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L’obstétricien a manifestement une bonne cinquantaine d’années et un nombre d’échographies cent fois supérieur à son actif, ce qui légitime à ses yeux son besoin de discuter d’autre chose avec Joseph. Tout en parcourant de sa sonde le ventre d’Abigail badigeonné d’une gelée translucide, il évoque, dans un français châtié, l’histoire de l’Acadie de ses origines à nos jours.
On suppose à tort que Jacques Cartier a fondé l’Acadie, alors qu’officiellement c’est à Pierre Dugua de Mons que nous devons sa fondation, en 1604 exactement. Autrefois, Fredericton s’appelait Saint-Anne-des-Pays-Bas et, avant la découverte de l’Amérique, la région était habitée par les tribus Micmacs et Malécites. Avez-vous entendu parler du village d’Eqpahak ? Non, vraiment ? Il était tout près d’ici pourtant. Les Anglais ont incendié Sainte-Anne durant l’hiver 1759, plus de quarante ans après le traité d’Utrecht – vous savez, la guerre de succession d’Espagne, cette grande dispute de famille qui a redessiné nos frontières. Tout ce sang versé, parce que les Habsbourg n’avaient pas d’héritier, à cause de la stérilité du pauvre Charles II, un roi malingre et rachitique soi-disant ensorcelé, en réalité une malheureuse victime de la consanguinité. Le petit-fils de Louis XIV, un Bourbon, est l’outsider qui s’est retrouvé sur le trône de Madrid, en déjouant tous les pronostics. Autant vous dire que les Autrichiens et les Provinces-Unies n’ont pas du tout apprécié la montée en puissance des Français et encore moins de les voir débarquer dans les possessions espagnoles. L’affaire s’est envenimée bien entendu, les Européens se sont écharpés pendant des années, pour finir par se redistribuer les territoires. La Grande-Bretagne a excellemment tiré son épingle du jeu, notamment outre-mer, et ce n’était que les prémices de sa prodigieuse expansion maritime. Seulement, les Français des colonies ne l’entendaient pas de cette oreille ; leurs envahisseurs les considérant comme de la vermine, ils ont refusé de prêter allégeance à la couronne britannique. Alors, on a pris possession de leurs terres par la force : on voulait leurs fermes, leurs bêtes. Il faut reconnaître que, si près de la Nouvelle-Angleterre, l’Acadie n’occupait pas une position stratégique confortable. Quatre guerres intercoloniales en moins de deux siècles, vous vous rendez compte ! Finalement, les rosbifs ont parqué les Acadiens dans des bateaux, avant de les disperser le long des côtes. On fusillait ceux qui voulaient fuir et l’on prenait soin de démembrer chaque famille à l’embarquement, de manière à ce que la diaspora soit la plus large possible. La déportation des Acadiens était un nettoyage ethnique, ni plus ni moins, et je peux vous assurer qu’ils ne l’ont pas fait proprement. Plus de huit mille morts aux quatre coins de l’Amérique et de l’Angleterre. Les malheureux étaient parachutés dans des villes où la population les redoutait, notamment à cause des maladies contractées au cours des traversées. S’ils avaient la chance de survivre dans les conditions d’hygiène déplorables que vous devinez, ils étaient ensuite faits prisonniers ou erraient sans ressources, isolés et dénutris. Moi je suis un authentique Acadien, fils de déporté de Nouvelle-Écosse, j’ai tout l’arbre généalogique chez moi. Mon nom est Chiasson, ça ne trompe personne. Un de mes ancêtres a épousé une fille du roi. Il n’y avait pas assez de femmes en Nouvelle-France. Alors, Louis XIV a doté des orphelines et les a envoyées dans ses colonies afin de les peupler. Une solution démographique rationnelle et sans états d’âme, comme on en pratiquait à l’époque. La mienne provenait d’un hospice de Dieppe, elle est arrivée dans la deuxième vague, vers la fin du XVIIe siècle, j’en ai la preuve, on trouve tout sur Internet, c’est extraordinaire ! Sans ce coup de pouce royal, je ne serais pas là à vous parler aujourd’hui. On est peu de chose, n’est-ce pas ?
