », dressant ainsi le portrait d’un paysan honnête et digne dans son deuil, un homme du pays, fier de la réussite de son aîné expatrié aux États-Unis et pourtant profondément attaché à ses racines. La séance photo s’est révélée pathétique. La journaliste voulait impérativement l’immortaliser devant un symbole : une étable, un lieu ou un objet qui ait une résonance pour son fils… Il s’est retenu de la foutre dehors. Ils ont fini devant la machine à café. Et pas une Nespresso, ni un moulin d’époque, une bête cafetière sans âme, on n’allait pas non plus prendre la pose et se mettre des plumes dans le cul.

Bien que consciente d’avoir entre les mains ce genre de papiers qui font décoller ventes et carrière, la reporter était sympathique, pas plus opportuniste qu’une autre et embêtée de fouler son chagrin. La pauvre n’y était pas pour grand-chose, les crashs d’avion produisent ces réactions en chaîne. Les gens ferment les yeux, quelle horreur, tais-toi, puis en redemandent, combien d’enfants, dis-tu ? Oh, c’est abominable, montre la photo. Comme pour les attentats, quand l’empathie s’emballe, un besoin de voir pour le croire, un penchant malsain peut-être, qui incite à remuer la vase, dans l’espoir de se sentir encore vivant.

Le malheureux a admiré sa bobine en 482 665 exemplaires. Sa barbe buissonneuse et sa chevelure si peu clairsemée, dont l’épaisseur rendait sa mère si fière, occupent toute la place sur le cliché. Ton col est de travers, l’a engueulé Aude en découvrant la publication, comme on le fait d’un communiant qui aurait salopé le bas de son aube. Ce qui l’a le plus choqué, lui, c’est la position de sa bouche, crispée pour ne pas sourire, parce que tout de même on n’avait pas envie de se poiler. On voit bien qu’il lutte contre ce réflexe idiot – attention, le petit oiseau va sortir – et bloque tout, cou, maxillaires et regard figés. Parfois, il lui arrive de penser que cette effigie est la seule que l’on gardera de lui, son quart d’heure de célébrité, une photographie carcérale où il s’est interdit d’être lui-même.

Il y a également eu cette interview sur l’agriculture 3.0, dans l’exploitation de son ami Hervé. On a écrit son nom au-dessous de sa trogne éclairée en pleine face : Joseph Lecerf. La vidéo a été likée plus de 800 fois sur YouTube. À la millième, Hervé a promis de payer sa tournée. Et si Abigail faisait partie de ces internautes qui l’ont visionnée ? Dans le reportage, il est tel qu’en lui-même, avec ses yeux bleu viking qui braquent la caméra – on dirait que tu as fait ça toute ta vie, ont dit ses copains. Même s’il ne court pas après, le Flottemanvillais jouit donc bel et bien d’une existence médiatique et si la Canadienne manifeste un tant soit peu de curiosité à son égard, elle a très bien pu le reconnaître en le croisant devant chez elle à l’instant.

L’hypothèse la plus vraisemblable reste néanmoins qu’elle se moque de lui comme de son dernier fœtus. C’est en tout cas la conclusion à laquelle il aboutit, en s’avançant timidement dans le halo d’un réverbère. Que doit-il faire à présent ? Il hésite à téléphoner à Aude pour lui demander conseil : je suis au milieu d’un lotissement ordinaire, où les drames semblent se jouer à huis clos, ai-je le droit d’en réclamer ma part ? Ou bien, plus simplement : je l’ai trouvée, j’ai son adresse ! Les signes convergent, tout colle, ma main au feu que c’est elle. Jolie d’ailleurs, si tu la voyais, si frêle, une branche de hêtre, incroyable qu’elle attende un deuxième enfant. Je vais lui parler, qu’en penses-tu ? J’y suis de toute façon. Pas le moment de se déballonner, n’est-ce pas ? Joseph s’abstient. Personne ne lui offrira sa bénédiction, pas même sa fille adorée.

