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Le spectacle des touristes penchés sur leur guide amuse Joseph. Il pourrait les renseigner sur la route à emprunter, si Zélie supportait qu’il interrompe un instant sa marche. Ses coliques exigent un mouvement régulier, sinon sa rage est difficile à calmer. L’écharpe de portage a sauvé la vie de l’apprenti nounou. Au début, la manipulation du tissu le transformait en danseuse du ventre ou en momie. Depuis qu’il a dompté la toile de coton – au-dessus d’une épaule, puis l’autre, la taille, croisée devant, nœud derrière, première cuisse, deuxième et hanches dans l’axe –, le démon capitule. La fillette se fait cueillir au bout de cinq cents mètres. Il lui arrive même de ronfler, babines retroussées et nez enfoui, ah je t’ai bien eue, tu fais moins la maligne à présent, hein, tu vois que tu peux dormir quand je l’exige, à nous deux, Fredericton !

Le Cotentinois connaît le plan de la ville par cœur : parcs, Starbucks, mémères aux pigeons, punks à chien, cimetières, skateurs, kids garden, salles de yoga. Il est incollable désormais. Bientôt deux mois qu’il quadrille les rues en expliquant à Zélie le nom des choses, en ramassant les feuilles pour qu’elle touche, sente et explore l’infinité des sensations terrestres. L’automne est là, il est temps de s’en aller. Le vent soufflera également chez eux, bien sûr, mais ils se calfeutreront dans leur maison normande. Le chat sera content de les revoir, peut-être un peu jaloux. Aude préparera une fête et tout le village défilera afin de célébrer enfin la merveille, le cadeau du ciel, le poulet de raie, comme on nomme là-bas le poussin illégitime, né de la poule partie pondre le fruit de son péché dans la haie, après avoir fauté avec le coq du poulailler voisin. L’expression charrie sa part de tendresse, on la préfère au mot bâtard, nous ne sommes pas non plus des sauvages. On a eu beau décourager le père Lecerf de se lancer dans cette drôle d’aventure, maintenant les cartes sont rebattues et les félicitations pleuvent : elle est au monde, il est embarqué, il faut bien s’entraider. Sans compter que la gamine va insuffler de la jeunesse. Certes, chacun a ses petits-enfants, mais ce n’est pas comparable. Eux, on ne les voit pas pendant deux mois et bingo, on nous les colle en garde quand ça nous arrange le moins. On est des chic-ouf, heureux de les voir arriver, soulagés de les voir plier bagage. Avec la petite, on écrira une autre histoire, elle fera partie des meubles, du pousse-café, du tous les jours, on la verra grandir, poser ses yeux tout neufs sur nos rites poussiéreux, on prendra le temps de se connaître.

Le faire-part est aimanté sur la plupart des réfrigérateurs. Elle est belle ta petiote, mon Bichon, vous êtes tout sérieux sur la photo, c’est un professionnel qui l’a prise ? Avec le drap blanc, vous avez l’air de poser sur un nuage. Ce que tu parais fier, tu la tiens comme un saumon que t’aurais sorti de la rivière et ce n’est pas pour remuer le couteau, mais ça m’a frappée, moi, comme elle ressemble à Emmanuel, non ? Elle changera, on évolue vite à son âge, n’empêche que quand j’ai vu son regard perçant, je me suis dit mince, il a bien fait quand même, on ne pouvait pas l’abandonner cette gamine. Et tu sais quoi, ceux qui ne trouvent pas ça moral et pas très catholique, ben on les emmerde. On s’est même dit avec les copines qu’on pourrait faire le prochain calendrier avec elle. On ne va pas se foutre à poil chaque année non plus, faut pas déconner. À moins que tu désapprouves, on aimerait bien porter la petite dans nos bras à tour de rôle. Le jeu consisterait à la chercher sur la photo, toute crevette parmi nous, façon Où est Charlie ? Elle serait notre mascotte, la princesse qui grandirait dans nos cœurs du 1er janvier au 31 décembre, qu’est-ce que t’en penses ?

