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Joseph n’a pas envisagé l’hypothèse de leur mort, ni à l’une ni à l’autre. Comme les quotas laitiers, il a cru bêtement qu’il avait atteint le seuil autorisé, il y a des limites, il faut en laisser aux autres, qu’il y ait des enterrements pour tout le monde. La clarté du couloir désert où il attend l’aveugle. Tout est trop blanc, trop brillant, trop propre dans cette clinique. Il aimerait entendre des cris, du bordel, voir des gens courir. Ce silence le terrifie. Ce n’est pas une maternité, c’est une morgue. Si encore Chiasson les avait accueillis avec le sourire, alors ça, quelle coïncidence, moi qui suis de garde le jour du tintamarre, vous allez me remonter le moral ! Ma femme est allée à la procession de l’Assomption, il y avait du monde, elle est au concert en ce moment, apparemment ça joue du washboard, le groupe envoie du tonnerre, mais asseyez-vous donc, quel bon vent vous amène ? Malheureusement, l’obstétricien n’a pas eu le temps de le saluer, il a filé vers la salle de travail, front bas, jambes à l’équerre. À l’heure qu’il est, il prononce peut-être l’heure du décès.

Les mollets de Bichon flageolent. Ses orteils se recourbent dans ses chaussures étroites et des frissons pareils à des coulées de lave lui consument l’échine. Lorsque la porte s’ouvre sur les bras ballants de la sage-femme, il s’est déjà préparé aux condoléances. On a la décence de ne pas lui présenter la dépouille de sa chimère, on préfère revenir les mains vides, sans doute pour l’amener en douceur vers le pire. La petite n’a pas crié, il l’aurait entendue briser ce mutisme effrayant. Pas même un son pour protester une première et dernière fois contre la cruauté de la condition humaine. La branche s’est cassée sans bruit, la terre se chargera d’ensevelir les bourgeons qui n’ont pas pu éclore. La midwife prononce une phrase en anglais, qui doit signifier que la mère le réclame à son chevet, si vous voulez bien me suivre, une formule dans ce goût-là, en tout cas il est certain de distinguer le mot mother au milieu des phrases malaxées. Abigail a survécu, c’est déjà ça. Pour le reste, pas la peine de se fatiguer, il connaît. Il a déjà pratiqué la traversée des corridors impersonnels, l’esprit détaché du corps, façon Sainte Vierge en route pour le Paradis – ou l’Enfer en l’occurrence – il n’en est pas à sa première tragédie.

Dans la pièce où on l’abandonne, il est surpris par le ventre énorme d’Abigail, allongée sur un lit médical. Il pensait qu’elle dégonflerait davantage. Marie-France ne tenait pas à étaler sa baudruche sous ses yeux les jours suivant la mise bas. Il a oublié la chair distendue par les neuf mois de cohabitation et la reprise progressive des rapports après le passage de l’enfant. Moi, j’ai eu droit au périnée complet, se targuait son épouse en entamant son récit d’ancienne combattante, tandis que sa copine décrivait centimètre par centimètre sa cicatrice de césarienne, fini le bikini. Déchirure intégrale, rigolait la mère, je n’ai pas fait dans la dentelle, ce n’est pas sur le coup que j’ai dégusté, dans le feu de l’action, on ne sent plus rien, c’est le lendemain. Impossible de m’asseoir pendant dix jours. Ça me lance rien que d’y repenser et Joffe qui n’attendait que de remettre le couvert, merci bien. Si j’avais su que pour le deuxième ce serait pire, je n’y serais pas retournée, ligature des trompes direct, allez zou à la benne.

La guerre a ceci de précieux qu’elle vous fabrique une batterie de souvenirs, des sujets de conversation pour la vie. Dans la pyramide des âges, la génération du Normand est passée pile entre les batailles. Ni morceaux de bravoure, ni blessures sévères. Son service militaire s’est écoulé dans une tristesse banale, loin de ses rivières, de ses champs, de son indispensable solitude. Seules les courses d’orientation le sauvaient de l’ennui. On jetait les bidasses à l’aube en pleine forêt. Les parfums de rosée et de musc réveillaient les sens, rachetaient les longs mois de caserne et décuplaient l’endurance. Ses anecdotes de régiment ne lui ont cependant jamais paru dignes de rivaliser avec les faits d’armes de ces dames, ni d’être partagées autour d’une tasse de thé.

