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T’es vraiment un tabernacle d’enragé toi, a beuglé Abigail en trouvant Joseph sur le seuil de sa porte. Il l’a laissée l’insulter, elle en a besoin, libérer les mauvaises tensions est excellent pour le bébé et il s’agit presque d’un jeu entre eux dorénavant, il commence à la connaître. Une fois les jurons des ancêtres québécois et acadiens de la demoiselle dûment expulsés, il a pu sereinement développer son point de vue. Implacable, imparable et mûrement réfléchi. Deux jours enfermés dans sa chambre pour aboutir à cette conclusion catégorique : il reste ici jusqu’à l’accouchement et ne quittera le Canada qu’avec la livraison de sa cigogne sous le bras.

La solution est très simple, il a tout vérifié avec une avocate, la fille de son copain Gérard, c’est bête comme chou, il suffisait d’y penser. Il se déclare directement le père de l’enfant à la naissance. Pas papy, parrain, ni ersatz, non, papa carrément ! Miss Lizotte écrit une lettre tout ce qu’il y a de plus officiel, stipulant qu’elle renonce à son autorité parentale sur la petite, et hop le tour est joué ! Ni adoption, ni complication, juste sa gamine à lui, dont il assumera seul la charge, voilà tout. Si la surrogate demande des nouvelles, elle en aura, si elle veut la paix, elle l’aura. Il respectera scrupuleusement ses volontés, s’engage solennellement à ne pas mourir avant que la petite ait son bac – ce qui l’arrange plutôt bien par ailleurs – et, dans le cas où un problème de dernière minute invaliderait sa promesse, Aude serait ravie de devenir sa tutrice. Elle habite le hameau d’à côté et ne se désistera pas, aucune inquiétude sur ce point.

Lorsqu’Abigail éclate de rire, c’est l’arc-en-ciel sous les cordes. Même si l’on sait que la pluie va continuer à tomber, on recouvre un peu d’espoir. Elle a secoué la tête dans tous les sens, s’est frappé le crâne tellement elle n’arrivait pas à le croire, c’est ce qu’elle a répété plusieurs fois, je n’arrive pas à le croire, le gars ne lâche pas l’affaire, pourquoi les plus tarés sont toujours pour moi, il n’y a pas de turn over, tous les raides dingues de la planète just for me ! Puis elle a fini par demander, en reprenant son souffle : T’as le permis au moins ? Le plaidant a cru à une blague. Un permis de paternité, remarque, si ça existait, il ne serait pas le seul à être recalé. Voiture, imbécile, a-t-elle précisé, en remuant un trousseau de clés. Ava ne tient plus en place, les vacances scolaires durent mille ans, elle ne s’occupe pas toute seule, mes parents bossent, je vais l’emmener faire un tour. Tu sais conduire un char, oui ou non ?

Au démarrage, il a eu du mal à s’adapter à la boîte de vitesses automatique. Ils ont effectué une série de petits bonds, parce qu’il freinait trop fort, ce dont Ava s’est réjouie, en applaudissant des deux mains : encore, encore monsieur ! Appelle-moi Joseph, l’a-t-il corrigée gentiment, et la gosse s’est montrée si obéissante que l’on n’a plus trouvé moyen de l’arrêter. Joseph par-ci, par-là, une vraie pipelette, impossible d’en placer une. Sa mère en a profité pour s’absenter dans ses pensées, manifestant depuis le départ son besoin de laisser le paysage défiler, sans répondre ni réfléchir à rien. Lorsqu’en sortant de la ville, son chauffeur s’est vu contraint d’interrompre sa rêverie pour l’interroger sur la direction à suivre, elle s’est simplement contentée de lâcher en somnolant : Où tu veux, demande à la petite. Mary’s Point ! a hurlé sur-le-champ cette dernière. J’y suis allée avec ma classe à la saison des oiseaux, c’est génial ! À l’avant, la passagère a tout de même réagi, en déclarant qu’il était hors de question d’aller si loin. Et pourquoi pas les chutes du Niagara, tant qu’on y est. Oh ouais ! s’est extasiée l’enthousiaste à l’arrière, embrayant sur des discours en pagaille, tandis que Joseph a poursuivi son chemin à l’aveugle, faute d’une alternative constructive.

