INTRODUCTION

 
 
 

à la mémoire de ma mère

 

La poésie de Hugo se confond avec sa poétique. Cela est spécialement vrai des grands recueils de l'exil, où le travail d'écriture va de pair avec la recherche d'une composition qui rende possible un tel travail, tout se passant comme si Hugo s'employait à inventer la textualité que le recueil doit mettre en œuvre. Ainsi Châtiments, dont le dernier poème écrit date d'octobre 1853 et qui paraît en novembre 1853, trouve son principe d'organisation en à peine un mois : à la mi-novembre de 1852 est écrit le poème-clef Sacer esto, suivi quelques jours après de Nox, et à la mi-décembre est achevé Ultima verba, suivi quelques jours après de Lux1. De son côté, la première série de La Légende des Siècles se constitue en l'espace de quelques semaines au printemps de 18592. Il ne s'agit pas là de l'architecture qui est donnée par Hugo à ces vastes ensembles, car à ce niveau de conception ce n'est pas en termes de livre, mais de texte que les choses sont envisagées. C'est pourquoi, avant de s'intéresser à la structure d'un recueil poétique de Hugo, il est indispensable d'en examiner la genèse, car l'œuvre chez lui est un chemin3.

Genèse

Les Contemplations illustrent exemplairement ce travail de la poésie sur elle-même. Jusqu'aux Mages, au printemps de 1855, Hugo ne semble pas avoir été entièrement maître du processus poétique de très grande ampleur qui, semaine après semaine, s'était mis en branle depuis l'hiver de 1853. Il en était d'autant moins maître que celui-ci s'était installé presque indépendamment de Hugo lui-même et eut pour premier et durable effet de le déposséder de sa relation à la parole. L'histoire est aujourd'hui bien connue4 : de passage à Jersey Delphine de Girardin initie les proscrits au spiritisme qui fait alors fureur dans les salons parisiens et le 11 septembre 1853 le premier esprit se manifeste : c'est la « fille morte5 ». L'émotion de la plupart des assistants est réelle, assez forte en tout cas pour qu'ils soient désormais accueillants à cette parole de l'inconnu. Reconnaissons que l'inconnu a tout fait pour que ses nouveaux auditeurs prêtent une oreille attentive, puisque, juste après la séance mémorable du 11 septembre où est intervenue Léopoldine, le lendemain c'est Badinguet, pas moins, qui visite les proscrits et leur tient des discours qui ne pouvaient que les satisfaire (il lit les Châtiments, éprouve du remords et annonce qu'il n'en a plus que pour deux ans). Sous d'aussi brillants auspices l'entreprise ne pouvait donc se poursuivre que de la manière la plus avantageuse. C'est ainsi qu'au cours de ce mois de septembre entreront en relation avec les proscrits Chateaubriand, le père Jésuite Roothan, Césarion, Racine, Dante, la Critique et la Poésie. Les deux mois suivants sont assez pauvres, les procès-verbaux sont insipides (cette impression est due aussi à l'absence de datation d'un grand nombre de séances). C'est en décembre que les choses sérieuses commencent, lorsque les poètes prennent la parole longuement6 : Chénier, le premier7, puis Shakespeare et Molière. Après, tous les hommes historiques du dictionnaire, accompagnés d'allégories et de personnages imaginaires, défileront à Jersey de jour comme de nuit. L'expérience continuera pendant près de deux ans, jusqu'en octobre 1855, quand l'un des participants, le docteur Jules Allix, sera victime d'une crise de folie. Tout au long de ces mois la table aura été interrogée et aura répondu laconiquement au début, pour se mettre par la suite à tenir des discours logorrhéiques lorsque, selon l'expression d'Auguste Vacquerie, elle se sentira comprise8. Au total c'est plus d'une centaine d'esprits qui auront pris la parole.

Hugo a immédiatement été sensible aux conséquences poétiques d'un tel phénomène, réel ou fantasmatique peu importe, sur sa propre œuvre ; il a, en particulier, senti aussitôt le danger qu'elles représentaient dans le domaine poétique et a veillé à ce que leurs discours n'empiètent pas sur son territoire9. Mais ce sont moins les déclarations de Hugo sur le phénomène ou sur l'identité des esprits que sa poésie même qu'il convient d'interroger pour comprendre ce que les Tables ont alors représenté pour lui et pour apprécier ce qui leur revient dans la création de cette époque.