Joseph lit à Zélie tous les messages qu’il reçoit, les témoignages de soutien, l’impatience de la connaître. C’est ta chance cet amour disponible, tu n’as pas de maman, mais vingt bras maternels ! Et puis, il y a tata Aude bien sûr, qui ronge son frein de ne pouvoir les rejoindre. Son employeuse est compréhensive, seulement elle a épuisé ses congés et on a besoin d’elle au salon. Garde des forces et de l’argent pour la suite, l’a suppliée son père. Les deux mois seront vite passés, de toute façon pour l’instant ta sœur – nièce ? – ne reconnaît que moi, son biberon et la petite vache que tu lui as envoyée. Elle lui bave sur l’oreille toute la journée, je ne serais pas surpris que Meumeule soit l’heureuse élue.

Normalement, tout est en ordre côté administration. Joseph a réservé leur vol, il devrait recevoir les papiers l’avant-veille de l’embarquement. C’est curieux, il n’a même plus peur de grimper dans la carlingue. Il a hâte, si hâte que leur vie commence. Dans l’attente, le tourbillon avance avec lenteur. Il s’écroule en même temps que le nourrisson, à toute heure, au moindre répit, vacillant sur un banc public, se roulant en boule à côté d’elle sur le canapé du salon, ou à plat ventre, bim, d’un seul tenant, tête la première, sur le lit.

L’appartement est confortable. Emmanuel et Bérenger avaient bien orchestré les choses et les propriétaires exilés en Argentine ont laissé derrière eux un endroit chaleureux, dans lequel il pourrait se sentir chez lui si sa ferme ne lui manquait pas autant. C’est l’herbe surtout, l’odeur de l’humus imprégné d’eau, dont l’absence lui arrache le cœur. Et ses arbres également, rater la floraison, les premières couleurs d’octobre, les haricots qu’il n’a pas pu goûter et les épinards qui n’ont pas pris, apparemment il y a eu de la gelée. On entretient son potager, on déracine, on temporise, seulement leurs efforts n’équivalent pas les siens. Ils auront beau s’échiner, il ne trouvera rien comme il faut à l’arrivée, rien tel qu’il aime et il en sera tout moué.

On aura du boulot en rentrant, la prévient-il, on ne va pas chômer. Ce n’est pas le tout de roucouler dans mes bras. Dès le mois de mars, finis les mamours ! Je te mets à contribution, et sérieusement. Il la posera à quatre pattes sur le gazon, une binette à la main, histoire de faire du clair dans tout ça. Et puis il faudra dormir la nuit aussi, parce que dans les bouquins, il y a marqué trois mois, il te reste six semaines, ma vieille, pas une de plus, pour faire tes preuves. J’ai l’air sympathique, ne t’y fie pas trop quand même, je peux être drôlement sévère quand je me décide. Zélie en profite pour esquisser une risette. Elle a réponse à tout, comme son père biologique, cette parade est très agaçante. Il lui caresse le front en l’engueulant, c’est ça, mademoiselle se croit tout permis, continue à te moquer de mes mises en garde, rira bien qui rira le dernier.

Il a commencé à potasser Le Guide des parents imparfaits, un essai exposant les préceptes de la discipline positive, sur la couverture duquel l’insoumise s’est empressée de régurgiter. Non qu’il soit amateur de pédagogie, mais puisqu’il doit être de la génération suivante, voire de celle d’après, il s’informe, s’assouplit l’esprit. L’auteur y déconseille vivement le chantage et la maltraitance émotionnelle. Ah ben tu parles, nous n’y sommes pas complètement tous les deux, hein ! Ce serait plutôt à moi de porter plainte, tu ne crois pas ? Et voilà qu’elle me refait du charme, si tu t’imagines que cela va suffire jusqu’à ton bac, tu te fourres le doigt dans l’œil, mon moineau, il va falloir trouver autre chose, je ne vais pas être gaga ad vitam aeternam, j’ai bien l’intention de me ressaisir, figure-toi. D’ailleurs si tu me laissais le temps de progresser jusqu’au chapitre trois, leurs recommandations avisées me donneraient l’occasion de te clouer le bec.