Il abandonne son vélo contre un lampadaire, puis s’approche prudemment du jardin d’Abigail. Les lumières sont allumées dans le salon, dont il essaie de percer le secret à travers les voilages. Tout y paraît tranquille. À l’étage, les volets des fenêtres sont déjà clos. Peut-être quelqu’un l’observe-t-il, en se demandant qui est ce barbu en embuscade ? Il ignore comment procéder. Le plus simple serait évidemment de se présenter, en rassurant d’emblée : je ne suis ni un démarcheur, ni un témoin de Jehova, je n’ai rien à vendre et beaucoup à offrir. Il rassemble son courage, prêt à se diriger vers le seuil, lorsqu’une femme d’une cinquantaine d’années traverse la pièce principale, une fillette à ses trousses. Il s’agenouille aussitôt, ce qui s’avère – il en a conscience – plus louche que s’il demeurait immobile. Il serait judicieux d’oublier cette manie de se plier en deux à tout bout de champ. Dans l’attente d’une meilleure solution et n’osant plus se relever, il réitère sa danse ridicule, longeant tout courbé le muret séparant la maison de la rue. Posté un instant sous la boîte aux lettres en forme de nichoir à oiseaux, il est parcouru par un frisson en y lisant le patronyme LIZOTTE, peint à la main sous un couple de hérons. La preuve qu’il attendait l’ébranle davantage qu’elle ne l’apaise. Sueur froide et violence des certitudes, le mélange n’arrange pas son cas.

Il doit aller sonner. Après avoir parcouru ces milliers de miles, il peut bien s’acquitter des derniers mètres, pour saluer poliment la personne qui le fixera sur son sort. Bien sûr, il pataugera, bien sûr, il y aura ce flottement désagréable et l’on se demandera peut-être s’il n’est pas fou, dangereux, ou les deux à la fois, mais pour louer bientôt la pugnacité d’un grand-père et son courage transatlantique. Tout le monde ne franchit pas un océan sur un coup de tête à son âge ! Dans le pire des cas, on s’en tiendra à la compassion d’usage, ce sentiment qu’il inspire à tous depuis le drame et auquel la famille Lizotte n’aura aucune raison de se soustraire.

Il se redresse, prêt à en découdre, avant qu’un bruit de klaxon en provenance du garage ne l’oblige à se carapater de nouveau. Le manège devient lassant. Il va vraiment finir au poste et Aude refusera de payer sa caution. Trop honte, trop marre. Un panneau électrique coulisse, découvrant les phares d’un 4 X 4 qui le visent. Affolé, il se jette derrière la haie des voisins, en priant pour qu’un chien ne vienne l’en débusquer. Les pneus hors d’échelle s’avancent vers lui, puis bifurquent vers la chaussée, lui laissant juste le temps de reconnaître derrière le volant la femme aperçue plus tôt dans le salon, qui discute avec un passager, a priori du même âge qu’elle. Joseph attend que la musique diffusée dans l’habitacle s’évanouisse complètement pour oser sortir de son buisson, dont il se demande s’il s’agit ou non d’aubépines. Chez lui, la floraison s’achève à la fin du mois de mai et il serait singulier que l’arbuste produise une telle quantité de pétales blancs en cette saison. Il met néanmoins rapidement un terme à ses réflexions botaniques, afin de passer pour de bon à l’action, marchant cette fois avec conviction et pressant fermement son pouce contre la sonnette dorée accrochée au perron.

Il entend un bruit de pas. Le trac lui chatouille vivement la gorge. Hello, parvient-il à lâcher, tandis que l’Américaine en face de lui le dévisage, intriguée. I am Mister Joseph Lecerf, the father of Emmanuel, the grand father of the baby of you are the pregnant… Les narines de la jeune femme s’écartent sous l’effet de l’incrédulité. Puis la colère, qui lui succède, assombrit son regard d’algues. Elle claquerait la porte au nez du Français, s’il ne l’en empêchait. Please, I do not want hurting you, just to talk, it is difficult for me… Il ne comprend pas ce qu’elle postillonne alors, charriant une lassitude, qu’elle ne cherche pas à masquer. Please, speaking less quick, I can not understand you, s’époumone Joseph, avant qu’elle ne beugle en retour : I said : get out of my house and leave my family alone !