À l'automne de 1853 l'inconnu, par l'intermédiaire des Tables, vient de prendre la parole : est-il situation plus poétique ? Mais comme jusqu'alors la poésie faisait coïncider un sujet et son discours, est-il situation qui le soit moins ? Que se passe-t-il lorsqu'un discours s'énonce en dehors de la référence à un sujet ? lorsque, pour détourner une formule célèbre, l'inconnu est le discours de l'autre, et que sa poétique se résumant à un « ça parle », le Moi non seulement n'est plus sujet, mais qu'il n'y a même plus de sujet comme instance du discours ? Ces questions, Hugo se les est posées pendant l'hiver de 1853-1854, et elles sont à l'origine des deux grands poèmes de cette époque : Abîme10 et surtout le monologue de Satan dans la nuit11, où l'on entend l'autre par excellence, l'Autre, Satan. Son identité, plus que négative, est altérée. C'est pourquoi ce qui caractérise sa parole, c'est avant tout qu'elle est impossible (il chante l'amour qu'il éprouve pour... Dieu). Cette parole surtout est celle d'un poète, qui n'arrive pas à faire œuvre poétique, et qui le déplore12. Son chant est un « chant d'enfer », énoncé par un sujet qui n'a pas la qualité d'un sujet. C'est un chant sans destinataire et frappé d'intransitivité.

Le Satan de janvier 1854 est la première manifestation de cette poésie sans poète qui voit le jour au cours de cet hiver. Le poème suscitera à son tour des textes pareillement inspirés par la conscience d'un manque, d'un défaut essentiel, celui du poète à sa parole. L'important est que dans tous ces textes la poésie ne soit rien d'autre qu'une voix qui se déploie presque en dehors de tout sujet, comme c'est le cas avec le Satan de janvier 1854, ou le poème de février 1854, Océan, qui est aussi, dans sa plus grande partie, un monologue vociféré par un forcené cosmique ; mais l'originalité de ce monologue, c'est qu'il semble échapper à tout principe de limitation. En fait, Océan est moins un poème, avec ce que cela suppose de cohérence, qu'une nébuleuse13.

L'activité de Hugo au printemps de 1854, de l'achèvement d'Océan à la mi-février jusqu'à l'achèvement au début du mois de mai de l'épisode de La Fin de Satan consacré à l'épopée de Nemrod et intitulé Le Glaive, est très révélatrice des enjeux qu'il fixe à son écriture poétique et des difficultés qu'il rencontre. Deux écritures poétiques sont en présence : une qui relève de l'épopée et une seconde qui relève du lyrisme, chacune d'elle s'éprouvant à l'autre. Mais quel que soit le type de poésie pratiquée, la préoccupation fondamentale et unique de Hugo à cette époque est d'arriver à rétablir une relation entre le Moi et sa parole, précisément à faire assumer au Moi une parole qui soit la sienne. Pendant ces semaines du printemps de 1854, Satan apparaît comme le double noir et défectif du Moi poétique dont Hugo est en quête : alors qu'il travaille à l'épisode de La Fin de Satan, Et nox facta est, qui décrit la chute du maudit dans le gouffre, il compose au mois de mars les deux longs poèmes d'Horror et de Dolor, qui transposent l'un et l'autre sur le mode lyrique la thématique du poème épique. S'établissent ainsi des parallèles très nets entre les textes14. Ainsi dans Dolor le poète semble faire le point sur l'expérience en cours et en tirer cette conclusion :

 

Homme, n'exige pas qu'on rompe le silence ;

Dis-toi : Je suis puni. Baisse la tête et pense.

 C'est assez de ce que tu vois

Une parole peut sortir du puits farouche ;

Ne la demande pas. Si l'abîme est la bouche,

 Ô Dieu, qu'est-ce donc que la voix15 ?

