Livre deuxième

L'ÂME EN FLEUR1

I

 

PREMIER MAI

Tout conjugue le verbe aimer. Voici les roses2.

Je ne suis pas en train de parler d'autres choses3.

Premier mai ! l'amour gai, triste, brûlant, jaloux,

Fait soupirer les bois, les nids, les fleurs, les loups ;

L'arbre où j'ai, l'autre automne, écrit une devise,

La redit pour son compte et croit qu'il l'improvise ;

Les vieux antres pensifs, dont rit le geai moqueur,

Clignent leurs gros sourcils et font la bouche en cœur ;

L'atmosphère, embaumée et tendre, semble pleine

Des déclarations qu'au Printemps fait la plaine,

Et que l'herbe amoureuse adresse au ciel charmant.

A chaque pas du jour dans le bleu firmament,

La campagne éperdue, et toujours plus éprise,

Prodigue les senteurs, et dans la tiède brise

Envoie au renouveau ses baisers odorants ;

Tous ses bouquets, azurs, carmins, pourpres, safrans,

Dont l'haleine s'envole en murmurant : Je t'aime !

Sur le ravin, l'étang, le pré, le sillon même,

Font des taches partout de toutes les couleurs ;

Et, donnant les parfums, elle a gardé les fleurs ;

Comme si ses soupirs et ses tendres missives

Au mois de mai, qui rit dans les branches lascives,

Et tous les billets doux de son amour bavard,

Avaient laissé leur trace aux pages du buvard4 !

Les oiseaux dans les bois, molles voix étouffées,

Chantent des triolets et des rondeaux aux fées ;

Tout semble confier à l'ombre un doux secret ;

Tout aime, et tout l'avoue à voix basse ; on dirait

Qu'au nord, au sud brûlant, au couchant, à l'aurore,

La haie en fleur, le lierre et la source sonore,

Les monts, les champs, les lacs et les chênes mouvants,

Répètent un quatrain fait par les quatre vents.

 

Saint-Germain, 1er mai 18..

II

Mes vers fuiraient, doux et frêles5,

Vers votre jardin si beau,

Si mes vers avaient des ailes,

Des ailes comme l'oiseau.

 

Ils voleraient, étincelles,

Vers votre foyer qui rit,

Si mes vers avaient des ailes,

Des ailes comme l'esprit.

 

Près de vous, purs et fidèles,

Ils accourraient nuit et jour,

Si mes vers avaient des ailes,

Des ailes comme l'amour.

 

Paris, mars 18..

III

 

LE ROUET D'OMPHALE

Il est dans l'atrium, le beau rouet d'ivoire6.

La roue agile est blanche, et la quenouille est noire ;

La quenouille est d'ébène incrusté de lapis.

Il est dans l'atrium sur un riche tapis.

Un ouvrier d'Égine a sculpté sur la plinthe

Europe, dont un dieu n'écoute pas la plainte.

Le taureau blanc l'emporte. Europe, sans espoir,

Crie, et, baissant les yeux, s'épouvante de voir

L'Océan monstrueux qui baise ses pieds roses.

 

Juin 18..

IV

 

CHANSON

Si vous n'avez rien à me dire8,

Pourquoi venir auprès de moi ?

Pourquoi me faire ce sourire

Qui tournerait la tête au roi ?

Si vous n'avez rien à me dire,

Pourquoi venir auprès de moi ?

 

Mai 18..

V

HIER AU SOIR

Hier, le vent du soir, dont le souffle caresse9,

Nous apportait l'odeur des fleurs qui s'ouvrent tard ;

La nuit tombait ; l'oiseau dormait dans l'ombre épaisse.

Le printemps embaumait, moins que votre jeunesse ;

Les astres rayonnaient, moins que votre regard.

 
 

Moi, je parlais tout bas. C'est l'heure solennelle

Où l'âme aime à chanter son hymne le plus doux.

Voyant la nuit si pure et vous voyant si belle,

J'ai dit aux astres d'or : Versez le ciel sur elle !

Et j'ai dit à vos yeux : Versez l'amour sur nous !

 
 

Mai 18..