En s’engageant sur l’Autoroute des Héros, il a tout de même voulu savoir si l’on connaissait ces gars, à qui les véhicules étaient censés rendre hommage. Mais Abigail s’était endormie, profondément cette fois, bercée par le ronronnement du moteur, la joue vautrée contre la vitre, comme une enfant. Sa fille ne s’en est pas étonnée : soit elle pionce, soit elle vomit, elle a le mal des transports, ma mare ! Moi, j’adore de dore l’odeur de l’essence. C’est mon parfum préféré. Et toi, c’est quoi ? Il a répondu le pamplemousse et comme elle n’avait pas l’air de s’y attendre, elle a sifflé : Ah ouais, carrément bien trouvé. Ensuite, ils ont imaginé les exploits qu’avaient pu commettre les héros sur lesquels ils roulaient, parce que n’empêche avoir une Highway à son nom n’est pas donné à tout le monde. Ava a jugé qu’il fallait au minimum être dresseuse de licornes pour y parvenir, lui a opté pour champion de Sudoku. De fil en aiguille, à force de foncer droit devant, ils ont dépassé Oromocto, Coytown, Kierstead Mountain et Sussex East. Le conducteur a souri en lisant le panneau fléchant la baie de Fundy et comme ça s’est mis à sentir franchement les vacances, il a lancé la musique sur l’autoradio. La choriste à l’arrière s’est trémoussée sur le hip-hop avec un accent d’Américaine pas possible. Impressionné, il a lancé à son tour des syllabes en phonétique. Battle ou pas ? a gloussé la fillette. Si tu veux améliorer ton flow, il ne faut pas partir sur le beat, lui a-t-elle conseillé. Il feignait de comprendre quelque chose à sa pédagogie, quand la femme enceinte à ses côtés a ouvert un œil en sursautant, puis l’autre, puis la bouche toute grande pour les engueuler. Quand elle a crié – et si j’accouche, vous faites comment maintenant ? On est à deux heures de la maternité ! –, l’automobiliste s’est senti un peu piteux. Heureusement, c’était beau devant et tout le monde a fini par se taire.

Pour achever la réconciliation et remplir les estomacs qui s’étaient mis à gargouiller, on s’est arrêté manger des ailes de poulet avec des patates en forme de croissant de lune. Les sauces étaient si délicieusement grasses et sucrées que l’on en a repris deux fois, en appuyant fort sur les dosettes en plastique. Avec le ketchup, Abigail a dessiné des yeux et une bouche sur son ventre pour amuser la galerie, puis les a essuyés à l’aide d’une serviette en papier, jusqu’à ce que le visage disparaisse. Il ne restait plus que le nombril et le trait vertical ombrant la peau laiteuse. Une sorte de méridien mystérieux, une ligne Maginot, la griffe de la grossesse.

Après que Joseph a réglé la note, on l’a remercié tel un parrain à la sortie d’un étoilé. Il a dit : Vous plaisantez, ce n’est rien, s’enorgueillissant du contraire et regrettant de ne pas avoir invité sa famille plus souvent au restaurant par le passé. Marie-France détestait qu’on la serve et ne voyait pas pourquoi ils auraient dépensé de l’essence, alors qu’ils avaient justement le lapin de Gilbert, les œufs frais de Grisette et des pois mange-tout dans le potager – je n’ai qu’à les mettre dans la cocotte et le tour est joué ! À titre exceptionnel, certains dimanches de fête, il leur était arrivé de déjeuner en ville au Marest, la cafétéria du centre. Les marmots exultaient en déplaçant leurs plateaux le long des buffets, avant de se régaler de feuilletés au jambon, de frites et de sorbets aux fruits de la passion. Emmanuel en raffolait. À l’écouter, on y serait allés tous les quinze jours, mais on n’était pas non plus Crésus et, quelque part, ça nous arrangeait bien.

En repliant son portefeuille avant de regagner la voiture sur le parking, Bichon a aperçu la photo en noir et blanc de son permis de conduire, intacte sous la protection en plastique. D’ordinaire, il n’y aurait pas prêté attention, mais, en détaillant un court instant la peau imberbe de ce jeune homme au regard indécis, encore ignorant de lui-même et renvoyant sa candeur à l’objectif, la ressemblance avec Emmanuel l’a mordu à la gorge : son fils finalement au même âge, en plus flou, en moins élégant. Un air de famille à vous coller le vertige.

Ava a dû sentir la bouffée mélancolique menacer leur excursion, car elle a vite entrepris de chasser le nuage toxique, déposant un bisou sur sa joue – hop ! – et ajoutant qu’il piquait moins qu’elle n’aurait pensé. Cela a produit son effet, suffisamment pour qu’il s’installe derrière le volant sans flancher et glisse la clé dans le contact, enfin essaie, parce qu’ah oui, c’est vrai, il faut tirer sur ce machin qui ne ressemble pas à un frein à main et appuyer là pour démarrer, satané engin, je te jure… Soudain, la musique est revenue dans l’habitacle. Ils en ont tous tressailli. Robert Charlebois s’est mis à chanter, en roulant doucement les r : La solitude est ma petite sœur… pour pas qu’elle crie, pour pas qu’elle pleure… je lui prends la main, et on s’en va ailleurs, toujours ailleurs…