 

Cette voix qui peut « sortir du puits farouche », c'est évidemment celle de Satan, et maintenant Hugo voudrait la faire taire, mais il n'est pas possible de parler à sa place. Cela ne lui vient même pas à l'esprit : dans tous ces poèmes noirs de la fin du mois de mars 1854, il ne cesse de réclamer à l'inconnu le mot de l'énigme, sans envisager d'autre rôle pour lui-même que celui d'un auditeur. Pourtant, depuis le mois de janvier, les Tables sont devenues terriblement bavardes, certains esprits dictent même des vers, mais cela n'empêche pas Hugo de répéter que l'infini est muet. Autrement dit, si, malgré ces manifestations langagières de la nuit, qui sont des révélations de l'inconnu, Hugo affirme que tout est silence, cela implique que la parole ne peut exister que médiatisée par le poète – on s'en serait douté. D'un autre côté, Hugo ne peut usurper cette parole qui n'est pas la sienne, car alors il cesserait d'être lui-même. Aussi, retourne-t-il de nouveau, après ce qui n'aura été qu'un intermède de poésie à la première personne, vers l'épopée de Satan, qui, elle, s'écrit à la troisième personne16.

Poétique du lyrisme et poétique de l'épopée sont liées tout au long du printemps de 1854 dans l'entreprise de réappropriation de sa parole par le poète. À chaque nouvel état d'avancement de La Fin de Satan, Hugo écrit en effet à son éditeur, Hetzel, pour l'entretenir des Contemplations, c'est-à-dire au moins deux fois en l'espace de deux mois : le 26 mars, alors qu'il vient d'achever Et nox facta est et le 8 mai, alors qu'il vient d'achever l'épisode de Nemrod, Le Glaive17. Pourtant Les Contemplations n'existent pas encore et Hugo ne travaille qu'à La Fin de Satan. Une telle stratégie, qui est sans doute de nature quasi fantasmatique, permet de vérifier que le poème de Satan est le truchement imaginaire et poétique des futures Contemplations.

Le 24 juillet 1854 Hugo signe avec Hetzel le contrat des Contemplations. Or la signature du contrat à cette date est d'autant plus remarquable que le même jour Hugo a achevé Ibo, qui montre le poète en gloire, entreprenant la conquête du ciel – comme Nemrod, au début du mois de mai, s'embarquait sur sa fusée des temps bibliques pour conquêter le ciel bleu18. Seulement, au mois de juillet 1854, ce n'est plus un personnage de fiction qui est en scène, mais le Moi poétique.

Les Contemplations sont rendues possibles le jour où le Moi redevient poète et commencent à s'écrire le jour où la poésie trouve en lui son principe. C'est ce qui se passe dans le grand poème d'octobre 1854, Ce que dit la bouche d'ombre : comme l'indique le titre, il s'agit d'une poétique, et apparemment d'une poétique négative qui montre le poète dépossédé de sa parole. Le Moi n'est sujet que l'espace d'un vers, le deuxième, et dès le quatrième il devient objet et le restera presque jusqu'à la fin du poème. C'est donc le discours de l'autre qui s'entend et cette altérité est elle-même redoublée, puisque les premiers mots de l'esprit sont pour dire que la nature entière est douée de parole :

 
 

Le fait que la nature participe au Verbe devrait faire perdre de son prestige au poëte. Il n'est d'ailleurs même plus le maître du chant, puisqu'il est ici réduit au rôle d'auditeur passif d'une révélation. « Ce que dit la bouche d'ombre », c'est la religion des Tables telle qu'elle s'est constituée depuis plusieurs mois, et pour l'essentiel le poème est une paraphrase des discours qui ont été dictés par les esprits. Bien sûr, la poésie de Ce que dit la bouche d'ombre n'est pas comparable au charabia spirite, mais il n'empêche que la thématique et la philosophie du poème sont directement inspirées par les Tables. Pourquoi alors, Hugo, auparavant si jaloux de ses prérogatives de poète et si soucieux de ne pas se laisser influencer par les Tables, accepte-t-il maintenant d'être leur porte-parole très fidèle et très obéissant ? Un revirement aussi complet ne peut s'expliquer que par la constitution depuis Ibo d'un sujet poétique : dès lors qu'il y a un Moi à qui se réfère le discours, il n'y a aucun danger pour qu'au bout du compte la parole lui échappe : dans ce poème « ça parle », parce que de l'autre côté du miroir le Moi est le principe de la parole. Il en va de même à la fin de Ce que dit la bouche d'ombre, où dans les trois dernières pages le poète se réapproprie tout ce qui vient d'être dit20. La révélation spirite en tant que telle, en tant que parole autonome de l'inconnu, est donc à assez court terme condamnée au silence.