VI

LETTRE

Tu vois cela d'ici. Des ocres et des craies10 ;

Plaines où les sillons croisent leurs mille raies,

Chaumes à fleur de terre et que masque un buisson ;

Quelques meules de foin debout sur le gazon ;

De vieux toits enfumant le paysage bistre ;

Un fleuve qui n'est pas le Gange ou le Caystre11,

Pauvre cours d'eau normand troublé de sels marins ;

A droite, vers le nord, de bizarres terrains

Pleins d'angles qu'on dirait façonnés à la pelle ;

Voilà les premiers plans ; une ancienne chapelle

Y mêle son aiguille, et range à ses côtés

Quelques ormes tortus, aux profils irrités,

Qui semblent, fatigués du zéphyr qui s'en joue,

Faire une remontrance au vent qui les secoue.

Une grosse charrette, au coin de ma maison,

Se rouille ; et, devant moi, j'ai le vaste horizon

Dont la mer bleue emplit toutes les échancrures ;

Des poules et des coqs, étalant leurs dorures,

Causent sous ma fenêtre, et les greniers des toits

Me jettent, par instants, des chansons en patois.

Dans mon allée habite un cordier patriarche,

Vieux qui fait bruyamment tourner sa roue, et marche

A reculons, son chanvre autour des reins tordu.

J'aime ces flots où court le grand vent éperdu ;

Les champs à promener tout le jour me convient ;

Les petits villageois, leur livre en main, m'envient,

Chez le maître d'école où je me suis logé,

Comme un grand écolier abusant d'un congé.

Le ciel rit, l'air est pur ; tout le jour, chez mon hôte,

C'est un doux bruit d'enfants épelant à voix haute ;

L'eau coule, un verdier passe ; et, moi, je dis : Merci !

Merci, Dieu tout-puissant ! – Ainsi je vis ; ainsi,

Paisible, heure par heure, à petit bruit j'épanche

Mes jours, tout en songeant à vous, ma beauté blanche

J'écoute les enfants jaser, et, par moment,

Je vois en pleine mer passer superbement,

Au-dessus des pignons du tranquille village,

Quelque navire ailé qui fait un long voyage,

Et fuit, sur l'Océan, par tous les vents traqué,

Qui, naguère, dormait au port, le long du quai,

Et que n'ont retenu, loin des vagues jalouses,

Ni les pleurs des parents, ni l'effroi des épouses,

Ni le sombre reflet des écueils dans les eaux,

Ni l'importunité des sinistres oiseaux12.

 
 

Près le Tréport, juin 18..

VII

Nous allions au verger cueillir des bigarreaux13.

Avec ses beaux bras blancs en marbre de Paros,

Elle montait dans l'arbre et courbait une branche ;

Les feuilles frissonnaient au vent ; sa gorge blanche,

O Virgile, ondoyait dans l'ombre et le soleil ;

Ses petits doigts allaient chercher le fruit vermeil,

Semblable au feu qu'on voit dans le buisson qui flambe.

Je montais derrière elle ; elle montrait sa jambe,

Et disait : « Taisez-vous ! » à mes regards ardents ;

Et chantait. Par moments, entre ses belles dents,

Pareille, aux chansons près, à Diane farouche,

Penchée, elle m'offrait la cerise à sa bouche ;

Et ma bouche riait, et venait s'y poser,

Et laissait la cerise et prenait le baiser.

 
 

Triel, juillet 18..

VIII

Tu peux, comme il te plaît, me faire jeune ou vieux14.

Comme le soleil fait serein ou pluvieux

L'azur dont il est l'âme et que sa clarté dore,

Tu peux m'emplir de brume ou m'inonder d'aurore.

Du haut de ta splendeur, si pure qu'en ses plis,

Tu sembles une femme enfermée en un lis,

Et qu'à d'autres moments, l'œil qu'éblouit ton âme

Croit voir, en te voyant, un lis dans une femme,

Si tu m'as souri, Dieu ! tout mon être bondit !

Si, Madame, au milieu de tous, vous m'avez dit,

A haute voix : « Bonjour, Monsieur », et bas : « Je t'aime ! »

Si tu m'as caressé de ton regard suprême,

Je vis ! je suis léger, je suis fier, je suis grand ;

Ta prunelle m'éclaire en me transfigurant ;

J'ai le reflet charmant des yeux dont tu m'accueilles ;

Comme on sent dans un bois des ailes sous les feuilles,

On sent de la gaîté sous chacun de mes mots ;

Je cours, je vais, je ris ; plus d'ennuis, plus de maux ;

Et je chante, et voilà sur mon front la jeunesse !