L’agriculteur ne s’est jamais senti à son aise dans ces univers féminins. Crainte de prononcer le mot qui fâche, de manquer le sous-entendu, de poser le pied au mauvais endroit. Dans la salle de travail exiguë, sa maladresse atteint son paroxysme. Il a du mal à enfiler la blouse en papier tissé, le liquide antibactérien mousse abondamment dans ses mains, il ne trouve pas de quoi les sécher et reste planté là, tel un arbre mort. Dieu qu’il est emprunté dans cette lumière tamisée, attendant bien droit la suite des instructions, qui ne vient pas. Approche-toi d’elle enfin, lui souffle Marie-France sur l’épaule. Demande-lui si elle souffre. Empresse-toi un peu, prends-la dans tes bras. Sa femme en a de bonnes, la situation n’est pas des plus engageantes. Il préfère y aller délicatement, afin d’envisager la meilleure manière d’aider l’Acadienne, dont le visage crispé demeure rivé au mur. Il vérifie pour tenter de comprendre, non vraiment cette cloison n’a rien de singulier ni de particulièrement attractif : peinture neuve, sans aspérité méritant qu’on la fixe avec une telle obstination. Il tergiverse, indécis sur la façon d’opérer. Si son épouse cessait de l’engueuler déjà, il parviendrait à rétablir son autorité naturelle, le juste dosage entre discernement et spontanéité. D’accord, d’accord, marmonne-t-il finalement pour contenter la défunte, ne t’énerve pas, je vais lui parler.

Tu as mal ? lance-t-il, dans ses petits souliers, en direction de la parturiente. Ils m’ont posé la péridurale, souffle-t-elle dans son dos sans se retourner. Ça ira mieux dans quelques minutes. Il réprime les questions qui affluent : a-t-elle vu le corps sans vie du bébé ? Où l’ont-ils emmené ? Était-il déjà mort dans son ventre ou le problème s’est-il révélé à la naissance ?

La chute dans la fontaine semblait si ridicule, un petit plouf de rien du tout, serait-il néanmoins possible de juger Joseph coupable de cette nouvelle apocalypse qui les frappe ? Abigail expire lentement, le front strié de rides que sa jeune peau ne se croyait pas capable de former. Elle est rouge, compacte et saturée d’une énergie qui densifie l’air autour. On dirait qu’elle produit de la fumée. Il hésite, puis repositionne une mèche de cheveux qui tombe sur son nez. Il lui arrivait de faire ce geste, lorsqu’il bordait Aude, déjà endormie à son retour de l’étable.

Elle esquisse un sourire. Je suis désolée pour les insultes et les coups, j’avais peur, le sang ce n’est pas normal et puis je ne la sentais plus. En remuant son bassin inconfortable, sa tunique d’hôpital découvre le tuyau de la perfusion épousant la ligne de sa colonne. Comment vont-ils l’appeler ? poursuit-elle. Qu’a-t-il décidé ? Il lui prend la main, en réfléchissant le plus vite possible à un prénom qu’il aimerait suffisamment pour l’attribuer à un bébé et pas assez pour qu’il meure aussitôt avec lui. Ses synapses fatiguées se chargent d’égrainer une liste : Coralie, Floriane, Violette, Aurore…

Entrant brusquement dans la salle, une sage-femme française interrompt cependant son inventaire – bonjour, je m’appelle Céline, je vais vous examiner – et il se tourne immédiatement vers l’autre mur, finalement bien pratique à regarder. Perfect, let’s go honey ! conclut rapidement la soignante en retirant ses gants en latex de l’entrejambe de sa patiente, qui ne semble s’offusquer ni de son ton de pom-pom girl, ni de l’arrivée en fanfare de Chiasson derrière elle. Coopérante, la patiente se redresse même à leur injonction, fléchit les genoux, enfonce les pieds dans la table et commence à pousser. Joseph a peur de comprendre : la petite n’est pas expulsée ? Qu’est-ce que c’est que cette blague ? Attendez une seconde, pourquoi assisterait-il à cette boucherie, après tout, au sens strict du terme, il n’est pas le père… Alors qu’il s’apprête à fuir, l’accoucheuse augmente du bout de ses doigts de fée le volume sur le monitoring, dont le son avait été coupé, et stoppe net Joseph dans son élan. Le cœur du fœtus bat à plein régime, tous décibels dehors, revenu du royaume des morts, ressuscité !