Maman, pourquoi tu cries ? C’est qui le monsieur ? Le plafonnier découpe, au fond du couloir, une petite silhouette et la porteuse revêt aussitôt un masque rassurant, avant de pivoter vers son enfant. Personne, va te coucher, chuchote-t-elle. Tandis que la fillette s’exécute avec lenteur, Joseph confronte l’inhospitalière. Vous parlez français ! None of your business, réplique-t-elle, lapidaire. Pourquoi ne voulez-vous pas m’écouter ? insiste-t-il. Emmanuel était mon fils. C’est ma petite-fille qui grandit là, ça ne vous paraît pas normal que je… Surprise par la main de cet étranger s’approchant de son ventre, la demoiselle le repousse brusquement vers l’arrière, avant de refermer le verrou, apeurée. Go away or I’ll call the police ! entend Bichon, tandis qu’il perd l’équilibre. Guettant sa réaction à travers le judas, la Canadienne craint peut-être qu’il ne force sa serrure ou n’effectue le tour du bâtiment pour s’introduire chez elle illégalement. Ces faits divers se produisent, il y a tellement de déséquilibrés. Comment interprète-t-elle alors les soupirs de l’homme échoué sur son paillasson ? Chacun de ses souffles laisse échapper autant de souffrance. Difficile de croire qu’une chute sans gravité provoque ces larmes. Une, puis deux, puis trois, le Normand lui-même est pris de court. Certes, il s’est fait mal au genou en tombant. Un léger hématome est en train de se former sous sa rotule, une manière de dire tu gonfles, rentre chez toi, ça suffit. Mais pour le reste, il ne s’y attendait pas, ça s’est mis à couler sans prévenir, une vraie fontaine : il chiale comme il n’a jamais chialé ! L’intervalle entre les secousses se réduit et il émet un son de chouette quand il débraye. Est-ce ce qu’on appelle succomber au chagrin ? La morve se mêle au liquide lacrymal, sa peau trempée le pique et plus il se vide, plus son corps s’allège. L’apesanteur dans laquelle il se répand devient presque agréable. Plus rien n’existe sauf ce liquide salé, qui parcourt veines et lymphe, en vidangeant les tuyaux. Joseph est une flaque et en éprouve, tout doucement, une infinie béatitude.

Vous êtes encore là ? La voix comminatoire, probablement déstabilisée par l’abattement subit de son assaillant, tente de comprendre à qui elle a affaire. Si tu ne dégages pas de chez moi, j’appelle les forces de police ! Je te préviens. Joseph sort son mouchoir, bon à essorer dans l’instant. Plus rien ne peut l’étancher. Ni l’aider à se relever. Il n’en ressent aucune envie par ailleurs. Il est bien ici, dégoulinant et hagard. Inutile d’essayer de l’en déloger.

Après un silence qui ne perturbe en rien le chagrin du bonhomme, Abigail sort de nouveau sur le seuil, afin d’évaluer la situation. Le fatalisme et la passivité de la masse informe gisant à ses pieds plongent la jeune femme dans la perplexité. Est-il victime d’un malaise ou simule-t-il pour l’apitoyer ? Le gaillard doit peser une tonne. Il faudrait s’y mettre à trois pour le soulever. Devrait-elle appeler des renforts ? Tu me niaises-tu là ? demande-t-elle, indécise. La chose inerte et gluante ne se fend pas d’une parole en retour, végétant, reniflant et se contentant de cette nouvelle manière d’être au monde. C’est quoi ton sitting ? T’as-tu pas d’autres pauvres gens à emmerder ? T’es-tu tout’ seul à ce point, câlice ? s’emporte-t-elle, fatiguée par son mutisme. À ces mots, il relève son visage bouffi par la tristesse et cette réponse doit lui suffire, puisqu’elle s’affale à côté de lui.

Au bout d’un moment – court ou long, il a perdu la notion du temps –, la porteuse sort un paquet de tabac de son pantalon de pyjama et commence à le rouler sur le haut de son ventre, pinçant patiemment le bout des feuilles, les garnissant, puis les tassant, avant de les humidifier du bout des lèvres. L’ancien fumeur observe la manœuvre bien rôdée. Bien que ne s’y étant pas essayé depuis des années, il ne mettrait pas plus de temps qu’elle à modeler les fins cylindres. Les mauvaises habitudes, comme le vélo, ne se perdent pas. Le briquet fait bientôt jaillir l’étincelle salvatrice. Un chien aboie tout près. Joseph aurait pu se faire mordre. L’animal, par chance, n’a pas dû le juger digne du déplacement. Joseph n’ose un geste à présent et se tait, craignant de briser cet élan fragile, laissant planer entre Abigail et lui l’illusion de la trêve, tandis qu’elle fixe les étoiles sans broncher. Il connaissait leur nom autrefois. Les quatre-vingt-huit constellations par cœur ! Il se promenait dans les arcanes célestes comme dans le cadastre de son village natal. Aujourd’hui, seuls de lointains souvenirs persistent : l’hydre, la baleine, le petit chien, les voiles… Il faudrait ôter les abat-jour de sa mémoire pour retrouver la clarté lumineuse du savoir. La fille d’Emmanuel aimera peut-être elle aussi réciter le nom des astres et les collectionner comme des bijoux. Si seulement tout cela pouvait un jour avoir un sens.