Mais que ton cœur injuste, un jour, me méconnaisse ;

Qu'il me faille porter en moi, jusqu'à demain,

L'énigme de ta main retirée à ma main :

– Qu'ai-je fait ? qu'avait-elle ? Elle avait quelque chose.

Pourquoi, dans la rumeur du salon où l'on cause,

Personne n'entendant, me disait-elle vous ? – 

Si je ne sais quel froid dans ton regard si doux

A passé comme passe au ciel une nuée,

Je sens mon âme en moi toute diminuée ;

Je m'en vais courbé, las, sombre comme un aïeul ;

Il semble que sur moi, secouant son linceul,

Se soit soudain penché le noir vieillard Décembre ;

Comme un loup dans son trou, je rentre dans ma chambre ;

Le chagrin – âge et deuil, hélas ! ont le même air, – 

Assombrit chaque trait de mon visage amer,

Et m'y creuse une ride avec sa main pesante.

Joyeux, j'ai vingt-cinq ans ; triste, j'en ai soixante.

 

Paris, juin 18..

IX

EN ÉCOUTANT LES OISEAUX

Oh ! quand donc aurez-vous fini, petits oiseaux15,

De jaser au milieu des branches et des eaux,

Que nous nous expliquions et que je vous querelle

Rouge-gorge, verdier, fauvette, tourterelle,

Oiseaux, je vous entends, je vous connais. Sachez

Que je ne suis pas dupe, ô doux ténors cachés,

De votre mélodie et de votre langage.

Celle que j'aime est loin et pense à moi ; je gage,

O rossignol, dont l'hymne, exquis et gracieux,

Donne un frémissement à l'astre dans les cieux,

Que ce que tu dis là, c'est le chant de son âme.

Vous guettez les soupirs de l'homme et de la femme,

Oiseaux ; quand nous aimons et quand nous triomphons,

Quand notre être, tout bas, s'exhale en chants profonds,

Vous, attentifs, parmi les bois inaccessibles,

Vous saisissez au vol ces strophes invisibles,

Et vous les répétez tout haut, comme de vous ;

Et vous mêlez, pour rendre encor l'hymne plus doux,

A la chanson des cœurs le battement des ailes ;

Si bien qu'on vous admire, écouteurs infidèles,

Et que le noir sapin murmure aux vieux tilleuls :

« Sont-ils charmants d'avoir trouvé cela tout seuls ! »

Et que l'eau, palpitant sous le chant qui l'effleure,

Baise avec un sanglot le beau saule qui pleure ;

Et que le dur tronc d'arbre a des airs attendris ;

Et que l'épervier rêve, oubliant la perdrix,

Et que les loups s'en vont songer auprès des louves !

« Divin ! » dit le hibou ; le moineau dit : « Tu trouves ? »

Amour, lorsqu'en nos cœurs tu te réfugias,

L'oiseau vint y puiser ; ce sont ces plagiats,

Ces chants qu'un rossignol, belles, prend sur vos bouches,

Qui font que les grands bois courbent leurs fronts farouches,

Et que les lourds rochers, stupides et ravis,

Se penchent, les laissant piller le chènevis,

Et ne distinguent plus, dans leurs rêves étranges,

La langue des oiseaux de la langue des anges.

Caudebec, septembre 183.

X

Mon bras pressait ta taille frêle16 

Et souple comme le roseau ;

Ton sein palpitait comme l'aile

 D'un jeune oiseau.

 

Longtemps muets, nous contemplâmes

Le ciel où s'éteignait le jour.

Que se passait-il dans nos âmes ?

 Amour ! Amour !

 

Comme un ange qui se dévoile,

Tu me regardais, dans ma nuit,

Avec ton beau regard d'étoile,

 Qui m'éblouit.

 

Forêt de Fontainebleau, juillet 18..

XI

Les femmes sont sur la terre17

Pour tout idéaliser ;

L'univers est un mystère

Que commente leur baiser.