Estomaqué, Bichon entame une sorte de malaise, qui n’échappe pas à la vigilance de Chiasson. Ça va, mon vieux ? Si vous ne tenez pas le coup, il faut sortir, on va avoir besoin de se concentrer sur ces demoiselles maintenant, les messieurs sont priés de bien se tenir. Les tympans bourdonnants, il acquiesce, égaré. Pendant ce temps, la maïeuticienne encourage la jeune femme à y aller, c’est parti, à fond et fort fort fort, voilà c’est bien on respire, on récupère, relâchez, on va recommencer en poussant un peu plus en bas, par les fesses, comme pour aller à la selle, vous voyez ce que je veux dire ? Il n’y a pas de souci, ça va venir, on ne se précipite pas, on va y arriver, on repart sur la prochaine contraction, OK ? Vous êtes prête ? Oui, c’est beaucoup mieux, vous sentez la différence ?

Joseph est trente-neuf ans en arrière, dans un espace-temps pareillement irréel. Elle est vivante, alors ? Il doit parvenir à le bégayer, puisque l’obstétricien se donne la peine de répondre : Évidemment, qu’est-ce que c’est que cette question ? D’ailleurs, vous aurez bientôt l’occasion de vous en rendre compte, car elle semble pressée de sortir, on aperçoit déjà la tête. La chef d’orchestre atténue l’intensité désormais, piano, piano, doucement, du calme, c’est formidable ce que vous faites, une vraie championne, je sens les cheveux, ça y est presque, reprenez votre souffle. Et le sang, le sprint, la panique tout à l’heure ? insiste le père Lecerf, hébété, en direction de Chiasson, qui chuchote : Elle nous a fait une petite frayeur, mais pas de décollement placentaire, l’effacement du col a été brutal, puis la dilatation s’est ralentie, ça arrive. Heureusement sinon c’est vous qui auriez été chargé du pot d’accueil sur le parvis de la mairie. Joseph fixe la mère qui semble ne pas souffrir, magie du XXIe siècle. Seuls de minces vaisseaux éclatent dans ses yeux tendus vers l’objectif. Elle ne supplie pas qu’on la délivre, donne la vie sereinement, sans douleur. Et la tête sort à présent, ça y est, on la touche, on l’attrape et voici les épaules, not too fast honey, gently, here we are, les néons vacillent au-dessus, bleu, blanc, rouge, vive l’Acadie, la fête continue, le barbu part à la renverse.

C’est le braillement qui le réveille. Il perfore les oreilles, balaie la torpeur. Tout est fini, tout commence : elle est là ! Arrachée aux limbes, essuyée à la hâte, recroquevillée, gesticulante et hargneuse. Nachue, fille de nachu, songe-t-il en revenant à lui. Elle beugle, s’époumone, vous ne l’entendez pas ? Vivante on vous dit, des mèches en pétard collées au crâne, deux pistolets perçant les fentes de ses yeux furieux, vous ne la voyez pas ? C’est elle, la voilà, infime morceau de révolte lancé dans l’ascension du buste de sa mère – ou de celle qu’elle considère comme telle – s’agrippant, fouissant, cherchant avidement ces seins sur lesquels elle se vautre, se love, s’apaise, en possession du Graal, enfin, ils ont compris.

Il y a un silence, Abi ne sait plus où regarder : la porte, le mur, Chiasson. Elle n’ose pas la toucher, ni croiser ses yeux. C’est Joseph qui s’y colle, ce sont les siens qui rencontrent ceux du nourrisson en premier. La petite paraît surprise, sa pilosité peut-être, son maquillage mal essuyé… il n’a pas eu le temps de se pomponner, pardon, enfin elle n’est pas non plus sur son trente-et-un, sans vouloir ouvrir d’emblée le grand livre des reproches. C’est vrai, rien ne ressemble plus à un bébé qui vient de naître qu’un autre bébé qui vient de naître, il ne va pas non plus s’extasier sur son œdème et sa peau rouge. Pourtant, il a beau rester sur ses gardes, sa capitulation est prompte, tu parles, bien obligé. Ce n’est pas la bouille fripée, le museau gonflé de sommeil, ni même les mains gracieuses, qui ont l’heur de le charmer, c’est cette incroyable force qu’elle dégage. Une irradiation tranquille, atomique, on dirait qu’elle ne s’en rend pas compte. Ne te moque pas, Marie-France, comment veux-tu que je m’en sorte ? soupire le pauvre spectateur du miracle. Tu l’as vue ? C’est bien ta petite-fille, tiens, inutile de lutter. Il n’y a plus qu’à se laisser éblouir.