Le signe le plus visible que quelque chose de décisif s'est produit avec Ce que dit la bouche d'ombre est l'écriture aux mois d'octobre et de novembre 1854 de tout un cycle de poèmes ayant pour objet la nature de la poésie et la fonction du poète. Cet ensemble, écrit en à peine plus d'un mois21, est dominé par les pièces monumentales que sont Réponse à un acte d'accusation et Écrit en 1846, mais l'on ne saurait négliger des textes comme « Ô strophe du poète... » ou « Le poëme éploré se lamente... » ou encore « Oui, je suis le rêveur... », tous textes dont l'aspect métapoétique est tout de suite perceptible : dans ces poèmes de l'automne de 1854, il s'agit pour Hugo de se définir par rapport à la poésie et par rapport à son passé de poète. Car il lui faut s'inscrire dans une histoire qui légitime sa prise de parole.

Poétique et politique

La multiplication de poèmes comme Suite ou À André Chénier, qui constituent autant d'interrogations sur la relation du poète et de sa parole, ne saurait cependant faire oublier que les enjeux de cette réflexion sur la poésie ne sont pas tous de nature poétique. L'argumentation de Réponse à un acte d'accusation et Écrit en 1846 est essentiellement politique, en effet ; la poésie y est désignée comme une pratique idéologique : dans Réponse le poète assimile métaphoriquement la révolution romantique à la révolution française et c'est en se fondant, de façon métonymique, sur ses poèmes que l'accusateur du poète dénonce, dans Écrit, les idées politiques de ce dernier. L'aspect politique de ces deux textes est d'autant plus net puisqu'ils sont immédiatement contemporains du poème Saint-Arnaud22, achevé le 17 octobre 1854. Cette pièce, une des plus violentes jamais écrites par Hugo, n'est pas, malgré les apparences, à lire immédiatement dans la perspective de Châtiments ; à la date où elle est composée, elle se rattache bien plus étroitement à Ce que dit la bouche d'ombre, qui vient juste d'être achevé : alors que le grand poème spirite promet le pardon aux maudits et notamment aux criminels de l'histoire, la mort de l'un des hommes de main de Napoléon III permet opportunément à Hugo de tempérer cette générosité23 et de se désigner à lui-même les limites politiques du spiritisme qu'il pratique en poésie. Ainsi est-ce dans le poème dont l'inspiration semble si étrangère aux futures Contemplations, que la poétique qui s'élabore à partir de Ce que dit la bouche d'ombre, et dont on voit la première application dans Réponse à un acte d'accusation et Écrit en 1846, trouve à se formuler, Saint-Arnaud faisant pour ainsi dire office de plaque tournante entre le poème spirite et la série des arts poétiques, et mettant en perspective la poésie et le politique.

Le projet lui-même des Contemplations, lorsqu'il est exposé pour la première fois par Hugo à son éditeur Hetzel24, porte témoignage de la part politique qui entre dans sa conception et dans sa composition :

 

J'ai pensé, – et autour de moi c'est l'avis unanime, – qu'il m'était impossible de publier en ce moment un volume de poésie pure. Cela ferait l'effet d'un désarmement, et je suis plus armé et plus combattant que jamais. Les Contemplations en conséquence se composeront de deux volumes, premier volume : autrefois, poésie pure. Deuxième volume : aujourd'hui, flagellation de tous ces drôles et du drôle en chef. On pourrait vendre les deux volumes ensemble ou séparément au choix de l'acheteur25.