 

Ressemblant, tout enlaidie,

A mon amour qui te fuit18,

N'est plus que la maladie

D'une bête dans la nuit.

 

Paris, avril 18..

XII

 

ÉGLOGUE

Nous errions, elle et moi, dans les monts de Sicile19.

Elle est fière pour tous et pour moi seul docile.

Les cieux et nos pensers rayonnaient à la fois.

Oh ! comme aux lieux déserts les cœurs sont peu farouches !

Que de fleurs aux buissons, que de baisers aux bouches,

 Quand on est dans l'ombre des bois !

 

En ce même moment, un titan centenaire,

Qui venait d'y rouler sous vingt coups de tonnerre,

Se tordait dans ce gouffre où le jour n'ose entrer ;

Et d'horribles vautours au bec impitoyable,

Attirés par le bruit de sa chute effroyable,

 Commençaient à le dévorer.

 

Alors, elle me dit : « J'ai peur qu'on ne nous voie !

Cherchons un antre afin d'y cacher notre joie !

Vois ce pauvre géant ! nous aurions notre tour !

Car les dieux envieux qui l'ont fait disparaître,

Et qui furent jaloux de sa grandeur, peut-être

  Seraient jaloux de notre amour ! »

 

Septembre 18..

XIII

Viens ! – une flûte invisible21

Soupire dans les vergers. – 

La chanson la plus paisible

Est la chanson des bergers.

 
 

Les Metz, août 18..

XIV

BILLET DU MATIN

Si les liens des cœurs ne sont pas des mensonges22,

Oh ! dites, vous devez avoir eu de doux songes,

Je n'ai fait que rêver de vous toute la nuit.

Et nous nous aimions tant ! Vous me disiez : « Tout fuit,

Tout s'éteint, tout s'en va ; ta seule image reste. »

Nous devions être morts dans ce rêve céleste ;

Il semblait que c'était déjà le paradis.

Oh ! oui, nous étions morts, bien sûr ; je vous le dis.

Nous avions tous les deux la forme de nos âmes.

Tout ce que l'un de l'autre, ici-bas nous aimâmes

Composait notre corps de flamme et de rayons,

Et, naturellement, nous nous reconnaissions.

Il nous apparaissait des visages d'aurore

Qui nous disaient : « C'est moi ! » la lumière sonore

Chantait ; et nous étions des frissons et des voix.

Vous me disiez : « Écoute ! » et je répondais : « Vois ! »

Je disais : « Viens-nous-en dans les profondeurs sombres ;

Vivons ; c'est autrefois que nous étions des ombres. »

Et, mêlant nos appels et nos cris : « Viens ! oh ! viens ! »

« Et moi, je me rappelle, et toi, tu te souviens. »

Éblouis, nous chantions : – C'est nous-mêmes qui sommes

Tout ce qui nous semblait, sur la terre des hommes,

Bon, juste, grand, sublime, ineffable et charmant ;

Nous sommes le regard et le rayonnement ;

Le sourire de l'aube et l'odeur de la rose,

C'est nous ; l'astre est le nid où notre aile se pose ;

Nous avons l'infini pour sphère et pour milieu,

L'éternité pour âge ; et notre amour, c'est Dieu.

Paris, juin 18..

XV

PAROLES DANS L'OMBRE

Elle disait : C'est vrai, j'ai tort de vouloir mieux23 ;

Les heures sont ainsi très doucement passées ;

Vous êtes là ; mes yeux ne quittent pas vos yeux,

Où je regarde aller et venir vos pensées.

 

Vous voir est un bonheur ; je ne l'ai pas complet.

Sans doute, c'est encor bien charmant de la sorte !

Je veille, car je sais tout ce qui vous déplaît,

A ce que nul fâcheux ne vienne ouvrir la porte ;

 

Je me fais bien petite, en mon coin, près de vous ;

Vous êtes mon lion, je suis votre colombe ;

J'entends de vos papiers le bruit paisible et doux ;

Je ramasse parfois votre plume qui tombe ;

 

Sans doute, je vous ai ; sans doute, je vous voi.

La pensée est un vin dont les rêveurs sont ivres,

Je le sais ; mais, pourtant, je veux qu'on songe à moi.

Quand vous êtes ainsi tout un soir dans vos livres,

 

Paris, octobre 18..