L’agriculteur soliloque dans la rue, la petite tirebouchonnée contre son torse. Les passants ne s’en préoccupent pas. On s’est habitué à croiser des gens gesticulant, qu’il y ait quelqu’un au bout du fil n’intéresse plus personne. Seule une fillette juge la scène digne d’intérêt et l’apostrophe du plus loin qu’elle l’aperçoit : Joseph ! Ouhouh ! Joseph ! Qu’est-ce qu’Ava peut bien fabriquer dehors, en plein après-midi ? Avec sa mère de surcroît ? Le sexagénaire se crispe, rapport au pacte scellé avec le père Lizotte. Depuis la rentrée des classes, il a toujours pris soin d’éviter les abords de l’école. Pas de communication, chacun chez soi, chacun ses regrets.

Bien obligés à présent de se dire bonjour. La pipelette s’est déjà précipitée à sa rencontre. What ? Je croyais que t’étais reparti en France ? Je suis trop contente de vous voir. Je suis sortie plus tôt aujourd’hui pour aller chez Richard, le monsieur qui soigne mes peurs. On fait des jeux vidéo, il me met des capteurs sur la peau. Ça chatouille, mais ça va quand même. Si je respire trop vite, la pierre fonce dans le mur, il faut que je la bouge tout doucement tout doucement avec mon souffle, je ne te raconte pas, c’est hyper dur. Ava touche le front chaud de Zélie, qui transpire sous son monceau de tissu. Et ça y est, elle s’extasie : Oh elle reste minus, mais elle a changé, coucou chouchou, ça va ? Elle dort encore ! Elle hiberne ou quoi ? Eh, c’est pas la saison, t’es en avance, wake up, darling !

Bichon n’ose pas regarder Abigail, qui prend sur elle, des cernes sous les yeux. Il se contente de jeter entre eux une phrase polie. Bonjour, tu vas bien ? Oui, merci, réplique-t-elle sur le même ton factuel. Allez, Ava, on va être en retard. Deux secondes, maman, s’il te plaît. Tu as repris le boulot ? s’enquiert-il pour draper leur embarras d’un sujet de conversation. À la patinoire. J’ai raté les inscriptions pour la formation qui m’intéressait, mais je vais peut-être suivre des cours du soir. Super ! crie-t-il bêtement en retour, parce que la gêne induit ces échappées sonores. Elle a l’air gentille, poursuit Ava, parce que les enfants adorent envenimer les choses. Elle est gentille ? insiste-t-elle, en désignant le nouveau-né. Joseph incline à peine la barbe. J’en étais sûre, tu as vu maman, elle a de grosses joues. Manque de chance, au moment où Abigail jette un œil distrait et distant vers la chose pour couper court, bon, voilà, oui j’ai vu, merci on dit au revoir maintenant, le nourrisson fait du zèle et s’enorgueillit d’un large sourire. Oh ! elle t’a souri, oh ! trop de chance ! Elle te reconnaît on dirait, s’exclame l’importune, avant de sentir confusément son insistance coupable. Trop tard, elle aurait dû tourner la langue sept fois dans sa bouche, comme sa grand-mère ne cesse de le lui rappeler. Elle ne peut ignorer dorénavant les larmes que les yeux de sa mère tentent de retenir, en bredouillant : Il faut qu’on y aille, bonne continuation, Joseph. Et ce n’est tellement pas elle ce « bonne continuation », cette jovialité convenue, ampoulée, même si on feint de s’en contenter. Sa fille se garde de tout commentaire, le vacher reconverti en louve lui souhaite aimablement la même chose, au revoir, au revoir, elles s’éloignent, et lui aussi.

Pourtant, habitué à tout commenter pour sa minuscule, il a bien du mal ensuite à convoquer les mots justes. Décrypter l’entrevue qui vient de se dérouler sur le trottoir est une entreprise épineuse. Un murmure sur la tête chaude du poussin tient lieu d’explication : Tu as compris, n’est-ce pas ? Il ne faut pas lui en vouloir, tu sais. Vous avez parcouru une fraction du parcours ensemble, pour la suite, c’est moi qui te donne la main et je ne la lâcherai que lorsque tu me le demanderas.

Adoubant sa proposition, le petit être serre de ses doigts graciles l’index tortueux du père et ils avancent ainsi, lentement, vers le dénouement de leur périple canadien.