 

Assez rapidement, dès le 18 novembre, Hugo renoncera à cette idée, mais sans l'abandonner entièrement : d'abord, la partition entre poésie satirique et « poésie pure » se retrouvera à l'intérieur de l'œuvre poétique de 1852-1856 entre Châtiments et Les Contemplations ; ensuite cette division entre Autrefois et Aujourd'hui sera reprise dans le corps même des Contemplations. Cette reprise est essentielle à la compréhension du recueil de 1856, mais elle ne peut être pleinement comprise qu'une fois réapprécié le sens du lyrisme en ces années-là, et particulièrement en 1852, au moment où Hugo songe à un recueil intitulé Les Contemplations.

En réalité, le titre des Contemplations en 1852 n'est pas entièrement nouveau, il est apparu vers 1845. À cette époque Hugo envisageait un nouveau recueil de poésie lyrique, après Les Rayons et les ombres, qu'il aurait intitulé Les Contemplations d'Olympio. Qu'Olympio qui était le représentant, dans l'espace du lyrisme, du poète depuis Les Voix intérieures, en 1837, ait disparu avec l'exil n'est pas étonnant : le coup d'État a banni non seulement le poète, mais aussi le Moi lyrique et à la place de ce Moi c'est le Lui odieux de l'autre qui s'est installé. Depuis le 2 décembre la poésie de Hugo c'est Napoléon-le-Petit par Victor Hugo-le-grand26. Le seul Moi qui se manifeste au terme de Châtiments est désigné par le démonstratif « celui-là27 ». Littéralement le Moi a été confisqué par l'Autre et du même coup c'est la possibilité du lyrisme qui est profondément compromise. Il est vrai que Hugo, alors qu'il vient de mettre au point la textualité de Châtiments, écrit à Hetzel : « Ne vous attendez pas à ce que ce livre soit aussi impersonnel que Napoléon le Petit : il n'y a pas de poésie lyrique sans le moi28 » ; dans la réalité la part du lyrisme sera très réduite dans Châtiments, à moins qu'il ne faille comprendre par lyrisme, comme y invite cette déclaration à Hetzel, ce qui s'oppose à l'impersonnalité dénonciatrice d'une écriture historienne.

Dans cette optique l'écriture des Contemplations après Châtiments revêt une signification politique : si, au terme de Châtiments, Badinguet a réduit le poète à n'être dans le refus qu'il lui oppose qu'un farouche adversaire, la contrepartie dans l'ordre de la poésie, c'est que trois ans plus tard, dans Les Contemplations, le Moi, du fond de l'exil et de la mort, se retrouve sujet et fasse entendre maintenant, aujourd'hui, la parole lyrique dont hier, autrefois, il avait été dépossédé29. Si dans Châtiments le Moi est réduit à n'être une instance problématique (« je serai celui-là... »), qu'en projet, dans le futur, il parvient avec Les Contemplations à échapper à pareille réduction, en se réinventant lui-même. Car avec Les Contemplations, le poète, plutôt que Hugo, reconquiert un passé, une histoire, – son passé et son histoire, tels qu'il les recompose par la fiction poétique. Cette recomposition passe par le récit, par l'élaboration d'un récit, fondée notamment sur la mise en place d'une datation des poèmes qui dessine la courbe chronologique d'une vie et, par-delà, donne à celle-ci la trajectoire d'un destin.

Qu'un tel travail de soi sur soi-même obéisse à des motivations d'ordre poétique et d'ordre politique, on en a presque l'assurance dès lors que l'on s'attache à la signification de la césure qui traverse le recueil de part en part. Cette césure est double, puisqu'en 1852 c'est la date du 2 décembre qui devait séparer l'autrefois de la « poésie pure » de l'aujourd'hui de la « flagellation » des drôles, alors qu'en 1854 c'est autour de la date du 4 septembre 1843 que s'opère la distribution entre passé et présent. Une bonne part du sens des Contemplations passe par le rapport qui s'établit entre ces deux dates. L'une appartient à la sphère du privé et de l'intimité personnelle, l'autre à celle du public et de l'histoire, et pourtant chacune est réductible à l'autre, – non qu'il faille penser ce rapport en termes d'analogie ou d'homologie, le 4 septembre ne représentant pas dans l'existence du poète une rupture comparable au 2 décembre 1851 dans l'histoire de France, pour la simple raison que le 2 décembre est dans l'existence du poète une date elle-même aussi ruptrice que l'a été, huit ans plus tôt, le 4 septembre 1843. Il s'agit donc moins d'un déplacement de l'historique vers le familial ou d'une superposition de l'une et l'autre césure que d'une hésitation et d'une confusion savamment entretenues entre politique et poétique. Ainsi le caractère erratique de cette césure à l'intérieur du recueil de 1856 reproduit-il finalement la division envisagée en 1852 entre poésie lyrique et poésie politique, à ceci près que le lyrisme des Contemplations est désormais en lui-même de nature politique.