XVI

L'hirondelle au printemps cherche les vieilles tours24,

Débris où n'est plus l'homme, où la vie est toujours ;

La fauvette en avril cherche, ô ma bien-aimée,

La forêt sombre et fraîche et l'épaisse ramée,

La mousse, et, dans les nœuds des branches, les doux toits

Qu'en se superposant font les feuilles des bois.

Ainsi fait l'oiseau. Nous, nous cherchons, dans la ville,

Le coin désert, l'abri solitaire et tranquille,

Le seuil qui n'a pas d'yeux obliques et méchants,

La rue où les volets sont fermés ; dans les champs,

Nous cherchons le sentier du pâtre et du poëte ;

Dans les bois, la clairière inconnue et muette

Où le silence éteint les bruits lointains et sourds.

L'oiseau cache son nid, nous cachons nos amours.

 

Fontainebleau, juin 18..

XVII

 

SOUS LES ARBRES

Ils marchaient à côté l'un de l'autre ; des danses25 

Troublaient le bois joyeux ; ils marchaient, s'arrêtaient,

Parlaient, s'interrompaient, et, pendant les silences,

Leurs bouches se taisant, leurs âmes chuchotaient.

 

Juin 18..

XVIII

Je sais bien qu'il est d'usage26 

D'aller en tous lieux criant

Que l'homme est d'autant plus sage

Qu'il rêve plus de néant ;

 

Et Pharsale et Trasimène27,

Et tout ce que les Nérons

Font voler de cendre humaine

Dans le souffle des clairons !

 

Je sais que c'est la coutume

D'adorer ces nains géants

Qui, parce qu'ils sont écume,

Se supposent océans ;

 

Et de croire à la poussière,

A la fanfare qui fuit,

Aux pyramides de pierre,

Aux avalanches de bruit.

 

Moi, je préfère, ô fontaines,

Moi, je préfère, ô ruisseaux,

Au Dieu des grands capitaines

Le Dieu des petits oiseaux !

 

O mon doux ange, en ces ombres

Où, nous aimant, nous brillons,

Au Dieu des ouragans sombres

Qui poussent les bataillons,

 

Au Dieu des vastes armées,

Des canons au lourd essieu,

Des flammes et des fumées,

Je préfère le bon Dieu !

 
 

Chelles, septembre 18..

XIX

N'ENVIONS RIEN

O femme, pensée aimante28 

 Et cœur souffrant,

Vous trouvez la fleur charmante

 Et l'oiseau grand ;

 

Et les roses sont moins belles

 Que les houris29 ;

Et les oiseaux ont moins d'ailes

 Que les esprits !

 

Août 18..

XX

 

IL FAIT FROID

L'hiver blanchit le dur chemin30.

Tes jours aux méchants sont en proie.

La bise mord ta douce main ;

La haine souffle sur ta joie.

 

La neige emplit le noir sillon.

La lumière est diminuée... – 

Ferme ta porte à l'aquilon !

Ferme ta vitre à la nuée !

 

Et puis laisse ton cœur ouvert !

Le cœur, c'est la sainte fenêtre.

Le soleil de brume est couvert ;

Mais Dieu va rayonner peut-être !

 

Doute du bonheur, fruit mortel ;

Doute de l'homme plein d'envie ;

Doute du prêtre et de l'autel ;

Mais crois à l'amour, ô ma vie !

 

Crois à l'amour, toujours entier,

Toujours brillant sous tous les voiles !

A l'amour, tison du foyer !

A l'amour, rayon des étoiles !

 
 

Décembre 18..

XXI

XXII

Aimons toujours ! aimons encore32 !

Quand l'amour s'en va, l'espoir fuit.

L'amour, c'est le cri de l'aurore,

L'amour, c'est l'hymne de la nuit.

 

Ce que le flot dit aux rivages,

Ce que le vent dit aux vieux monts,

Ce que l'astre dit aux nuages,

C'est le mot ineffable : Aimons !

 

L'amour fait songer, vivre et croire.

Il a, pour réchauffer le cœur,

Un rayon de plus que la gloire,

Et ce rayon, c'est le bonheur !