Sans détourner ses yeux du ciel, l’Américaine lui offre une cigarette, qu’il porte aussitôt à sa bouche. Vorace, dépendant. Ce n’est pas ce que tu crois Marie-France, c’est un calumet, une main tendue, un cadeau impossible à refuser. Ce faisant, inhalant la nicotine, il replonge dans l’addiction jusqu’aux poumons. Et quel délice d’envoyer paître en une seconde des années de contrition laborieuse ! Ah ! Les réminiscences…

C’est alors seulement qu’elle se met à jacasser, le regard rivé au plafond terrestre et le débit d’emblée très rapide. On s’écrivait toujours en anglais avec ton fils, au cas où le lawyer ait besoin de relire nos échanges. Mais Emmanuel et Bérenger préféraient que je parle en français au bébé, pour le familiariser à sa langue natale. Ils ont beaucoup insisté là-dessus. Je crois même qu’ils m’ont choisie principalement parce que j’étais acadienne. Au début, je trouvais ça bizarre de discuter avec mon nombril et puis, à force, j’ai fini par m’y faire, comme j’ai horreur de me taire, elle me sert d’excuse. Mais pourquoi tu es venu ? Je t’ai dit de ne pas te fatiguer. Tu sais pas lire ? Cette petite n’est pas plus à toi qu’à moi, il faut la laisser tomber, il y a déjà eu trop de morts, chacun doit sauver sa peau, you get it ? J’ai pris toutes mes dispositions. Je vis chez mes parents for your information, tu crois qu’ils sont chauds pour que je leur ramène une deuxième pisseuse ?

Il se garde de l’interrompre, appliquant une technique qui a somme toute démontré ses vertus : demeurer discret pendant le soliloque, jusqu’à ce que le sac soit vidé en entier. Ce n’est pas ma guerre, t’es-tu capable de te foutre ça dans le crâne ? Ton gars était sweet, riche, smart, il avait tout pour lui, mais cette tabernacle d’avion les a tués pour de bon. Il n’y a plus de parents dans l’histoire, plus de don, nothing but that baby, qui est en trop. Tant qu’il ne veut pas sortir, je suis obligée de me le trimballer, pas le choix, mais après, the end, j’arrête les frais, plus mon affaire.

Elle allume une cigarette avec la précédente. Pas de scrupules pour sa locataire. Joseph l’interroge doucement. Tu ne veux pas la reconnaître ? Je croyais que… Et ton petit ami… Je n’ai pas de chum et personne n’en veut de cette môme, surtout pas moi ! L’agence de GPA m’a booké un meeting avec des parents intentionnels. Ils m’ont demandé de mentir, de ne surtout pas expliquer que ceux d’avant étaient morts, la greffe prend mieux quand on repart de zéro, paraît-il. Erase quoi, comme si ton fils n’avait jamais été là ! Mais la petite n’y est pour rien, ils ont peur qu’elle porte malheur ou quoi ? Ce n’est pas elle qui a fait tomber le Boeing quand même ! Le couple était d’origine libanaise, des hétéros, bien straight, bien comme il faut. Elle remuait la cuillère dans sa tasse, fallait voir. Ils m’ont fait flipper. Anyway, j’ai pas voulu les bullshiter, je leur ai raconté l’histoire du bébé en entier : comment Emmanuel et Bérenger étaient à fond sur l’haptonomie, la grossesse bio, everything’s under control et puis le crash à la fin. J’ai dit, c’est sa backstory, un bon début, un milieu pourri, à vous de rebondir pour écrire un truc sympa, il y a moyen. La femme a reculé, elle ne l’a pas senti, comme une maison hantée. Je l’ai lu dans son regard qu’elle se déballonnait, que son mari n’arriverait pas à la convaincre, une enfant de morts, elle trouvait ça trop glauque.

La jeune femme joue avec le briquet, réveillant par intermittence une lueur de dépit dans ses yeux. On s’est pris la tête avec l’agence, ils ne veulent plus de moi sur leur site. Icite, dans notre pays, c’est un don gratuit de porter un enfant pour les autres, les porteuses sont hyper surveillées, si tu reçois des commissions sous le manteau, tu risques la taule, mais les intermédiaires arrivent à tirer leur épingle du jeu. Ils n’ont pas d’argent à perdre avec moi, ils préfèrent que je me démerde avec mon bagage, ça m’apprendra à jouer les bienfaitrices.