Malgré la longue histoire de Joseph avec la messe, ses reprises de Jo Dassin sur le tracteur et ses envolées rock en bagnole, ses solos de ténor ont toujours évoqué la supplique d’un chien dont on aurait coincé la queue dans la porte. Pas question pour autant de résister à l’appel, il y est allé aussi de son refrain et avec le cœur. Les paroles étaient faciles à retenir, il suffisait de répéter ailleurs, ailleurs, toujours ailleurs, et il a eu le sentiment que ça ne rendait pas si mal au bout du compte : son timbre guttural s’ébréchant dans les aigus, la voix naturellement amplifiée de la mère, ainsi que l’écho perché de la gamine, l’ensemble ne devait pas être dénué de charme. D’où il était en tout cas, la chorale lui a paru mélodieuse.

Suivant l’injonction du Québécois à la lettre, il a ainsi conduit leur bonne humeur ailleurs, ailleurs, toujours ailleurs, et même à bon port, on n’en demandait pas tant. En l’occurrence, il s’agissait d’une baie, superbe et demeurée sauvage malgré l’aménagement touristique. Alors t’as vu, a commenté Ava d’un ton péremptoire, en se penchant afin d’admirer le panorama à travers le pare-brise : qui est-ce qui avait raison ? Et même si en vérité, elle n’y était pas pour grand-chose, pas directement responsable – soyons honnêtes – de l’érosion merveilleuse des falaises et de la palette chromatique éblouissante devant eux, il l’a remerciée généreusement, comme si c’était son œuvre.

Dès qu’ils ont posé pied à terre, le vent les a secoués, pareil aux embruns de sa presqu’île. Il a reconnu avec bonheur l’odeur du varech et des remous, qui cinglent les narines et vous giflent les sens, puis a écouté le bruit de la mer à s’en étourdir, certain que la brise provenait de chez lui, qu’elle avait parcouru des milliers de kilomètres pour venir l’embrasser dans le cou. Intimidé face à la grande bleue, reconnaissant, en manque, il a lavé ses yeux dans cet horizon qui lui laissait enfin le champ libre. Ensuite seulement, il a retiré ses chaussures et foulé le sable. Il ne s’est pas écoulé longtemps avant qu’il ne retrousse son pantalon sous ses genoux, façon corsaire. Les filles n’ont pas tardé à l’imiter, avançant bientôt avec lui sur la plage, la proéminence bringuebalante d’Abigail au milieu.

Ava a tellement couru après les oiseaux qu’elle est sonnée à présent. Ivre, on dirait. Deux grammes de joie dans le corps. Elle est apte pour le bonheur, ma môme, murmure sa mère, je ne sais pas de qui elle tient ça, j’espère qu’elle ne le perdra pas. Le sol argileux contraste avec la nuée de bécasseaux qui frôlent l’écume. On dirait un banc de poisson en survol, un nuage gris épousant la surface. Il y en a des milliers. Des centaines et des centaines d’ailes s’agitent à quelques mètres d’eux. C’est leur escale entre l’Arctique et l’Amérique du Sud, on a du bol, on les voit bien aujourd’hui, commente la Canadienne, fascinée. Joseph est stupéfait. Il aimerait partager cette splendeur avec Aude. Peut-être y reviendront-ils ensemble un jour, afin de présenter son pays d’origine à la petite, ces contrées qui appartiendront à son histoire. Ils lui montreront la colonie d’oiseaux, emporteront une paire de jumelles, se lanceront dans une grande expédition ornithologique à Johnson’s Mills, puis passeront saluer les Lizotte, s’ils sont d’accord, et prendre des nouvelles d’Ava, qui sera devenue une belle jeune fille.

Ce voyage suscitera beaucoup de questions et les explications ne seront pas aisées à fournir. Il les distillera probablement au fur et à mesure, de manière à ne pas heurter sa sensibilité. Elle ne l’appellera sûrement pas papa, certainement pas papy non plus. Il faudra trouver un compromis, un mot-valise pour transporter cette complexité. Il lui racontera la succession de malchances précédant sa naissance, ainsi que le grand désir qui y a présidé. Il tournera le globe de la chambre d’Emmanuel, pointera du doigt l’Amérique du Nord, les grandes migrations, l’enchevêtrement des peuples et l’incroyable capacité de l’homme à se perdre et à renaître. D’ici-là, la géopolitique aura changé, les tomates pousseront – pourquoi pas – en décembre et à cent mètres en face, les restes du corps de son garçon auront peut-être rejoint la tombe qui les espère. Ils graveront des croix sur les arbres pour se mesurer à la nature, pour absorber le temps. Ils arracheront les mauvaises herbes une par une, en fredonnant des fadaises. Ils se baigneront à Siouville tous les jours, autant qu’elle le voudra, à moins que la disparition du Gulf Stream n’ait déjà fait descendre les banquises, des tribus de bécasseaux égarés sur leurs dos. Il les désignera alors : Tiens, je connais ces piafs-là, on s’est croisés il y a un bail, tu étais sur le point d’éclore, ils sont venus te rendre visite, tu devais trop leur manquer. Il espère que les digues ne céderont pas trop rapidement. Il aimerait la voir piloter un optimiste jusqu’à l’île Pelée. Il n’est pas bon navigateur, mais elle lui apprendra et ils traverseront la rade à vive allure, les bourrasques dans ses cheveux qu’elle aura si épais.