 

Aime ! qu'on les loue ou les blâme,

Toujours les grands cœurs aimeront :

Joins cette jeunesse de l'âme

A la jeunesse de ton front !

 

Aime, afin de charmer tes heures !

Afin qu'on voie en tes beaux yeux

Des voluptés intérieures

Le sourire mystérieux !

Mai 18..

XXIII

APRÈS L'HIVER

Tout revit, ma bien aimée33 !

Le ciel gris perd sa pâleur ;

Quand la terre est embaumée,

Le cœur de l'homme est meilleur.

 

En haut, d'où l'amour ruisselle,

En bas, où meurt la douleur,

La même immense étincelle

Allume l'astre et la fleur.

 
 
 

Juin 18..

XXIV

Que le sort, quel qu'il soit, vous trouve toujours grande34 !

 Que demain soit doux comme hier !

Qu'en vous, ô ma beauté, jamais ne se répande

 Le découragement amer,

Ni le fiel, ni l'ennui des cœurs qui se dénouent,

Ni cette cendre, hélas ! que sur un front pâli,

 Dans l'ombre, à petit bruit secouent

 Les froides ailes de l'oubli !

Laissez, laissez brûler pour vous, ô vous que j'aime,

 Mes chants dans mon âme allumés !

Vivez pour la nature, et le ciel, et moi-même !

 Après avoir souffert, aimez !

Laissez entrer en vous, après nos deuils funèbres,

L'aube, fille des nuits, l'amour, fils des douleurs,

 Tout ce qui luit dans les ténèbres,

 Tout ce qui sourit dans les pleurs !

Octobre 18..

XXV

Je respire où tu palpites35,

Tu sais ; à quoi bon, hélas !

Rester là si tu me quittes,

Et vivre si tu t'en vas ?

 

A quoi bon vivre, étant l'ombre

De cet ange qui s'enfuit ?

A quoi bon, sous le ciel sombre,

N'être plus que de la nuit ?

 

Je suis la fleur des murailles

Dont avril est le seul bien.

Il suffit que tu t'en ailles

Pour qu'il ne reste plus rien.

 

Tu m'entoures d'auréoles ;

Te voir est mon seul souci.

Il suffit que tu t'envoles

Pour que je m'envole aussi.

 

Si tu pars, mon front se penche ;

Mon âme au ciel, son berceau,

Fuira, car dans ta main blanche

Tu tiens ce sauvage oiseau.

Août 18..

XXVI

CRÉPUSCULE

L'étang mystérieux, suaire aux blanches moires36,

Frissonne ; au fond du bois la clairière apparaît ;

Les arbres sont profonds et les branches sont noires ;

Avez-vous vu Vénus à travers la forêt ?

 

Chelles, août 18..

XXVII

LA NICHÉE SOUS LE PORTAIL

Oui, va prier à l'église37,

Va ; mais regarde en passant,

Sous la vieille voûte grise,

Ce petit nid innocent.

 

Lagny, juin 18..

XXVIII

UN SOIR QUE JE REGARDAIS LE CIEL

Elle me dit, un soir, en souriant38 :

– Ami, pourquoi contemplez-vous sans cesse

Le jour qui fuit, ou l'ombre qui s'abaisse,

Ou l'astre d'or qui monte à l'orient ?

Que font vos yeux là-haut ? je les réclame.

Quittez le ciel ; regardez dans mon âme !

 
 

Dans ce ciel vaste, ombre où vous vous plaisez,

Où vos regards démesurés vont lire,

Qu'apprendrez-vous qui vaille mon sourire ?

Qu'apprendras-tu qui vaille nos baisers ?

Oh ! de mon cœur lève les chastes voiles.

Si tu savais comme il est plein d'étoiles !

 
 

Que de soleils ! vois-tu, quand nous aimons,

Tout est en nous un radieux spectacle.

Le dévouement, rayonnant sur l'obstacle,

Vaut bien Vénus qui brille sur les monts.

Le vaste azur n'est rien, je te l'atteste ;

Le ciel que j'ai dans l'âme est plus céleste !

 
 

C'est beau de voir un astre s'allumer.

Le monde est plein de merveilleuses choses.

Douce est l'aurore et douces sont les roses.

Rien n'est si doux que le charme d'aimer !