Chiasson s’en rend compte et la lui pose dans les bras. La surrogate a tourné la tête, pas de tétée d’accueil, allez-y, prenez-la. Bienvenue, susurre Joseph à la foudroyante, qui le toise en fronçant les sourcils. Les dents sûrement. Je sais, il m’en manque quelques-unes, je vais m’en occuper, je te le promets, je vais faire des tas d’efforts pour toi, ne t’inquiète pas. Le chef de service a une demi-larme qui pointe, bon, il en a vu d’autres, on ne va pas s’appesantir, enfin tout de même, ce vieux loup de mer a du cran, sa pudeur emporterait la sienne. Il serait temps qu’une urgence l’extirpe du bourbier émotionnel où il s’enlise. Malheureusement, son téléphone ne sonne pas, à croire que le jour de la Vierge, les femmes évitent de délivrer le fruit de leur péché. Le lendemain est une date plus commode : on y célèbre la Saint-Armel, Saint-Roch et la mort d’Elvis. Il y a de l’affluence, mais la symbolique s’allège. Stricto sensu, Abigail peut toutefois se le permettre : même si par chance elle a omis de rester vierge, cette naissance demeure une immaculée conception.

Soucieux de mettre un terme aux effusions, le gynécologue congédie tout le monde afin de jouir de l’intimité nécessaire à la suite de son intervention. Il convient en effet de s’assurer que cet utérus et ce regard vide ne cachent rien de suspect. Parfois, on oublie un petit quelque chose, qui gangrène tout le reste. On va regarder cela de plus près et discuter un peu tous les deux, d’accord ? sourit le docteur, en empathie avec l’accouchée, plus ébranlée qu’elle ne l’envisageait. Joseph guette l’approbation d’Abi : C’est bon pour elle, ils peuvent la laisser ? Aller ensemble aux premiers soins, bras dessus bras dessous, tel père telle fille, elle en est sûre ? Il n’obtient pas de réponse, sinon cet ordre, au milieu d’un râle fatigué : Prends-la, je te dis, partez.

La sage-femme emporte la miette engloutie dans une serviette-éponge. Un mètre derrière, Bichon surveille chacun de ses mouvements de claquettes. Qu’elle ne s’avise pas de glisser ! Attention, le sol est astiqué ici. Rassure-toi, ça sent meilleur dehors, ma poupée, je vais te montrer, moi, sans la Javel, comme c’est odorant la vie : les clématites, le jasmin, le chèvrefeuille, le fumier, la terre gorgée de pluie, tu verras, ça violente les narines à en donner le tournis. Il est pressé de lui raconter, il va vivre centenaire pour achever son récit. On ramassera les bogues au pied des châtaigniers, on dorera leurs akènes au feu de cheminée, on ratissera les plages aux grandes marées, on dégustera nos praires avec des spaghettis à l’ail, on boira le lait de vache à la sortie des pies, on jouera au domino, au foot, à la pétanque, au coiffeur, on tressera ma barbe si tu veux, on fabriquera des bateaux, des gâteaux, des bouquets et tu me liras les romans de ton père, un par un, pour m’apprendre le monde, tu veux bien ?

Il a hâte de la rassurer : c’est une question d’hygiène, on naît, on meurt dans des endroits bizarres, pas du tout ressemblants à ce qui se passe entre les deux, crois-moi, ça grouille à l’extérieur, rien n’est feutré, filtré, la musique te transperce, la lumière te chauffe le corps, ça croasse, ça meugle ! On étalera les draps de bain sur le sable et on y enterrera nos orteils, on chassera les moustiques, on courra sous la grêle, on jettera des boules de neige et, si elle ne tombe plus, on fabriquera des nuages pour se rouler dedans, on ouvrira les fenêtres, on comptera les éclairs, on se dorera la pilule sur le port et on fermera nos paupières pour capturer le soleil. Il y aura les soirs d’élections aussi, fromage et pinard au pied du poste, on chambrera les bouteilles, on éduquera ton palais, concours d’imitations, commentaires des débats, fièvre qui monte, journalistes qui meublent, indignation et retour d’espérance. On parlera d’Europe, d’écologie, des claques qui se perdent et des valeurs aussi. Ici, tout est muet, vase clos, attends un peu, ce n’est pas ça, sois patiente, aie confiance, tu sauras bientôt comme c’est drôle, intrigant, lumineux, énervant, sensationnel, escarpé, bouleversant, je t’assure, il faut me croire, ma petite, ma toute petite-fille, le chemin vaut la peine.