Moi, au départ, surrogate, j’ai fait ça pour aider, pour me racheter un peu. Ma première, elle m’est tombée sur la gueule à dix-sept ans. Comme mes parents n’ont pas voulu que j’avorte, le père s’est barré à l’autre extrémité du globe. On s’était rencontrés au bowling, on se connaissait à peine. Pendant toute ma grossesse, elle s’est faite toute petite. Je n’ai rien senti d’un bout à l’autre. On aurait cru qu’elle n’était pas là. Je me suis dit que ce ne serait pas dur de recommencer. Et puis j’avais envie de voir ce que ça faisait, un enfant vraiment désiré, que ce soit une bonne action pour une fois, plutôt que d’être cette pauvre fille en cloque qu’on regarde un peu de travers. Je trouvais ça fun qu’on s’occupe de moi pendant neuf mois, tu aurais vu, j’étais leur Sainte Vierge, manquait plus que l’auréole. Ce n’est pas du luxe de se sentir utile dans cette hostie de monde. Bichon opine, en reprenant une roulée dans la réserve constituée à cet effet.

Dès le premier meeting avec Emmanuel et Bérenger, ça a matché. J’ai pensé, ce bébé-là sera gavé d’amour, ils feront moins de conneries que moi. Ils avaient des salaires annuels à six chiffres, du plomb dans la tête et un vrai fucking desire de fonder une famille, tout ce qui manquait à la mienne. On me l’a déconseillé, de peur que ma fille soit embrouillée par tout ça. Évidemment, elle a tout capté direct. Elle a sept ans et demi, mais tu lui en donnes neuf. Et elle l’a pris cool au contraire que des gens me demandent d’être maman pour eux : ça prouve que t’es forte, elle m’a dit. Et ça fermera la bouche de papy et mamie, qui veulent tout décider à ta place. Elle est plus maligne que moi, celle-ci. Et elle ne le tient pas de son père, ça se saurait. Parfois, je me demande si ce n’est pas la réincarnation d’un philosophe. Quand elle te stare comme ça, tu sais, entre les deux yeux, je te promets, tu frissonnes. Si ça se trouve, c’est Socrate, qui fait un come-back dans son petit corps ! Ça se peut, qu’est-ce qu’on en sait. Tu crois-tu à la réincarnation, toi ?

Question croyances, Joseph se cherche un peu. Depuis la mort de son épouse, il a suspendu l’abonnement à Pèlerin Magazine et ne se rend à l’église que pour pleurer ceux qui s’en vont. À la messe, il chante faux, sans ferveur. C’est un chrétien standard, bercé par l’habitude et peu rancunier envers Dieu, qui lui en fait quand même sacrément voir. Il a observé beaucoup de bêtes passer de l’autre côté, l’éclat dans l’iris qui se fige, la terreur du néant. Il a toujours été digne avec elles, sensible à leur sort. Il sait ce qui l’attend. Ce qui lui importe à son âge est ce qui s’incarne dans le présent. En l’expliquant à la Canadienne, son visage s’illumine.

Elle a parfaitement le droit de le tenir pour gâteux, mais la semaine où ses pivoines explosent, lorsque le soleil a fini de les choyer, c’est un miracle renouvelé. Idem avec les tourterelles de l’étable du milieu, quand les petits machins roses cassent les coquilles et pépient jusqu’à ce qu’on leur remplisse le gosier. Avec leur peau glabre violacée, piquetée d’un duvet crasseux, ils ressemblent à une couille dotée d’un bec protubérant. Et pourtant, chaque printemps, c’est la même émotion, le même émerveillement de les voir s’agiter pour préparer leur nid. Le mâle couve toute la journée, la femelle le relaie la nuit, la parité est respectée et les œufs bien gardés. On sait que dix jours plus tard, les mouettes rôderont, les prédateurs n’épargneront personne, mais on y croit, on repique les brindilles, on broie la nourriture, on tasse un peu les plumes, on ne se ménage pas. À vrai dire, c’est là que la foi de Joseph se loge : dans les joies de l’éclosion, la pugnacité du vivant, cette beauté bête et cruelle qui, au bout du compte, délivre du sens.

