L’Anamorphose du crâne, une pierre d’achoppement

 

Autre nœud de tension entre le visible et l’invisible, l’anamorphose se situe sur la « frontière esthétique » entre le spectateur et les deux protagonistes. Si l’attention de l’observateur est focalisée par cet objet informe, c’est bien vers lui que le regard des ambassadeurs se dirige.

Aucun des deux protagonistes, d’ailleurs, ne semble se soucier de l’objet énigmatique qui se trouve à leurs pieds.

Sur un plan purement formel, de plus, Holbein joue de la similitude entre la barrette de Jean de Dinteville, d’une part, et la forme de l’anamorphose, d’autre part. Il crée, à travers cette redondance formelle, et l’emplacement spatial au sein du tableau, des relations métaphoriques qui deviennent un système de références pour l’observateur.

En effet, Platon estimait que la tête de l’homme constituait sa part divine, en raison de sa forme arrondie et de sa position élevée. Aristote, quant à lui, écrivait, dans le livre consacré aux parties corporelles des animaux, que l’homme est le seul animal à se tenir debout, et donc à regarder de face ses interlocuteurs.

Erasme rappelle souvent que l’on combat pour sauver sa tète et que le corps peut être perçu comme un adversaire. Dans ce contexte, la présence de la tête de mort à terre n’en apparaît que plus surprenante.

Seule la référence à la pierre d’achoppement de l’Ancien Testament : « Que ton pied ne trébuche pas sur des pierres » (Psaumes, 91, 12) explique ce détail riche de sens. L’être humain, inconscient du caractère éphémère de son existence, trébuche sur la pierre biblique.

Le rapport entre les étymologies, lapis, la pierre, et lapsus, glisser, est tout à fait significatif. Ce jeu de mots fut relevé par Isidore de Séville (Etymologie, 16, 3), que l’on lisait beaucoup à l’époque, et qui le transmit par le dicton : « Lapis autem dictus, quod laedat pedem »  On dit ‘pierre’ (lapis), parce qu’elle blesse le pied »). C’est dans ce contexte que doit être mentionné Le Christ au Tombeau de Holbein : l’artiste a apposé sa signature au-dessus du pied du cadavre.

Le pied est considéré comme le membre inférieur du corps humain, car c’est par lui que l’homme foule la terre et la saleté.

L’anamorphose du crâne, comme pierre d’achoppement, permet rétrospectivement une nouvelle lecture de la gravure de Dürer, Le Chevalier, la Mort et le Diable (1513). Ici, le diable et la mort, représentée sous les traits d’un cadavre à demi putréfié, guettent le cavalier. Ce pèlerin sur des chemins éloignés de Dieu est l’image même du cavalier exposé aux dangers du monde. Seul le spectateur qui perçoit ces dangers peut en tirer une leçon. Dans cet effet de distanciation réside toute la tension de cette scène.