C’est à peine s’il suspend le fil de son récit pour figer les clichés sur l’écran et relever, de temps à autre, quelques mesures morphologiques dignes d’intérêt. À chaque fois qu’il presse l’utérus, afin d’inciter le fœtus endormi à changer de position, Joseph se retient de protester. Cette façon d’appuyer sur l’abdomen d’Abigail ! On dirait qu’il débouche un évier. Il pourrait prévenir tout de même, demander poliment au bébé de nager vers la droite, au lieu de le brutaliser avec son appareil en déclamant sa leçon d’histoire. Aimerait-il, lui, qu’on le bouscule en pleine sieste, sans crier gare ? La petite est une personne civilisée, délicate, des mois qu’elle écoute du Bach et du Mozart là-dedans ! Indigné, il se tourne vers Abigail, attendant d’elle qu’elle enseigne les bonnes manières à son gynécologue, mais seule la voix de Rihanna s’échappant du casque de son téléphone atteste de sa présence. Insensible à l’examen dont son corps est le théâtre, elle garde les yeux clos.
Du côté paternel, ma branche descend du Pays basque, poursuit l’orateur avec passion. En tout cas, les traces y mènent. Nous ne parvenons pas à remonter au-delà. L’été prochain, nous nous rendons à Bayonne mon épouse et moi, pour y fouiller les archives à la recherche des premiers Chiasson de France. Imaginez si j’allais jusqu’au Moyen Âge ! Certains de mes compatriotes y sont parvenus ! Bichon dissimule un rictus dans sa barbe. Après tout, la quête de ce docteur vaut la sienne ; l’un s’attaque au tronc, l’autre aux pousses de l’arbre. En d’autres circonstances, il se serait intéressé aux racines du médecin. Pour le moment, la vivacité du minuscule être humain devant lui le happe. Rien n’est susceptible de l’en distraire. Il n’y a plus qu’elle.
La précieuse déborde du cadre, existe en pointillé, en morceaux. Sa longueur fémorale, son périmètre crânien, le tour de son abdomen, sa vessie, son péricarde, aucune vérification ne lui est épargnée. Pourtant, elle parvient à préserver son mystère avec une pudeur et une obstination troublantes. La soumettre aux injonctions médicales est peine perdue. Elle ne montrera pas son visage. Déplace-toi, allez, approche ton nez, insiste l’échographiste, en contraignant les flancs d’Abigail. Il a beau la bombarder d’ultra-sons, la sommer d’obéir, l’indocile refuse de tourner ses yeux vers eux, farouchement enfouis dans le placenta, pas question d’en bouger. Nachue, fille de nachu, tremble Joseph, tandis que l’examinateur renonce en maugréant : nous n’obtiendrons pas davantage de la demoiselle aujourd’hui, qu’à cela ne tienne, j’ai vu l’essentiel. Mais naturellement qu’elle s’accroche ! songe son grand-père – car en la voyant, c’est ainsi qu’il se nomme, qu’il s’envisage de nouveau : un pépé, un protecteur, la souche qui la soutient. Laissez-la profiter du ventre maternel, par pitié ! Et cessez de la prendre pour une imbécile, elle se doute qu’en désertant le liquide chaud, il y aura du sang, des larmes et un monde froid à conquérir. Vous hâteriez-vous d’y émerger à sa place ?
Chiasson écoute un instant le rythme cardiaque, la pression artérielle, puis glisse sa souris, comme s’il relevait des cotes sur un plan, sourd au son puissant du Big Bang qui perfore les tympans du paysan à ses côtés. Pour Joseph, c’est le commencement de l’humanité, le retour de l’espérance en fanfare. Il éprouve l’urgence à vivre dans sa chair, tel un ordre irrévocable dont il voudrait enregistrer chaque battement, chaque soubresaut. La cavalcade effrénée lui claironne qu’une destination existe, qu’il faut y croire, qu’elle mérite d’y courir. Et bien sûr qu’il est d’accord ! Son cœur se remet à battre pour elle, en cadence, le plus vite possible, à toute berzingue même !
Il jurerait avoir reconnu le pied grec de son fils sur l’image bleutée. Et même s’il se fourvoie, même si l’enfant finalement ne présente aucune ressemblance avec Emmanuel, s’il est d’une autre couleur, d’un autre sang, d’une autre combinaison de gênes, au fond quelle importance ? Il l’a rencontrée avant les autres, il a de la place pour elle, le pacte est de nouveau scellé : il l’attend.