Abigail se remémore la naissance d’Ava. Le nourrisson a poussé un cri modeste, pour ne pas déranger, puis on l’a posé contre elle. Elle s’attendait à une savonnette, un truc peu ragoûtant. On l’avait prévenue : les filles ne naissent pas avec deux couettes et la raie au milieu. Quand on désembourre le cadeau, on vous retire le gros du sang, les mucosités qui dépassent, mais le morceau reste dans son jus. Les midwifes lui ont posé la question de l’allaitement, c’est Ava qui a répondu. Elle a fondu sur le morceau, vlan, service à la pompe, en direct du fournisseur, vachement gonflée sous ses airs de ne pas y toucher. C’est à ce moment qu’elle l’a vue. Vraiment. Son crâne tout lisse qui sentait bizarre, son nez minuscule, même pas épaté par la traversée, ses joues comme des pancakes, les paupières ciselées dans l’arcade et la bouche dodue, tellement large qu’on aurait dit qu’elle avait grandi par là en premier. Elle a cru que la petite était aveugle. Les nurses ont expliqué que son acuité allait s’affûter. Abigail avait du mal à les croire, il y avait quelque chose de vraiment trouble dans son regard, comme une eau qu’on ne parvient pas à filtrer. Deux mois après, une collègue de sa mère lui a raconté que sainte Ava était connue pour avoir guéri de sa cécité. La bigleuse a supplié Dieu et bim : il lui a rendu la vue. Incroyable, non ? Le pire, c’est qu’elle a juste choisi ce prénom, parce que Mogambo était le film préféré de son grand-père adoré, qui est parti un matin, très connement, en glissant sur une chaussette. Ça l’aurait fait beaucoup rire s’il y avait survécu, il faut le faire de crever en glissant sur une chaussette, n’empêche. Ava veut dire « vivre » en hébreu, un truc dans le genre. Un peu chargé comme symbole, enfin le concept n’est pas si mal, non ? Abigail écrabouille son deuxième mégot.

Pas la peine de feindre de regarder ailleurs, elle sait qu’elle ne devrait pas lui cloper dans le cordon. Elle n’est pas folle. Dans la rue, elle n’arrête pas d’essuyer les remarques. Tout le monde la juge, les docs, les cons, les mères avec des majuscules. Elle n’a le droit qu’aux guillemets, elle n’est qu’une « substitute », la mule qui gâte la marchandise. Tant que les papas étaient là, il faut voir comme Abi était docile. La petite a tellement bouffé de capsules de naturopathie qu’elle peut bien se prendre un peu de goudron, sinon bonjour la douche froide en sortant. Bérenger et Emmanuel la gavaient de tisanes, de gélules, de recommandations pour son sommeil. Même le sexe, au début ils y mettaient leur grain de sel. Les premiers temps, elle n’y avait pas droit, abstinence, ils l’ont écrit noir sur blanc dans le contrat. Ils étaient embarrassés d’aborder ce point-là. Elle les a mis à l’aise. La manière dont elle s’est fait plaquer pour sa première l’a plutôt vaccinée contre les coucheries. Joseph s’abstient de tout commentaire, emprunté à son tour. Ça vous gêne qu’on cause de cul, vous êtes comme votre fiston, alors ? Il sourit. De caractère, son garçon lui ressemblait parfois, c’est possible…

Il parle de son enfant à l’imparfait maintenant, le pli est pris. Au commencement, c’était le plus difficile, il s’embrouillait dans les concordances, incapable de renoncer à le conjuguer au présent. C’est quoi alors votre idée ? relance la porteuse. Parce que, moi, j’ai déjà pris les infos auprès du ministère du Développement social, poursuit-elle sans le laisser répliquer. Je veux la placer à l’adoption. Il y a des tas de gens sur liste d’attente, ce n’est pas moi qui m’occuperai des détails, j’aurai largement fait ma part du job. J’ai déjà assez avec Ava, ce n’était pas le deal de départ d’en avoir une autre sur les bras. Je vais reprendre mes études, je n’étais pas la pire, flinguée en plein vol. La patinoire et les vélos, il y a plus désagréable, je suis sportive, je croise du monde, mais avec ce que je gagne, j’ai pas de quoi quitter la maison de mes parents and it’s time to go, comme tes bébés tourterelles : into the wild ! Il faut qu’on se lance, ma fille et moi. Si j’ai mon home sweet home, je me disciplinerai. Je bosserai le jour, je bûcherai le soir. Ava est dans ma team, elle adore être fière de moi, elle me fera réviser. Elle lit comme une adulte, c’est la boss, je te dis.