La clarté vraie et la meilleure flamme,

C'est le rayon qui va de l'âme à l'âme !

 
 

L'amour vaut mieux, au fond des antres frais,

Que ces soleils qu'on ignore et qu'on nomme.

Dieu mit, sachant ce qui convient à l'homme,

Le ciel bien loin et la femme tout près.

Il dit à ceux qui scrutent l'azur sombre :

« Vivez ! aimez ! le reste, c'est mon ombre ! »

 

Montf., septembre 18.. – Brux., janvier 18..


1 L'expression « l'âme en fleur » se trouve pour la première fois dans le poème XXVI des Feuilles d'automne. Le titre n'a été fixé définitivement qu'en juin 1855. Auparavant Hugo avait songé à : Aimer ; Amour ; Les rayons du cœur ; Solus cum sola ; Quelques vers dans l'ombre ; Soupirs dans l'ombre ; Ce qu'on murmure dans l'ombre ; Milieu du jour ; Ce qu'on murmure dans la forêt à deux ; duo ; les soupirs du fond de l'âme (J.-R.).

2 Ms : 29 mars 1855.

3 Être en train de : être disposé à (Littré, cité par J.-R.).

4 Cette rime de buvard/bavard constituera en 1861 le titre d'un chapitre des Misérables (IV, XV, 1).

5 Ms : 22 mars 1841.

6 Ms : 20 juin 1843.

7 Représentation métaphorique du vers hugolien (S.).

8 Ms : 12 juillet 1846.

9 Ms : 4 juin 1843.

10 Ms : 15 mai 1839. Texte écrit par un poète qui cherche à rivaliser avec le peintre. Sur ce poème, voir l'article d'Y. Gohin, « Tu vois cela d'ici ».

11 Fleuve d'Asie mineure, cité par Virgile (Géorg., I, 384).

12 Translittération plutôt que traduction du importunæque volucres de Virgile (Géorg., I, 470).

13 Ms : 5 juin 1853.

14 Ms : 16 juin 1855.

15 Ms : 10 juin 1855. À rapprocher de I, XVIII et de II, XXVII.

16 Ms : 25 août 1834.

17 Ms : 7 avril 1855.

18 La proposition relative a ici une valeur hypothétique.

19 Ms : 28 7bre [septembre] 1846. La Sicile est le lieu traditionnel de l'églogue depuis Théocrite et Virgile.

20 Offenser : blesser.

21 Ms : 8 7bre [septembre] 1846. Souvenir de 1834 : pendant que Hugo et sa famille logeaient aux Roches chez les Bertin, Juliette se trouvait à peu de distance de là, aux Metz.

22 Ms : 14 avril 1855.

23 Ms : 3 novembre 1846.

24 Ms : pas de date.

25 Ms : 21 octobre 1854.

26 Ms : 17 juin 1855.

27 Pharsale : victoire de César sur Pompée (48 avant J.-C.) ; Trasimène : victoire d'Hannibal sur les Romains (217 avant J.-C).

28 Ms : 20 août 1854 

29 Dans le Coran les houris sont les vierges promises aux combattants en récompense dans l'au-delà.

30 Ms : 31 décembre 1838.

31 Ms : 27 juillet 1846.

32 Ms : mai 1843. Poème envoyé, dans un premier état, à Juliette, pour sa fête, le 21 mai 1843.

33 Ms : 18 juin 1855.

34 10 octobre 1842.

35 1er Xbre [décembre] (1854, d'après J.-R.).

36 Ms : 20 février 1854. Jersey.

37 Ms : 17 juin 1855.

38 Ms : 26 janvier 1846. La double localisation est complexe ; elle porte le sens. À Bruxelles, en 1852, le poète tire les leçons, s'il y en a, de ce qu'il avait vu et vécu à Montfermeil : l'exil vient « creuser » (Les Feuilles d'automne, XXIX, 1er vers) les rêveries et le souvenir des années 1840. C'est, en particulier, le poème-phare de ces années, Tristesse d'Olympio, qui subit une sorte de réexamen dans ce texte. Avant d'en venir à la contemplation cosmique de Magnitudo parvi, le poète met en scène la contemplation du passé, plus qu'il ne s'y abîme.

39 Cette coupe est celle du roi de Thulé.