Au bout du couloir, le ballet se poursuit dans une salle blanche. Une puéricultrice s’empare du précieux colis, le pose sur une table à langer, se munit d’un carnet et commence la batterie de mesures. 10 au score d’Apgar, sorry, I’m bothering you again, don’t move please, be a good girl. Il admire les réflexes ataviques de la créature rebelle qui se débat, dont chaque ongle est une griffe. Une douche à cette heure-ci, vous plaisantez, j’espère ? Je viens de passer neuf mois dans un jacuzzi, vous ne pourriez pas avoir l’obligeance de régler la température au moins ? Évidemment, je hurle, trempez vos doigts dans le pédiluve, vous allez vite comprendre ! Son épiglotte s’agite au fond de sa bouche béante, sa voix stridule, ses pieds maladroits protestent, si elle avait des dents, elle leur arracherait la peau. Plus il la contemple, plus il la trouve parfaite.

C’est bientôt fini, the end ? demande-t-il à la tortionnaire, qui acquiesce sans cesser de malmener les trois mille deux cents grammes devant elle. Et voilà qu’elle lui fourre un tuyau d’aspiration dans le nez à présent ! Enfin, ce n’est pas possible, laissez-la tranquille, vous voulez que je vous mouche moi aussi ? Il se courbe, afin de la rassurer : La dame vérifie que tout va bien, mon petit cœur, tu sais, il y a des règles ici, un paquet de normes, tu n’as même pas idée, on essaiera de s’en délester au maximum, pour le moment je ne peux pas interférer, je ne suis pas chez moi, pas dans ma langue, tu as remarqué, on ne parle pas pareil elle et moi, c’est de l’anglais, tu as dû souvent l’entendre dans le ventre de ta maman, enfin Abigail n’est pas exactement ta mère, tu l’as compris également, je suppose.

La petite écoute le drôle de type aux yeux clairs, qui lui cause près du front pendant qu’elle s’égosille. Il a l’air gentil, elle ne peut pas penser autre chose, elle doit sentir la boule d’amour, presque 100 kg n’empêche, qui lui tombent dessus d’un seul coup. Désolé, je ne t’écrase pas trop ? sourit-il. Il n’y a pas où se tourner là-dedans, tout est fragile, cassant, mes paluches sont énormes à côté des tiennes, je ne suis pas à l’échelle ! Elle agrippe sa main en le fixant avec une puissance infinie. Il rit. Il se sent gigantesque.

What’s her name ? s’informe soudain l’examinatrice, un crayon suspendu au-dessus d’un bracelet rose. Sorry ?…, panique-t-il en faisant volte-face. Name and forname please ? Il hésite un instant. Doit-il donner le patronyme d’Abigail, le sien, laisser un point d’interrogation ? La responsabilité lui incombe, il la saisit à bras-le-corps : Lecerf, like the animal, réplique-t-il, sûr de lui, c’est le nom de mon fils, enfin le mien, with a « f » à la fin.

Elle note sans commentaires, puis attend la suite. Pardon ? Ah oui d’accord, le prénom bien sûr, il en faut un aussi, c’est l’usage, alors attendez, ne bougez pas, deux petites secondes, je suis à vous tout de suite. Le cerveau rembobine, cette fois l’exercice diffère, elle va vivre et a besoin de syllabes qui sonnent, se distinguent, aient de l’ancrage, s’envolent, un truc du côté des Vikings, des Français, des Acadiens, de l’Amérique… Il part de la lettre A, mouline, passe en revue : Alexa, Claire, Johanna, Marie, Suzanne, Victoire, elle l’interrompt in extremis alors qu’il atteint le Z. You can make your decision later if you want, it’s okay. Zélie ! lance-t-il alors, essoufflé. Writing Zélie s’il vous plaît, persévère-t-il en épelant les cinq lettres. C’est un prénom de chez nous, vous connaissez ? Pas très donné, toujours existé. Et joli, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que tu en penses, ma cocotte, ça te plaît ? Look how she’s staring at you, s’amuse la nurse. Yes, bafouille Joseph, on dirait qu’elle accepte. En l’absence de contradiction, il s’affranchit, décide pour elle, pour les autres, ça y est, il la nomme, se désigne et l’embrasse : il est le père.