Et si tu t’attaches ? bredouille-t-il. Si le bébé te cueille comme Ava et que tu ne peux plus la laisser ? J’ai déjà prévenu l’hôpital, il n’y aura pas de pot d’accueil. Ni fleurs, ni couronnes. On coupe le bordel et chacun sa life. Je ne trahis personne moi, j’ai pas signé pour ça, tabernouche. D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi on badjeule comme ça, tout a déjà été dit. T’as pas le monopole du seum. Moi aussi je déguste. C’est une câlice de chienne sale pour tout le monde la vie.

Joseph se redresse. Et si je l’adoptais, moi ? Tu accepterais de m’aider ? Abigail éclate d’un rire nerveux. J’espère un crisse d’enfant qu’est à personne, t’es au bord de la crevaison, qu’est-ce qu’on peut fabriquer ensemble toi et moi, à part de la marde ? T’es pas son grand-père, puis je suis pas sa mère non plus, c’est pas nous autres sa famille. J’étais contente de faire ta connaissance, tu n’as pas l’air méchant, j’aimais bien ton garçon, mais fous le camp maintenant, rentre chez toi et oublie cette hostie de lubie, conclut-elle en se levant.

Galvanisé par sa témérité, il insiste : il n’a peut-être pas le permis ni les certificats d’aptitude, mais les autres n’ont pas la priorité pour autant, ce n’est pas vrai. Le lien du sang est de son côté. Il l’attend depuis des mois, cette gamine. Qui a débouché le champagne quand Emmanuel et Bérenger ont annoncé que le test était positif ? Une cuvée millésimée que sa femme et lui conservaient depuis des années à la cave en prévision de l’événement. Qui a reçu l’image de l’échographie en premier, sans savoir dans quel sens regarder le crâne et les moignons flottant aux extrémités du corps tout rond ? Et qui a déballé les cartons de vêtements du grenier, puis astiqué les vieux jouets – oh papa ! Mon karting jaune, ma maison arbre, ma poupée Tinnie ! – avant de construire de ses mains un berceau en bois massif ? Ce sont les postulants à l’adoption peut-être ? Pourquoi tout le monde se comporte comme s’il n’avait rien à voir avec cet enfant, rien de plus à revendiquer que n’importe quel quidam de Fredericton ?

La femme enceinte se frappe le front. Parce que le papy Lecerf n’est pas le maillon manquant. C’est un daddy qu’il lui faut, un vrai ! Pas le père d’un père aux abonnés absents. Le bébé se moquera bien de savoir qui a plié ses bodys dans l’armoire pendant qu’il était en préparation, ni dans quel liquide amniotique il a trempé, ce qui lui importera, ce sont les deux personnes qui lui feront areuh au-dessus de la tête et qui assureront jusqu’à sa majorité. Sorry, mais pour ça, t’as passé l’âge légal. Se relever every night ? Are you serious ? Moi déjà, à dix-huit ans, j’ai cru mourir.

Joseph la rassure, à son âge, on ne dort plus beaucoup. On sent la longue nuit approcher, on est moins pressé de s’entraîner. Et puis j’ai une fille également, renchérit-il, célibataire, en pleine forme et disponible. Sans compter les amis, des tas d’amis qui ne demanderont qu’à nous aider les premiers temps. La petite aura tout un village derrière, pas moyen de se sentir seule avec eux, beaucoup moins qu’à l’orphelinat en tout cas, parce qu’avant d’être confiée à une famille, elle poireautera peut-être longtemps, Abigail a-t-elle envisagé cette éventualité ? Cette dernière soupire en retroussant son bas de pyjama, dont la ceinture lui tombe sur les hanches. Even if I wanted, I can’t : tu n’es même pas d’icite ! Il y a des files de gens longues comme mes jambes qui font la queue depuis des lustres. Il existe des procédures pour abandonner, reconnaître, je ne sais pas en France, mais au Nouveau-Brunswick, on ne fait pas ce qui nous chante. Tu ne pars pas sur le dos d’une cigogne avec ton baluchon sous le bras ! Si tu veux adopter, il faut t’en expliquer devant un juge et attendre ton tour bien sagement. Ou alors c’est du kidnapping, t’es-tu un voleur d’enfants, Joseph Lecerf ? Esquissant un pas de recul pour rentrer, elle le dévisage avec un regain d’inquiétude. Qui me dit que tu n’es pas juste un freak de plus ? Je suis là à te tenir le crachoir sous la voûte étoilée, alors qu’il y en a des malades mentaux sur cette terre, tu le sais pourtant Abi, queen of the losers, les crosseurs à marde sont toujours pour toi !