Contempler

Le lieu des Contemplations où apparaisse de la façon la plus évidente la réflexion de Hugo sur son recueil est occupé par le dernier poème du livre trois, Magnitudo parvi. Par la position qu'il occupe dans Les Contemplations, il reviendrait à ce texte de constituer le centre du recueil, si à elle seule sa poétique ne lui assignait cette fonction, puisque c'est là que se formule la théorie de la contemplation. Cette théorie est exposée dans le long développement de la troisième section du poème à propos d'un pâtre que le poète et sa fille aperçoivent au cours de leur promenade de nuit :

 
 

« Contempler les choses, /C'est finir par ne plus les voir » et « Voir, c'est rejeter » : la contemplation suppose l'occultation des choses, et cette occultation permet d'accéder à l'essence poétique du monde. Aussi n'est-il pas étonnant que le poète apparaisse sous les traits d'Œdipe, sauf qu'ici Œdipe s'aveugle préalablement, afin de pouvoir ensuite résoudre l'énigme31.

Au centre du recueil, Magnitudo parvi constitue le lieu du passage entre l'autrefois et l'aujourd'hui. De manière significative, le poète se met en scène accompagné de sa fille et le livre suivant, Pauca meæ, dont la première pièce reprend le motif final de Magnitudo parvi, est occupé tout entier à dire la perte de cette enfant : la contemplation ouvre au monde de la mort, de la disparition et du deuil, – à la substance même de la poésie. Les trois livres d'Aujourd'hui sont séparés des trois livres d'Autrefois par un abîme, le tombeau32. Ce tombeau est celui de Léopoldine, mais il est aussi celui de la poésie que creuse la contemplation, comme il est celui du poète, mort à lui-même et au monde.

Autour du poème de la contemplation toute la matière de la poésie se redistribue : « les luttes et les rêves » (livre III) se soldent par l'exil (livre V), l'« aurore » (livre I) aboutit à la nuit de l'infini (livre VI)33 et « l'âme en fleur » (livre II) éprouve la désolation des Pauca meæ (livre IV). Il ne s'agit pas d'un assombrissement progressif ni même d'une lumière noire qui se projette sur l'être avec plus d'intensité, mais d'une révélation – en grec, « apocalypse » – de l'essence des choses, de leur essence poétique. C'est sur une telle révélation que se clôt le livre :

 
 

« Fumées » est le dernier mot du recueil, mais ce n'est pas le mot de la fin, puisqu'il désigne dans l'acte de contempler le principe du dévoilement et de l'effacement de l'être et relance ainsi à l'infini le mouvement d'élucidation et d'occultation dont la poésie est promesse. Cette tension entre dévoilement et effacement, élucidation et occultation, qui est constitutive du projet de Hugo dans Les Contemplations, prend une forme particulière dans À celle qui est restée en France, puisque ce poème est chargé de boucler la textualité du recueil dans le double cercle de la poésie et de la poétique. Du point de vue de la poésie la raison d'être des Contemplations, s'il en était besoin, est donnée par la dédicace de l'ensemble à celle qui est à l'origine ; du point de vue de la poétique, le texte final du recueil montre le livre achevé et en train de se défaire sous les yeux de celle qui est morte35.

Au terme des Contemplations, cependant, c'est moins à l'intelligence et à la beauté du trajet poétique de Hugo que je serais sensible qu'à la bouleversante vérité humaine de cette poésie qui s'exprime dans la berceuse du monde sur laquelle s'achève le livre :

 

Dormez, vous qui saignez ; dormez, vous qui pleurez !