Il aimerait assaillir de questions le spécialiste, qui continue à dévider les anecdotes de son pays sans y être encouragé. Vous savez que dans notre communauté, on ne coupait pas les cheveux aux chérubins avant leur premier anniversaire, de peur qu’ils ne deviennent idiots, on ne plaisantait pas avec les superstitions. Celle-ci est chevelue en revanche, vous voyez les zigzags sur son crâne, là ? On interdisait également aux plus jeunes de se regarder dans un miroir, pour les empêcher de devenir des orgueilleux. Les mœurs ont bien changé, n’est-ce pas ? Joseph n’entend plus rien, subjugué par ce détail : sa petite-fille pleine de cheveux ! Il l’imagine déjà dévalant les chasses boueuses, deux nattes, que sa tantine Aude aura eu plaisir à tresser, battant dans le dos. Tout chez elle le passionne : il passerait des heures à observer cette forme insaisissable, qui se dérobe dans le liquide en déployant ses membres ciselés. Elle est secouée par des mouvements archaïques. On dirait un hoquet ou un éternuement. Ces minuscules saccades la rendent si réelle. Son bassin bouge, ses doigts aussi, elle danse, communique, a des tas de choses à dire, et de l’humour, beaucoup d’humour et de grâce, il en est sûr.
Lorsque Chiasson fronce les sourcils, il reçoit un coup dans le sternum. Souffle coupé net. Et s’il s’agissait d’une malformation, d’une anomalie, d’une maladie incurable ? Tout va bien ? Rien de grave ? bafouille-t-il, soudain au comble de l’angoisse. L’autre hoche vaguement la tête, n’a pas l’air d’entendre. Où s’est emmêlé le fil de son récit, déjà ? Ah oui ! Il en était aux enfants acadiens laissés dans l’ignorance des grossesses. Les femmes travaillaient jusqu’à leur accouchement. Quand l’heureux événement menaçait de poindre, on expédiait la marmaille ailleurs, pour deux ou trois jours. À leur retour, on leur racontait que les sauvages avaient apporté un bébé, ou qu’on l’avait trouvé par hasard dans le foin, voire dans l’étang. Il arrivait également qu’on l’impute à la Mi-Carême. Vous connaissez la Mi-Carême ? Elle occupe une place majeure dans notre folklore. Vous n’avez jamais vu de représentations de cette vieille dame fantomatique, recouverte d’un drap blanc ? Non, ça ne vous dit rien, vraiment ? Elle est notre Santa Claus locale en quelque sorte, en plus terrifiante, sans conteste. La légende veut qu’elle apporte des bonbons aux enfants sages et punisse tous les autres. Inutile de vous préciser que j’en avais une peur bleue ! À partir de décembre, on se tenait à carreau, croyez-moi, plus personne ne faisait le malin. L’homme retombé en enfance rit tout seul. Joseph pourrait lui enseigner le patois de chez lui, tant qu’on y est. On comparerait les coutumes séculaires en se délectant. Seulement, il se fout de tous les saints d’Acadie, de France et de Navarre, la seule chose qui l’intéresse est de savoir si la petite a un problème. Il attend le verdict et brandit sa question, comme s’il le plaquait au mur. Est-ce qu’elle va bien, oui ou non ?
Le sachant, qui pensait se dégager de l’affect pour une fois et débattre d’autre chose que de césarienne ou de semaines d’aménorrhée, se raidit d’un seul coup. Sa patiente lui a annoncé « un ami m’accompagne », parfait, il n’a pas cherché à en apprendre davantage. Le Français lui a paru sympathique, une occasion de détendre l’atmosphère. Se retrouver fixé par ces yeux de bête sauvage n’est pas exactement la récompense souhaitée. Oui, le développement est normal, réplique-t-il sèchement. La tête est en bas, rien à signaler. Les muscles du Normand se relâchent massivement. Il a envie de lui sauter au cou pour l’embrasser, mais l’heure n’est plus à la camaraderie, Chiasson le souligne expressément en accentuant sa réprobation, vexé que son initiation en terre acadienne n’ait pas produit l’effet escompté.