Tournant subitement les talons, elle referme la porte à double tour. Allez, pars maintenant. Je me charge du bébé, je l’abandonnerai pas dans un caniveau, elle sera recueillie, soignée, elle aura à manger et inch’Allah, elle sera heureuse. Sois tranquille. On est quitte à présent. Laisse-moi. Je veux plus entendre parler de vous tous, t’as compris ?

Pensif, il renonce à déployer une nouvelle salve d’arguments. Un enfant, un papa, une maman, l’équation semble limpide. Peut-être est-ce après tout le meilleur destin pour cette petite fille ? Il ne se souvient plus exactement des affiches que les détracteurs du mariage pour tous brandissaient dans les cortèges. Emmanuel et Bérenger s’en désespéraient. Joseph n’a jamais manifesté une seule fois au cours de sa vie. Même quand il s’agissait d’aller déverser du fumier au pied du ministère de l’Agriculture en bloquant l’A13 au volant des tracteurs. Même pour soutenir une cause si chère à son fils. Même quand il a éprouvé comme les autres une nausée violente en apprenant que l’on venait de zigouiller une rédaction qui avait eu le malheur d’avoir le sens de l’humour. Marie-France y serait allée, elle, c’est sûr, toute pieuse et chrétienne qu’elle était, si elle n’avait pas été si affaiblie. Elle aurait tenu la banderole aux côtés de Bérenger en criant : Mieux vaut un mariage gay qu’un mariage triste ! Et peut-être est-elle sortie incognito de sa tombe le 11 janvier 2015 pour ruer dans les brancards, se noyer dans la foule rassemblée sur les quais et hurler : Mort aux cons ! Toute la ville a envahi le pont tournant, le port, la place du Théâtre, on n’avait pas vu un monde pareil depuis la Libération. Mais lui n’y était pas.

Il était debout très tôt pourtant, ce jour-là, s’étant raconté à lui-même, sans y croire vraiment, qu’il irait protester avec les copains, après tout sa voix ne comptait pas moins qu’une autre, la mobilisation se devait d’être massive : tous unis face à la terreur ! Et puis non, il n’avait pas réussi. Quelque chose en lui résiste toujours à la résistance, finit par capituler. Il est allé se promener dans la campagne, le temps d’une longue marche silencieuse. Il n’y avait personne, évidemment, les symboles ne couraient pas les champs et les gens non plus. Cependant, il a pensé à eux là-haut, à l’humanisme, aux religions dévoyées et l’émotion l’a tellement submergé que, pour la première fois depuis des années, il s’est agenouillé dans l’herbe pour prier. Il ne sait pas bien s’il s’est adressé à un dieu, à un Créateur ou à une force politique toute-puissante, mais il a supplié qu’on aboutisse à quelque chose pour finir – ou plutôt pour commencer –, qu’hommes et animaux se rassemblent, forment un cercle harmonieux, pacifié, bref des naïvetés de cet ordre, qui lorgnaient du côté de l’enfance, donc de l’éternité.

Il n’a ni l’étoffe d’un héros, ni celle d’un combattant, et si sa sensibilité bruisse à l’intérieur, il ne l’a jamais jugée digne d’en propager le tumulte. Quel mauvais vent d’Est l’a poussé jusqu’ici alors, devant ce brin de femme finalement plus raisonnable que lui ? Pourquoi ne pas être resté lâche et tranquille, dans ces habitudes qui ont su le rendre heureux ?

À fixer l’immensité en surplomb, une révélation le saisit : c’est la tête de l’Hydre femelle là-haut, au-dessus de Sirius. Et une dizaine d’années-lumière à droite, on dirait le cocher. Il pourrait retourner sonner, ergoter une ultime fois : pour ta gouverne, ma mémoire fonctionne encore, je ne suis pas le vieux schnock que tu prétends. Pourquoi s’obstiner ? Il radote sous l’œil moqueur de la lune. Son voyage touche à son terme. Emmanuel est mort, lui mourra bientôt. Aude sera seule orpheline. C’est elle qu’il doit couver. Sa petite grande, son espoir. Il n’aurait pas dû partir, ni poursuivre ici l’écheveau de son fils. Il marche lentement, le dos ployé sous le poids des regrets, des chimères.

Lorsqu’il parvient au bout de la rue, devant le muret auquel l’objet de son larcin était accoté, il ne s’étonne même pas de son absence. Bien sûr qu’il n’est plus là. Inéluctable, prévisible. Tout disparaît, n’est-ce pas ? Les vélos, les corps, les rêves d’engeance… Pourquoi chercher à se substituer à cette logique implacable ?