Si la houle est favorable, une autre femme partagera l’aventure, une cliente du salon de coiffure – qui sait ? – que sa fille aura réussi à lui vendre mieux qu’une autre. Ils pouponneront ensemble, recréant le mythe de la famille, sans toutefois en être dupes. Les gens les trouveront bizarres. Ce que l’on n’invente pas de nos jours ! Il endossera les rumeurs, les quolibets. Ses épaules larges sont taillées pour, sa petiote aura le droit d’y pleurer. Puis viendra le jour où elle lui reprochera de ne pas l’avoir confiée à l’adoption, comme sa porteuse le désirait, de l’avoir privée d’une maman, d’un papa, d’une histoire presque ordinaire en comparaison de ce rafistolage audacieux. Viendra le jour où il devra lui demander pardon, il s’y prépare déjà. Il confessera humblement, sans se dérober à ses responsabilités : je suis désolé, je n’ai pas eu le courage de t’abandonner. C’était sûrement très égoïste, mais je t’aimais. Et j’ai pensé, peut-être à tort, que je saurais t’offrir, malgré tout, une enfance.

Aude venait de lui dénicher un billet économique pour Paris, après avoir étudié tous les comparateurs de prix d’Europe. Elle était fâchée qu’il ait changé d’avis. Il n’aurait pas pu comprendre plus tôt qu’il n’allait jamais renoncer, parce qu’un Lecerf ne renonce pas, c’est comme ça depuis la nuit des temps ! Elle a raccroché avant de lui dire des choses qu’elle aurait pu regretter, a rappelé pour discuter calmement, puis a proféré par mégarde toutes ces choses qu’elle craignait précisément de regretter. En lui téléphonant pour la troisième fois, elle s’est mise à sangloter. C’est vrai, qui pense à elle dans cette histoire, à la fin ? Qui se demande si elle se sent seule ? Tous les types corrects sont pris, son horloge biologique aura fini de tourner quand le flot des divorcés déferlera et son père n’a pas de meilleure idée, en gage de soutien, que d’attendre un petit troisième, de son frère de surcroît ! Son vœu n’a rien d’original pourtant : un mari, des enfants, un chien. Est-ce trop demander vraiment ?

Le Normand aimerait tant serrer sa grande dans ses bras, face à ce paysage propre à ensevelir l’amertume, où tout s’épand avec majesté. L’océan creuse des tranchées dans la terre orangée. Le vert des touffes d’herbe éclate, répondant aux bosquets de conifères bordant les galets. Les blocs de pierre semblent plus vieux qu’ailleurs. Quelque chose de brut, d’apaisé émane des vagues azurées qui les lèchent. Joseph ne connaît que les landes dorées par les ajoncs, les dunes vallonnées, les versants granitiques. Chez lui, la poudre fine répandue sur le littoral est d’un beige éclatant, alors que la texture lourde du limon revêt ici la couleur des marrons chauds. Il n’a jamais vu autant d’oiseaux non plus. Une tempête de plumes à ses pieds. Les nuances roses, grises, jaspe teintent la peau des estivants assis sur la plage, leur conférant une douceur irréelle. Certains attrapent la scène avec leurs téléphones, comme on retient un ami par la manche, d’autres y renoncent, laissant le spectacle les absorber tout entier.

Parmi eux, Ava virevolte, libre, essoufflée. D’une immobilité tranquille, sa mère se tait, son ventre droit devant, gonflé telle une voile. À leurs côtés, Joseph ne se lasse pas de contempler les écueils saillants et les roches engluées. Il voudrait s’y étendre, encore et encore, s’embourber dans les vasières de la baie, débusquer les crevettes avant que les becs affamés ne fondent sur leurs carapaces, puis s’asperger des gouttelettes fraîches de l’Atlantique jusqu’à la nuit. La journée est lumineuse. Belle à en oublier les questions. Et l’homme vieillissant ne peut s’empêcher de penser que tout cela est juste, qu’il n’y a rien d’autre à accomplir, aucune autre voie à suivre. Dans le frottement d’ailes et le pépiement étourdissant autour, un horizon se dessine. Il l’envisage.