Douleurs, douleurs, douleurs, fermez vos yeux sacrés !

Tout est religion et rien n'est imposture.

 

Pierre LAFORGUE.


1 Sacer esto est daté du 14 novembre 1852, Nox du 16-22 novembre, Ultima verba du 14 décembre, Lux du 16-20 décembre. Le poème Stella dont l'objet est le rapport du poète à la poésie date, sans autre précision, de décembre 1852.

2 Le 17 mars Hugo achève Le Satyre, le 9 avril Pleine Mer-Plein Ciel, le 26 avril La Vision d'où est sorti ce livre et le 15 mai La Trompette du Jugement.

3 « Werk ist Weg », selon la puissante formule de Paul Klee qu'aime à citer Bernard Leuilliot.

4 Grâce aux travaux de M. Levaillant, La Crise mystique de Victor Hugo (1843-1856), José Corti, 1954, et surtout de J. Gaudon, Le Temps de la Contemplation, Flammarion [1969].

5 Les procès-verbaux des séances de Tables qui sont disponibles ont été édités au Club français du livre dans l'édition chronologique des Œuvres complètes de Hugo, sous la direction de Jean Massin, t. IX, 1968 [édition dorénavant désignée sous le sigle M, suivi de la tomaison et de la pagination].

6 Dante et Racine sont intervenus en septembre, mais ils n'ont à peu près rien dit.

7 Sur l'importance de Chénier et la signification poétique de son intervention voir P. Laforgue, « Hugo et Chénier : un dialogue d'outre-tombe », in Les Poètes sous la Terreur, Colloque international de Versailles, 25-26 mars 1994, actes à paraître en 1995 dans les Cahiers Roucher-Chénier.

8 Expression citée par Jean Gaudon, dans sa Présentation des Procès-verbaux (M, IX, 1169).

9 Par la suite sa position évoluera, notamment à partir du printemps 1854, à la suite de la séance capitale du 24 avril, lorsqu'il acceptera d'écrire des vers dont le Drame lui aura passé commande. Un poème comme Ce que dit la bouche d'ombre, très largement inspiré par les Tables, montre que le meilleur moyen pour le poète de maîtriser au sein de sa propre production littéraire une parole qui n'est pas la sienne est de l'accueillir et de la transformer en poésie : une fois ce grand texte achevé, il n'y aura plus d'autre poème spirite, – ce qui n'empêchera pas les Tables de continuer leurs discours.

10 Abîme est daté du 26 novembre 1853 et ne sera publié qu'en 1877 dans la nouvelle série de La Légende des Siècles. Ce poème met en scène différents êtres, de l'homme à Dieu, qui prennent successivement la parole dans l'espace métaphysico-cosmique de la nuit, mais la parole de chacun, sauf de Dieu, bien sûr, qui a le dernier mot, est infirmée par le suivant. Par le biais d'une transposition symbolique ce sont quelques-unes des interrogations suscitées par la prise de parole de l'inconnu qui sont ainsi problématisées, notamment celle-ci : quelle valeur ont les discours prononcés par les esprits, plus encore quel sens de tels discours peuvent-ils avoir les uns par rapport aux autres dès lors qu'aucune instance n'est là pour en autoriser la tenue et pour les rassembler au foyer d'une signification ?

11 Ce texte, achevé le 20 janvier 1854, s'intitulait alors simplement Satan ; c'est lorsque se constitua le projet d'une épopée ayant pour héros Satan et s'intitulant La Fin de Satan, que le monologue de Satan, amplifié, prit le titre de Satan dans la nuit. Sur le monologue de janvier 1854, voir Max Milner, Le Diable dans la littérature française, José Corti [1960], II, pp. 363-364, où se trouve reprise une argumentation de Jacques Beauverd.

12 Voir Hugo, La Fin de Satan, éd. d'Evelyn Blewer et de Jean Gaudon, Gallimard, « Poésie » [1984], pp. 211-212. La citation suivante se trouve p. 212. Ce monologue doit évidemment être rapproché d'Une Saison en enfer de Rimbaud, et notamment des épisodes intitulés Nuit de l'enfer et Vierge folle (Délires, I).