Plus personne n’ose rompre le silence désormais, tandis qu’il éteint le moniteur, ôte ses gants en latex, dépose des feuilles de sopalin sur le monticule d’Abigail, l’invite à s’essuyer la peau, puis lui tapote la jambe : fin de l’examen. La parturiente ouvre doucement les paupières et frotte son ventre rapidement, comme on essuie une tache sur un carrelage. Bichon espère que sa merveilleuse petite-fille, si pleine de vie, ne perçoit pas le malaise. Il aimerait réchauffer l’ambiance morose, en lançant un air de zouk sur les enceintes, ou bien une chanson de stade, dans le goût de We are the champions, quelque chose de galvanisant, qui ne lui donne pas l’impression d’avoir déçu. Il aimerait susurrer contre la paroi utérine : ce n’est pas toi, tu es superbe ! Ne te fie pas aux apparences, les Terriens sont fous de joie à l’idée de ton arrivée prochaine. Ce type en blouse blanche est lunatique et la propriétaire de ta piaule pas dans un grand jour, mais, crois-moi, rien dont tu doives t’estimer responsable. Ne change pas, surtout, tu es parfaite !
Le visage de la porteuse paraît dur tout à coup, presque émacié, tandis qu’elle retire froidement les écouteurs de ses oreilles, puis se redresse en tirant sur son tee-shirt. Je peux me rhabiller ? demande-t-elle, signifiant clairement qu’aucune information relative à l’enfant ne lui importe et que la permission de s’en aller demeure son unique préoccupation. Le gynécologue opine du chef. Prochain monitoring dans trois semaines. Il n’existe plus de risques de grande prématurité dorénavant. Toutefois la diminution de votre consommation de cigarettes jusqu’à l’accouchement ne serait pas superflue, le bébé n’a pas un gros poids. Insondable, Abigail le salue poliment, en marchant vers sa cabine. Le dialogue fonctionne ainsi entre eux, réduit à une neutralité glaçante. Joseph veut bien que le contexte invite à la réserve, mais ce bébé a manifestement deux yeux, une bouche, dix doigts et une élégance singulière, ne serait-il pas opportun de s’en réjouir ? Adressant un sourire chaleureux à son hôte, il ne récolte en retour qu’une poignée de main ferme, dénuée de cordialité. Chiasson n’est plus d’humeur, merci, au revoir.
Nonobstant l’issue expéditive de la consultation, l’enthousiasme de Joseph est intact, inaltérable en vérité. Dans la salle d’attente, une rangée de femmes aux silhouettes convexes et aux yeux fatigués lui fait face. Il s’assied au milieu du cercle de ces promesses et discerne sous leurs vêtements amples le galop des générations futures. Insouciantes des guerres de successions qui les attendent, encore sourdes au fracas du monde, ces âmes charrient une croyance inaliénable en l’existence, en ce qu’elle a de plus organique et de plus beau. Il s’en repaît.
Abigail vient le chercher, alors qu’il s’apprêtait à échanger quelques tuyaux avec ces dames, autant disposé à dispenser des recommandations qu’à en recevoir. Quel dommage. Ce doux partage des solitudes, il le pressentait, était sur le point de céder la place à des conversations édifiantes. Et vous alors, c’est pour quand ? Fille ou garçon ? Avez-vous acheté le landau ? La chambre est-elle meublée ? Une table à langer escamotable, dites-vous ? Très pratique en effet, j’en prends bonne note, bien que, de notre côté, nous n’en soyons pas tout à fait à ce stade, il nous reste deux ou trois points à éclaircir au préalable. Ceci étant dit, j’ai fabriqué le berceau de mes propres mains, c’est un bon début, n’est-ce pas ?
En invitant son chaperon à se lever pour l’escorter, Abigail suscite une vague de curiosité dans l’assistance. Toutes feignent de diriger leur regard ailleurs, même si chacune, sans exception, brûle de savoir : non que la liaison de près ou de loin les concerne, mais enfin l’écart d’âge, pardon ! Serait-il possible qu’il soit le père ? Ou alors le grand-père ? Un peu les deux, mais rassurez-vous, cette jeune fille n’est pas la mère ! répliquerait Joseph s’il en avait le courage. Le bonheur est souvent trop long à expliquer. Il est préférable de le vivre pleinement, sans s’embarrasser de justifications laborieuses.
Et tandis que la Canadienne regagne la sortie d’un pas véloce, pressée de s’enfuir de cet endroit qui l’oppresse, il la suit, guilleret, en apesanteur, aussi fou et heureux que si l’on venait de lui annoncer : félicitations, monsieur, vous êtes enceinte !