13 Voir Hugo, Œuvres complètes, M, IX, 670-692.

14 On comparera, par exemple, telle strophe d'Horror (« Depuis quatre mille ans que, courbé sous la haine ») avec le début d'Et nox facta est dans La Fin de Satan.

15 Hugo, Les Contemplations, VI, XVII, p. 331.

16 Sauf dans Satan dans la nuit, où le Je et le Lui s'altèrent réciproquement de façon si troublante.

17 Voir Hugo, Œuvres complètes, M, IX, 1075 et 1077.

18 Voir Hugo, La Fin de Satan, éd. cit., pp. 77-87.

19 Hugo, Les Contemplations, VI, XXVI, p. 362.

20 Voir Hugo, Les Contemplations, VI, XXVI, pp. 380-383 et la note 41 de ce poème.

21 Le premier de ces poèmes, À André Chénier, date du 14 octobre, c'est-à-dire du lendemain de l'achèvement de La Bouche d'ombre, et le dernier de la série est Écrit en 1846, le 17 novembre.

22 Ce poème prendra place dans l'édition de 1870 des Châtiments.

23 Sur le sens de Saint-Arnaud dans l'œuvre, cf. J. Gaudon, Le Temps de la Contemplation, Flammarion [1969], pp. 242-244, et en particulier ce jugement : « Sauver Satan ne veut pas dire qu'il faut être indulgent à Napoléon-le-Petit et à ses complices. » (p. 243)

24 Dans une lettre du 15 août 1852 à Hetzel Hugo avait déjà mentionné Les Contemplations (voir Correspondance entre Victor Hugo et P.-J. Hetzel, éd. p. p. S. Gaudon, Klincksieck, 1979, p. 127), mais il s'agissait alors uniquement du titre. Le titre lui-même était mentionné pour la première fois le 11 mars 1848.

25 Correspondance entre Victor Hugo et P.-J. Hetzel, op. cit., p. 146.

26 Voir dans Châtiments l'épigraphe indignée du poème L'homme a ri (III, 2) . Voir également le poème qui forme avec Sacer esto le centre de Châtiments, Ce que le poète se disait en 1848, s'intitulait primitivement A Ol[lympio] : ce changement de titre, en 1852-1853, dit assez clairement qu'Olympio est maintenant une figure du passé.

27 Voir Châtiments, Ultima verba (VII, XIV) : « Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là ! ». À rapprocher du « C'est moi », presque immédiatement donné, dans le poème initial des Feuilles d'automne, en 1831.

28 Hugo, Correspondance entre Victor Hugo et P.-J. Hetzel, op. cit., p. 206. Ce propos se trouve dans une lettre du 21 décembre 1852, c'est-à-dire à peine trois mois après l'idée d'un ouvrage en partie lyrique, en partie polémique intitulé Les Contemplations.

29 Là-dessus, voir P. Laforgue, « Poésie et poétique de l'exil : le livre cinquième des Contemplations », C.A.I.E.F., n° 43, 1991, pp. 101-103.

30 Hugo, Les Contemplations, III, XXX, p. 183.

31 Dans la notice qu'il consacre à Hugo dans Les Poètes français (1859), Baudelaire aura cette belle et juste formule : « [...] c'est surtout dans ces dernières années qu'il a subi l'influence métaphysique qui s'exhale de toutes ces choses, curiosité d'un Œdipe obsédé par d'innombrables Sphinx. » (Baudelaire, Œuvres complètes, II, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade [1976], p. 137.)

32 Hugo, Les Contemplations, Préface, p. 26.

33 Un moment le titre Nuit fut envisagé pour le livre VI. Mais on notera que cette nuit de l'infini est aussi celle qui s'étendait sur le monde au début de Châtiments, dans le poème liminaire du recueil de 1853, Nox.

34 Hugo, Les Contemplations, À celle qui est restée en France, p. 395.

35 Voir Hugo, Les Contemplations, À celle qui est restée en France, p. 393.